Joseph Balsamo – Tome II (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 21L’élixir de vie

Balsamo, demeuré seul, vint écouter à la porte de Lorenza.

Elle dormait d’un sommeil égal et doux.

Il entrouvrit alors un guichet fixé en dehors et la
contempla quelque temps dans une douce et tendre rêverie. Puis,repoussant le
guichet et traversant la chambre que nous avons décrite et qui séparait l’appartement
de Lorenza du cabinet de physique, il s’empressa d’aller éteindre ses fourneaux,
en ouvrant un immense conduit qui dégagea toute la chaleur par la cheminée, et
donna passage à l’eau d’un réservoir placé sur la terrasse.

Puis, serrant précieusement dans un portefeuille de maroquin
noir le reçu du cardinal :

– La parole des Rohan est bonne, murmura-t-il, mais pour moi
seulement, et là-bas il est bon que l’on sache à quoi j’emploie l’or des
frères.

Ces paroles s’éteignaient sur ses lèvres, quand trois coups
secs, frappés au plafond, lui firent lever la tête.

– Oh ! oh ! dit-il, voici Althotas qui m’appelle.

Puis, comme il donnait de l’air au laboratoire, rangeait
toute chose avec méthode, replaçait la plaque sur les briques, les coups
redoublèrent.

– Ah ! il s’impatiente ; c’est bon signe.

Balsamo prit une longue tringle de fer, et frappa à son
tour.

Puis il alla détacher de la muraille un anneau de fer, et, au
moyen d’un ressort qui se détendit, une trappe se détacha du plafond et s’abaissa
jusqu’au sol du laboratoire. Balsamo se plaça au centre de la machine, qui, au
moyen d’un autre ressort, remonta doucement, enlevant son fardeau avec la même
facilité que les gloires de l’opéra enlèvent les dieux et les déesses, et l’élève
se trouva chez le maître.

Cette nouvelle habitation du vieux savant pouvait avoir de
huit à neuf pieds de hauteur sur seize de diamètre ; elle était éclairée
par le haut à la manière des puits et hermétiquement fermée sur les quatre
façades.

Cette chambre était, comme on le voit, un palais relativement
à son habitation dans la voiture.

Le vieillard était assis dans son fauteuil roulant, au
centre d’une table de marbre taillée en fer à cheval, et encombrée de tout un
monde, ou plutôt de tout un chaos de plantes, de fioles, d’outils,de livres, d’appareils
et de papiers chargés de caractères cabalistiques.

Il était si préoccupé qu’il ne se dérangea point quand Balsamo
apparut.

La lumière d’une lampe astrale, attachée au point culminant
du vitrage, tombait sur son crâne nu et luisant.

Il ressassait entre ses doigts une bouteille de verre blanc
dont il interrogeait la transparence, à peu près comme une ménagère qui fait
son marché elle-même mire à la lumière les œufs qu’elle achète.

Balsamo le regarda d’abord en silence ; puis, au bout d’un
instant :

– Eh bien, dit-il, il y a donc du nouveau ?

– Oui ! oui ! Arrive, Acharat ! tu me vois
enchanté, ravi ; j’ai trouvé, j’ai trouvé !…

– Quoi ?

– Ce que je cherchais, pardieu !

– L’or ?

– Ah bien… oui, l’or ! allons donc !

– Le diamant ?

– Bon ! le voilà qui extