Joseph Balsamo – Tome II (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 11La possédée

Tout le fracas de ces chars retentissants, tout le bruit de
ces cloches chantant à pleines volées, tous ces roulements de tambours joyeux, toute
cette majesté, reflet des majestés du monde perdu pour elle,glissèrent sur l’âme
de Madame Louise et vinrent expirer, comme le flot inutile, au pied des murs de
sa cellule.

Quand le roi fut parti, après avoir inutilement essayé de
rappeler en père et en souverain, c’est-à-dire par un sourire auquel
succédèrent des prières qui ressemblaient à des ordres, sa fille au monde ;
quand la dauphine, que frappa du premier coup d’œil cette grandeur d’âme
véritable de son auguste tante, eut disparu avec son tourbillon de courtisans, la
supérieure des carmélites fit descendre les tentures, enlever les fleurs, détacher
les dentelles.

De toute la communauté encore émue, elle seule ne sourcilla
point quand les lourdes portes du couvent, un instant ouvertes sur le monde, roulèrent
pesamment et se refermèrent avec bruit entre le monde et la solitude.

Puis elle fit venir la trésorière.

– Pendant ces deux jours de désordre, demanda-t-elle, les
pauvres ont-ils reçu les aumônes accoutumées ?

– Oui, Madame.

– Les malades ont-ils été visités comme de coutume ?

– Oui, Madame.

– A-t-on congédié les soldats un peu rafraîchis ?

– Tous ont reçu le pain et le vin que Madame avait fait préparer.

– Ainsi rien n’est en souffrance dans la maison ?

– Rien, Madame.

Madame Louise s’approcha de la fenêtre et aspira doucement
la fraîcheur embaumée qui montait du jardin sur l’aile humide des heures voisines
de la nuit.

La trésorière attendait respectueusement que l’auguste abbesse
donnât un ordre ou un congé.

Madame Louise, Dieu seul sait à quoi songeait la pauvre
recluse royale en ce moment, Madame Louise effeuillait des roses à haute tige
qui montaient jusqu’à sa fenêtre, et des jasmins qui tapissaient les murailles
de la cour.

Tout à coup un violent coup de pied de cheval ébranla la
porte des communs et fit tressaillir la supérieure.

– Qui donc est resté à Saint-Denis de tous les seigneurs de
la cour ? demanda Madame Louise.

– Son Éminence le cardinal de Rohan, Madame.

– Les chevaux sont-ils donc ici ?

– Non, Madame, ils sont au chapitre de l’abbaye, où il passera
la nuit.

– Qu’est-ce donc que ce bruit, alors ?

– Madame, c’est le bruit que fait le cheval de l’étrangère.

– Quelle étrangère ? demanda Madame Louise cherchant à
rappeler ses souvenirs.

– Cette Italienne qui est venue hier au soir demander l’hospitalité
à Son Altesse.

– Ah ! c’est vrai. Où est-elle ?

– Dans sa chambre ou à l’église.

– Qu’a-t-elle fait depuis hier ?

– Depuis hier, elle a refusé toute nourriture, excepté le
pain, et toute la nuit elle a prié dans la chapelle.

– Quelque grande coupable, sans doute ! dit la
supérieure fronçant le sourcil.

– Je l’ignore, Madame, elle n’a parlé à personne.

– Quelle femme est-ce ?

– Belle et d’une physionomie douce et fière à la fois.

– Ce matin, pendant la cérémonie, où se tenait-elle ?

– Dans sa chambre, près de sa fenêtre, où je l’ai vue, abritée
derrière ses rideaux, fixer sur chaque personne un regard plein d’anxiété, comme
si dans chaque personne qui entrait elle eût craint un ennemi.

– Quelque femme de ce pauvre monde où j’ai vécu, où j’ai
régné. Faites entrer.

La trésorière fit un pas pour se retirer.

– Ah ! sait-on son nom ? demanda la princesse.

– Lorenza Feliciani.

– Je ne connais personne de ce nom, dit Madame Louise rêvant ;
n’importe, introduisez cette femme.

La supérieure s’assit dans un fauteuil séculaire ; il
était de bois de chêne, avait été sculpté sous Henri II et avait servi aux neuf
dernières abbesses des carmélites.

C’était un tribunal redoutable, devant lequel avaient tremblé
bien des pauvres novices, prises entre le spirituel et le temporel.

La trésorière entra un moment après, amenant l’étrangère au
long voile que nous connaissons déjà.

Madame Louise avait l’œil perçant de la famille ; cet œil
fut fixé sur Lorenza Feliciani du moment où elle entra dans le cabinet :
mais elle reconnut dans la jeune femme tant d’humilité, tant de grâce, tant de
beauté sublime, elle vit enfin tant d’innocence dans ses grands yeux noirs
noyés de larmes encore récentes, que ses dispositions envers elle,d’hostiles
qu’elles étaient d’abord, devinrent bienveillantes et fraternelles.

– Approchez, madame, dit la princesse, et parlez.

La jeune femme fit un pas en tremblant et voulut mettre un
genou en terre.

La princesse la releva.

– N’est-ce pas vous, madame, dit-elle, qu’on appelle Lorenza
Feliciani ?

– Oui, Madame.

– Et vous désirez me confier un secret ?

– Oh ! j’en meurs de désir !

– Mais pourquoi n’avez-vous pas recours au tribunal de la
pénitence ? Je n’ai pouvoir que de consoler, moi ; un prêtre console
et pardonne.

Madame Louise prononça ces derniers mots en hésitant.

– Je n’ai besoin que de consolation, Madame, répondit Lorenza,
et d’ailleurs c’est à une femme seulement que j’oserais dire ce que j’ai à vous
raconter.

– C’est donc un récit bien étrange que celui que vous allez
me faire ?

– Oui, bien étrange. Mais écoutez-moi patiemment, Madame ;
c’est à vous seule que je puis parler, je vous le répète, parce que vous êtes
toute puissante, et qu’il me faut presque le bras de Dieu pour me détendre.

– Vous défendre ! Mais on vous poursuit donc ?
Mais on vous attaque donc ?

– Oh ! oui, Madame, oui, l’on me poursuit, s’écria l’étrangère
avec un indicible effroi.

– Alors, madame, réfléchissez à une chose, dit la princesse,
c’est que cette maison est un couvent et non une forteresse ;c’est que
rien de ce qui agite les hommes n’y pénètre que pour s’éteindre ; c’est
que rien de ce qui peut les servir contre les autres hommes ne s’y trouve ;
ce n’est point ici la maison de la justice, de la force et de la répression, c’est
tout simplement la maison de Dieu.

– Oh ! voilà, voilà ce que je cherche justement, dit
Lorenza. Oui, c’est la maison de Dieu, car dans la maison de Dieu seulement je
puis vivre en repos.

– Mais Dieu n’admet pas les vengeances ; comment
voulez-vous que nous vous vengions de votre ennemi ?Adressez-vous aux
magistrats.

– Les magistrats ne peuvent rien, Madame, contre celui que
je redoute.

– Qu’est-il donc ? fit la supérieure avec un secret et
involontaire effroi.

Lorenza se rapprocha de la princesse sous l’empire d’une
mystérieuse exaltation.

– Ce qu’il est, Madame ? dit-elle. C’est, j’en suis
certaine, un de ces démons qui font la guerre aux hommes, et que Satan, leur
prince, a doués d’une puissance surhumaine.

– Que me dites-vous là ? fit la princesse en regardant
cette femme pour bien s’assurer qu’elle n’était pas folle.

– Et moi, moi ! oh ! malheureuse que je suis !
s’écria Lorenza en tordant ses beaux bras, qui semblaient moulés sur ceux d’une
statue antique ; moi, je me suis trouvée sur le chemin de cet homme !
et moi, moi, je suis…

– Achevez.

Lorenza se rapprocha encore de la princesse ; puis, tout
bas, et comme épouvantée elle-même de ce qu’elle allait dire :

– Moi, je suis possédée ! murmura-t-elle.

– Possédée ! s’écria la princesse ; voyons, madame,
dites, êtes-vous dans votre bon sens, et ne seriez-vous point… ?

– Folle, n’est-ce pas ? c’est ce que vous voulez dire.
Non, je ne suis pas folle, mais je pourrais bien le devenir si vous m’abandonnez.

– Possédée ! répéta la princesse.

– Hélas ! hélas !

– Mais, permettez-moi de vous le dire, je vous vois en toutes
choses semblable aux autres créatures les plus favorisées de Dieu ; vous
paraissez riche, vous êtes belle, vous vous exprimez raisonnablement, votre
visage ne porte aucune trace de cette terrible et mystérieuse maladie qu’on
appelle la possession.

– Madame, c’est dans ma vie, c’est dans les aventures de
cette vie que réside le secret sinistre que je voudrais me cacher à moi-même.

– Expliquez-vous, voyons. Suis-je donc la première à qui
vous parlez de votre malheur ? Vos parents, vos amis ?

– Mes parents ! s’écria la jeune femme en croisant les
mains avec douleur ; pauvres parents ! les reverrai-je jamais ?
Des amis, ajouta-t-elle avec amertume, hélas ! Madame, est-ce que j’ai des
amis !

– Voyons, procédons par ordre, mon enfant, dit Madame Louise
essayant de tracer un chemin aux paroles de l’étrangère. Quels sont vos parents,
et comment les avez-vous quittés ?

– Madame, je suis romaine, et j’habitais Rome avec eux. Mon
père est de vieille noblesse ; mais, comme tous les patriciens de Rome, il
est pauvre. J’ai de plus ma mère et un frère aîné. En France,m’a-t-on dit, lorsqu’une
famille aristocratique comme l’est la mienne a un fils et une fille, on
sacrifie la dot de la fille pour acheter l’épée du fils. Chez nous,on sacrifie
la fille pour pousser le fils dans les ordres. Or, je n’ai, moi,reçu aucune
éducation, parce qu’il fallait faire l’éducation de mon frère, qui étudie, comme
disait naïvement ma mère, afin de devenir cardinal.

– Après ?

– Il en résulte, Madame, que mes parents s’imposèrent tous
les sacrifices qu’il était en leur pouvoir de s’imposer pour aider mon frère, et
que l’on résolut de me faire prendre le voile chez les carmélites de Subiaco.

– Et vous, que disiez-vous ?

– Rien, Madame. Dès ma jeunesse, on m’avait présenté cet
avenir comme une nécessité. Je n’avais ni force ni volonté. On ne me consultait
pas, d’ailleurs, on ordonnait, et je n’avais pas autre chose à faire que d’obéir.

– Cependant…

– Madame, nous n’avons, nous autres filles romaines, que
désirs et impuissance. Nous aimons le monde comme les damnés aiment le paradis,
sans le connaître. D’ailleurs, j’étais entourée d’exemples qui m’eussent
condamnée si l’idée m’était venue de résister, mais elle ne me vint pas. Toutes
les amies que j’avais connues et qui, comme moi, avaient des frères, avaient
payé leur dette à l’illustration de la famille. J’aurais été mal fondée à me
plaindre ; on ne me demandait rien qui sortît des habitudes générales. Ma
mère me caressa un peu plus seulement, quand le jour s’approcha pour moi de la
quitter.

« Enfin le jour où je devais commencer mon noviciat arriva,
mon père réunit cinq cents écus romains destinés à payer ma dot au couvent, et
nous partîmes pour Subiaco.

« Il y a huit à neuf lieues de Rome à Subiaco ;
mais les chemins de la montagne sont si mauvais, que, cinq heures après notre
départ, nous n’avions fait encore que trois lieues. Cependant le voyage, tout
fatigant qu’il était en réalité, me plaisait. Je lui souriais comme à mon
dernier bonheur, et tout le long du chemin je disais tout bas adieu aux arbres,
aux buissons, aux pierres, aux herbes desséchées même. Qui savait si là-bas, au
couvent, il y avait de l’herbe, des pierres, des buissons et des arbres !

« Tout à coup, au milieu de mes rêves, et comme nous passions
entre un petit bois et une masse de rochers crevassés, la voiture s’arrêta, j’entendis
ma mère pousser un cri, mon père fit un mouvement pour saisir des pistolets.
Mes yeux et mon esprit retombèrent du ciel sur la terre ; nous étions
arrêtés par des bandits.

– Pauvre enfant ! dit Madame Louise, qui prenait de
plus en plus intérêt à ce récit.

– Eh bien, vous le dirai-je, Madame ? je ne fus pas
fort effrayée, car ces hommes nous arrêtaient pour notre argent, et l’argent qu’ils
allaient nous prendre était destiné à payer ma dot au couvent. S’il n’y avait plus
de dot, mon entrée au couvent était retardée pour tout le temps qu’il faudrait
à mon père pour en trouver une autre, et je savais la peine et le temps que ces
cinq cents écus avaient coûté à réunir.

« Mais quand, après ce premier butin partagé, au lieu
de nous laisser continuer notre route, les bandits s’élancèrent surmoi, quand
je vis les efforts de mon père pour me défendre, quand je vis les larmes de ma
mère pour les supplier, je compris qu’un grand malheur, qu’un malheur inconnu
me menaçait, et je me mis à crier miséricorde, par ce sentiment naturel qui
vous porte à appeler au secours ; car je savais bien que j’appelais inutilement,
et que dans ce lieu sauvage personne ne m’entendrait.

« Aussi, sans s’inquiéter de mes cris, des larmes de ma
mère, des efforts de mon père, les bandits me lièrent les mains derrière le dos,
et, me brûlant de leurs regards hideux que je compris alors tant la terreur me
faisait clairvoyante, ils se mirent, avec des dés qu’ils tirèrent de leur poche,
à jouer sur le mouchoir de l’un d’eux.

« Ce qui m’effraya le plus, c’est qu’il n’y avait point
d’enjeu sur l’ignoble tapis.

« Pendant le temps que les dés passèrent de main en
main, je frissonnai ; car je compris que j’étais la chose qu’ils jouaient.

« Tout à coup, l’un d’eux, poussant un rugissement de
triomphe, se leva, tandis que les autres blasphémaient en grinçant des dents, courut
à moi, me saisit dans ses bras et posa ses lèvres sur les miennes.

« Le contact d’un fer rouge ne m’eût point fait pousser
un cri plus déchirant.

« – Oh ! la mort, la mort, mon Dieu !m’écriai-je.

« Ma mère se roulait sur la terre, mon père s’évanouit.

« Je n’avais plus qu’un espoir : c’est que l’un ou
l’autre des bandits qui avaient perdu me tuerait, dans un moment de rage, d’un
coup du couteau qu’ils serraient dans leurs mains crispées.

« J’attendais le coup, je l’espérais, je l’invoquais.

« Tout à coup un homme à cheval parut dans le sentier.

« Il avait parlé bas à une des sentinelles, qui l’avait
laissé passer en échangeant un signe avec lui.

« Cet homme, de taille moyenne, d’une physionomie imposante,
d’un coup d’œil résolu, continua de s’avancer calme et tranquille au pas ordinaire
de son cheval.

« Arrivé en face de moi, il s’arrêta.

« Le bandit, qui déjà m’avait prise dans ses bras, et
qui commençait à m’emmener, se retourna au premier coup de sifflet que cet
homme donna dans le manche de son fouet.

« Le bandit me laissa glisser jusqu’à terre.

« – Viens ici, dit l’inconnu.

« Et, comme le bandit hésitait, l’inconnu forma un angle
avec son bras, posa deux doigts écartés sur sa poitrine. Et, comme si ce signe
eût été l’ordre d’un maître tout-puissant, le bandit s’approcha de l’inconnu.

« Celui-ci se pencha à l’oreille du bandit, et tout bas
prononça ce mot :

« – Mac.

« Il ne prononça que ce seul mot, j’en suis sûre, moi
qui regardais comme on regarde le couteau qui va vous tuer, moi qui écoutais
comme on écoute quand la parole qu’on attend doit être la mort ou la vie.

« – Benac, répondit le brigand.

« Puis, dompté comme un lion et rugissant comme lui, il
revint à moi, détacha la corde qui me liait les poignets, et alla en faire
autant à mon père et à ma mère.

« Alors, comme l’argent était déjà partagé, chacun vint
à son tour déposer sa part sur une pierre. Pas un écu ne manqua aux cinq cents
écus.

« Pendant ce temps, je me sentais revivre aux bras de
mon père et de ma mère.

« – Maintenant, allez…, dit l’inconnu aux bandits.

« Les bandits obéirent et rentrèrent dans le bois jusqu’au
dernier.

« – Lorenza Feliciani, dit alors l’étranger en me
couvrant de son regard surhumain, continue ta route maintenant, tues libre.

« Mon père et ma mère remercièrent l’étranger qui me
connaissait, et que nous ne connaissions pas, nous. Puis ils remontèrent dans
la voiture. Je les suivis comme à regret, car je ne sais quelle puissance
étrange, irrésistible m’attirait vers mon sauveur.

« Lui était resté immobile à la même place, comme pour
continuer de nous protéger.

« Je l’avais regardé tant que j’avais pu le voir, et ce
n’est que lorsque je l’eus perdu de vue tout à fait que l’oppression qui serrait
ma poitrine disparut.

« Deux heures après, nous étions à Subiaco.

– Mais quel était donc cet homme extraordinaire ? demanda
la princesse, émue de la simplicité de ce récit.

– Daignez encore m’écouter, Madame, dit Lorenza. Hélas !
tout n’est pas fini !

– J’écoute, dit Madame Louise.

La jeune femme continua :

– Nous arrivâmes à Subiaco deux heures après cet événement.

« Pendant toute la route, nous n’avions fait que nous
entretenir, mon père, ma mère et moi, de ce singulier sauveur qui nous était
venu tout à coup, mystérieux et puissant, comme un envoyé du ciel.

« Mon père, moins crédule que moi, le soupçonnait chef
d’une de ces bandes qui, bien que divisées en fragments autour de Rome, relèvent
de la même autorité, et sont inspectées de temps en temps par le chef suprême, lequel,
investi d’une autorité absolue, récompense, punit et partage.

« Mais moi, moi qui cependant ne pouvais lutter d’expérience
avec mon père ; moi qui obéissais à mon instinct, qui subissais le pouvoir
de ma reconnaissance, je ne croyais pas, je ne pouvais pas croire que cet homme
fût un bandit.

« Aussi, dans mes prières de chaque soir à la Vierge, je
consacrais une phrase destinée à appeler les grâces de la madone sur mon
sauveur inconnu.

« Dès le même jour, j’entrai au couvent. La dot était retrouvée,
rien n’empêchait qu’on ne m’y reçût. J’étais plus triste, mais aussi plus résignée
que jamais. Italienne et superstitieuse, cette idée m’était venue que Dieu
tenait à me posséder pure, entière et sans tache, puisqu’il m’avait délivrée de
ces bandits, suscités sans doute par le démon pour souiller la couronne d’innocence
que Dieu seul devait détacher de mon front. Aussi m’élançai-je avec toute l’ardeur
de mon caractère dans les empressements de mes supérieurs et de mes parents. On
me fit adresser une demande au souverain pontife à l’effet de me voir dispensée
du noviciat. Je l’écrivis, je la signai. Elle avait été rédigée par mon père
dans les termes d’un si violent désir, que Sa Sainteté crut voir dans cette
demande l’ardente aspiration d’une âme dégoûtée du monde vers la solitude. Elle
accorda tout ce qu’on lui demandait, et le noviciat d’un an, de deux ans quelquefois
pour les autres, fut, par faveur spéciale, fixé pour moi à un mois.

« On m’annonça cette nouvelle, qui ne me causa ni
douleur ni joie. On eût dit que j’étais déjà morte au monde, et que l’on opérait
sur un cadavre auquel son ombre impassible survivait seule.

« Quinze jours on me tint renfermée, de crainte que l’esprit
mondain me vînt saisir. Vers le matin de ce quinzième jour, je reçus l’ordre de
descendre à la chapelle avec les autres sœurs.

« En Italie, les chapelles des couvents sont des
églises publiques. Le pape ne croit pas sans doute qu’il soit permis à un prêtre
de confisquer Dieu en quelque endroit qu’il se manifeste à ses adorateurs.

« J’entrai dans le chœur, et je pris ma stalle. Il y
avait entre les toiles vertes qui fermaient les grilles de ce chœur, ou plutôt
qui affectaient de les fermer, il y avait, dis-je, un espace assez grand pour
que l’on distinguât la nef.

« Je vis, par cet espace donnant pour ainsi dire sur la
terre, un homme demeuré seul debout au milieu de la foule prosternée. Cet homme
me regardait, ou plutôt il me dévorait des yeux. Je sentis alors cet étrange
mouvement de malaise que j’avais déjà éprouvé ; cet effet surhumain qui m’attirait
pour ainsi dire hors de moi-même, comme à travers une feuille de papier, une
planche, un plat même, j’avais vu mon frère attirer une aiguille avec un fer
aimanté.

« Hélas ! vaincue, subjuguée, sans force contre
cette attraction, je me penchai vers lui, je joignis les mains comme on les
joint devant Dieu, et des lèvres et du cœur à la fois je lui dis :

« – Merci, merci !

« Mes sœurs me regardèrent avec surprise ; elles n’avaient
rien compris à mon mouvement, rien compris à mes paroles ;elles suivirent
la direction de mes mains, de mes yeux, de ma voix. Elles se haussèrent sur
leurs stalles pour regarder à leur tour dans la nef. Je regardai aussi en
tremblant.

« L’étranger avait disparu.

« Elles m’interrogèrent, mais je ne sus que rougir, pâlir
et balbutier.

« Depuis ce moment, Madame, s’écria Lorenza avec désespoir,
depuis ce moment, je suis au pouvoir du démon !

– Je ne vois rien de surnaturel en tout cela cependant, ma sœur,
répondit la princesse avec un sourire ; calmez-vous donc et continuez.

– Oh ! parce que vous ne pouvez pas sentir ce que j’éprouvais,
moi.

– Qu’éprouvâtes-vous ?

– La possession tout entière : mon cœur, mon âme, ma raison,
le démon possédait tout.

– Ma sœur, j’ai bien peur que ce démon ne fût l’amour !
dit Madame Louise.

– Oh ! l’amour ne m’eût point fait souffrir ainsi, l’amour
n’eût point oppressé mon cœur, l’amour n’eût point secoué tout mon corps comme
le vent d’orage fait d’un arbre, l’amour ne m’eût pas donné la mauvaise pensée
qui me vint.

– Dites cette mauvaise pensée, mon enfant.

– J’aurais dû tout avouer à mon confesseur, n’est-ce pas,Madame ?

– Sans doute.

– Eh bien, le démon qui me possédait me souffla tout bas, au
contraire, de garder le secret. Pas une religieuse, peut-être,n’était entrée
dans le cloître sans laisser dans le monde qu’elle abandonnait un souvenir d’amour,
beaucoup avaient un nom dans le cœur en invoquant le nom de Dieu.Le directeur
était habitué à de pareilles confidences. Eh bien, moi, si pieuse,si timide, si
candidement innocente, moi qui, avant ce fatal voyage de Subiaco,n’avais
jamais échangé une seule parole avec un autre homme que mon frère,moi qui
depuis lors n’avais croisé que deux fois mon regard avec l’inconnu,je me
figurai, Madame, qu’on m’attribuerait avec cet homme une de ces intrigues qu’avant
de prendre le voile chacune de nos sœurs avait eues avec leurs regrettés
amants.

– Mauvaise pensée, en effet, dit Madame Louise ; mais c’est
encore un démon bien innocent que celui qui n’inspire à la femme qu’il possède
que de semblables pensées. Continuez.

– Le lendemain, on me demanda au parloir. Je descendis ;
je trouvai une de mes voisines de la via Frattina, à Rome, jeune femme qui me regrettait
beaucoup, parce que chaque soir nous causions et chantions ensemble.

« Derrière elle, auprès de la porte, un homme enveloppé
d’un manteau l’attendait comme eût fait un valet. Cet homme ne se tourna point
vers moi ; cependant, moi, je me tournai vers lui. Il ne me parla point, et
cependant je le devinai ; c’était encore mon protecteur inconnu.

« Le même trouble que j’avais déjà éprouvé se répandit
dans mon cœur. Je me sentis tout entière envahie par la puissance de cet homme.
Sans les barreaux qui me retenaient captive, j’eusse bien certainement été à
lui. Il y avait dans l’ombre de son manteau des rayonnements étranges qui m’éblouissaient.
Il y avait dans son silence obstiné des bruits entendus de moi seule, et qui me
parlaient une langue harmonieuse.

« Je pris sur moi-même toute la puissance que je
pouvais avoir, et demandai à ma voisine de la via Frattina que l était cet homme
qui l’accompagnait.

« Elle ne le connaissait point. Son mari devait venir
avec elle ; mais, au moment de partir, il était rentré accompagné de cet
homme, et lui avait dit :

« – Je ne puis te conduire à Subiaco, mais voici mon
ami qui t’accompagnera.

« Elle n’en avait pas demandé davantage, tant elle
avait envie de me revoir, et elle était venue dans la compagnie de l’inconnu.

« Ma voisine était une sainte femme ; elle vit
dans un coin du parloir une madone qui avait la réputation d’être fort miraculeuse,
elle ne voulut point sortir sans y avoir fait sa prière, elle alla s’agenouiller
devant elle.

« Pendant ce temps, l’homme entra sans bruit, s’approcha
lentement de moi, ouvrit son manteau et plongea ses regards dans les miens
comme il eût fait de deux rayons ardents.

« J’attendais qu’il parlât ; ma poitrine se
soulevait pour ainsi dire, montant comme une vague au-devant de sa parole ;
mais il se contenta d’étendre ses deux mains au-dessus de ma tête en les
approchant de la grille qui nous séparait. Aussitôt, une extase inouïe s’empara
de moi ; il me souriait. Je lui rendis son sourire tout enfermant les yeux
comme écrasée sous une langueur infinie. Pendant ce temps, comme s’il n’avait
pas désiré autre chose que de s’assurer de sa puissance sur moi, il disparut ;
à mesure qu’il s’éloignait, je reprenais mes sens ; cependant j’étais
encore sous l’empire de cette étrange hallucination, quand ma voisine de la via
Frattina, ayant achevé sa prière, se releva, prit congé de moi,m’embrassa et
sortit à son tour.

« En me déshabillant le soir, je trouvai sous ma guimpe
un billet qui contenait seulement ces trois lignes :

« À Rome, celui qui aime une religieuse est puni de
mort. Donnerez vous la mort à qui vous devez la vie ? »

« De ce jour, Madame, la possession fut complète, car
je mentis à Dieu, en ne lui avouant pas que je songeais à cet homme autant et
plus qu’à lui. »

Lorenza, effrayée elle-même de ce qu’elle venait de dire,s’arrêta
pour interroger la physionomie si douce et si intelligente de la princesse.

– Tout cela n’est point de la possession, dit Madame Louise
de France avec fermeté. C’est une malheureuse passion, je vous le répète, et, je
vous l’ai dit, les choses du monde ne doivent point entrer jusqu’ici, sinon à l’état
de regrets.

– Des regrets, Madame ? s’écria Lorenza. Quoi !
vous me voyez en larmes, en prières, vous me voyez à genoux vous suppliant de
me soustraire au pouvoir infernal de cet homme, et vous me demandez si j’ai des
regrets ? Oh ! j’ai plus que des regrets ; j’ai des remords !

– Cependant, jusqu’à cette heure…, dit Madame Louise.

– Attendez, attendez jusqu’au bout, fit Lorenza, et alors ne
me jugez pas trop sévèrement, je vous en supplie, Madame.

– L’indulgence et la douceur me sont recommandées, et je
suis aux ordres de la souffrance.

– Merci ! oh ! merci ! vous êtes
véritablement l’ange consolateur que j’étais venue chercher.

« Nous descendions à la chapelle trois jours par
semaine ; à chacun de ces offices, l’inconnu assista. J’avais voulu
résister ; j’avais dit que j’étais malade ; j’avais résolu que je ne
descendrais point. Faiblesse humaine ! quand venait l’heure,je descendais
malgré moi, et, comme si une force supérieure à ma volonté m’eût poussée, alors,
s’il n’était point arrivé, j’avais quelques instants de calme et de bien-être ;
mais, à mesure qu’il approchait, je le sentais venir. J’aurais pu dire :
il est à cent pas, il est au seuil de la porte, il est dans l’église, et cela
sans regarder de son côté ; puis, dès qu’il était arrivé à sa place
accoutumée, mes yeux fussent-ils fixés sur mon livre de prières pour l’invocation
la plus sainte, mes yeux se détournaient pour s’arrêter sur lui.

« Alors, si longtemps que se prolongeât l’office, je ne
pouvais plus lire ni prier. Toute ma pensée, toute ma volonté,toute mon âme
étaient dans mes regards, et tous mes regards étaient pour cet homme, qui, je
le sentais bien, me disputait à Dieu.

« D’abord, je n’avais pu le regarder sans crainte ;
ensuite, je le désirai ; enfin, je courus avec la pensée au-devant de lui.
Et souvent, comme on voit dans un songe, il me semblait le voir la nuit dans la
rue ou le sentir passer sous ma fenêtre.

« Cet état n’avait point échappé à mes compagnes. La
supérieure en fut avertie ; elle prévint ma mère. Trois jours avant celui
où je devais prononcer mes vœux, je vis entrer dans ma cellule les trois seuls
parents que j’eusse au monde : mon père, ma mère, mon frère.

« Ils venaient pour m’embrasser encore une fois,disaient-ils,
mais je vis bien qu’ils avaient un autre but, car, restée seule avec moi, ma
mère m’interrogea. Dans cette circonstance, il est facile de reconnaître l’influence
du démon, car, au lieu de lui tout dire, comme j’eusse dû le faire,je niai
tout obstinément.

« Le jour où je devais prendre le voile était venu au
milieu d’une étrange lutte que je soutenais en moi-même, désirant et redoutant
l’heure qui me donnerait tout entière à Dieu, et sentant bien que,si le démon
avait quelque tentative suprême à faire sur moi, ce serait à cette heure
solennelle qu’il l’essayerait.

– Et cet homme étrange ne vous avait pas écrit depuis la
première lettre que vous trouvâtes dans votre guimpe ? demanda la
princesse.

– Jamais, Madame.

– À cette époque, vous ne lui aviez jamais parlé ?

– Jamais, sinon mentalement.

– Ni écrit ?

– Oh ! jamais.

– Continuez. Vous en étiez au jour où vous prîtes le voile.

– Ce jour-là, comme je le disais à Votre Altesse, je devais
enfin voir finir mes tortures ; car, tout mêlé qu’il était d’une douceur
étrange, c’était un supplice inimaginable pour une âme restée chrétienne que l’obsession
d’une pensée, d’une forme toujours présente et imprévue, toujours railleuse par
l’à-propos qu’elle mettait à m’apparaître juste dans mes moments de lutte
contre elle et par son obstination à me dominer alors invinciblement. Aussi il
y avait des moments où j’appelais cette heure sainte de tous mes vœux. Quand je
serai à Dieu, me disais-je, Dieu saura bien me défendre, comme il m’a défendue
lors de l’attaque des bandits. J’oubliais que, lors de l’attaque des bandits, Dieu
ne m’avait défendue que par l’entremise de cet homme.

« Cependant, l’heure de la cérémonie était venue. J’étais
descendue à l’église, pâle, inquiète, et cependant moins agitée que d’habitude ;
mon père, ma mère, mon frère, cette voisine de la via Frattina qui m’était venue
voir, tous nos autres amis étaient dans l’église, tous les habitants des
villages voisins étaient accourus, car le bruit s’était répandu que j’étais
belle, et une belle victime, dit-on, est plus agréable au Seigneur.L’office
commença.

« Je le hâtais de tous mes vœux, de toutes mes prières,
car il n’était pas dans l’église, et je me sentais, lui absent,assez maîtresse
de mon libre arbitre. Déjà le prêtre se tournait vers moi, me montrant le
Christ auquel j’allais me consacrer, déjà j’étendais les bras vers ce seul et
unique Sauveur donné à l’homme, quand le tremblement habituel qui m’annonçait son
approche commença d’agiter mes membres, quand le coup qui comprimait ma
poitrine m’indiqua qu’il venait de mettre le pied sur le seuil de l’église, quand
enfin l’attraction irrésistible amena mes yeux du côté opposé à l’autel, quelques
efforts qu’ils fissent pour rester fidèles au Christ.

« Mon persécuteur était debout près de la chaire et
plus appliqué que jamais à me regarder.

« De ce moment, je lui appartenais ; plus d’office,
plus de cérémonie, plus de prières.

« Je crois que l’on me questionna selon le rite, mais
je ne répondis pas. Je me souviens que l’on me tira par le bras et que je
vacillai comme une chose inanimée que l’on déplace de sa base. On me montra des
ciseaux sur lesquels un rayon du soleil venait refléter son éclair terrible :
l’éclair ne me fit pas sourciller. Un instant après, je sentis le froid du fer
sur mon cou, le grincement de l’acier dans ma chevelure.

« En ce moment, il me sembla que toutes les forces me
manquaient, que mon âme s’élançait de mon corps pour aller à lui,et je tombai
étendue sur la dalle, non pas, chose étrange, comme une personne évanouie, mais
comme une personne prise de sommeil. J’entendis un grand murmure puis je devins
sourde, muette, insensible. La cérémonie fut interrompue avec un épouvantable
tumulte. »

La princesse joignit les mains avec compassion.

– N’est-ce pas, dit Lorenza, que c’est là un terrible événement,
et dans lequel il est facile de reconnaître l’intervention de l’ennemi de Dieu
et des hommes ?

– Prenez garde, dit la princesse avec un accent de tendre
compassion, prenez garde, pauvre femme, je crois que vous avez trop de pente à
attribuer au merveilleux ce qui n’est que l’effet d’une faiblesse naturelle. En
voyant cet homme, vous vous êtes évanouie, et voilà tout ; il n’y a rien
autre chose ; continuez.

– Oh ! Madame, Madame, ne me dites pas cela, s’écria Lorenza,
ou, du moins, attendez, pour porter un jugement, que vous ayez tout entendu.
Rien de merveilleux ! continua-t-elle ; mais alors n’est-ce pas, je
fusse revenue à moi, dix minutes, un quart d’heure, une heure après mon évanouissement ?
Je me serais entretenue avec mes sœurs, j’aurais repris courage et foi parmi
elles ?

– Sans doute, dit Madame Louise. Eh bien ! n’est-ce pas
ainsi que la chose est arrivée ?

– Madame, dit Lorenza d’une voix sourde et accélérée, lorsque
je revins à moi, il faisait nuit. Un mouvement rapide et saccadé me fatiguait
depuis quelques minutes. Je soulevai ma tête, croyant être sous la voûte de la
chapelle ou sous les rideaux de ma cellule. Je vis des rochers, des arbres, des
nuages ; puis, au milieu de tout cela, je sentais une haleine tiède qui me
caressait le visage, je crus que la sœur infirmière me prodiguait ses soins, et
je voulus la remercier… Madame, ma tête reposait sur la poitrine d’un homme, et
cet homme était mon persécuteur. Je portai les yeux et les mains sur moi-même
pour m’assurer si je vivais ou du moins si je veillais. Je poussai un cri. J’étais
vêtue de blanc. J’avais sur le front une couronne de roses blanches, comme une
fiancée ou comme une morte.

La princesse poussa un cri ; Lorenza laissa tomber sa
tête dans ses deux mains.

– Le lendemain, continua en sanglotant Lorenza, le lendemain
je vérifiai le temps qui s’était écoulé : nous étions au mercredi. J’étais
donc restée pendant trois jours sans connaissance ; pendant ces trois
jours, j’ignore entièrement ce qui s’est passé.

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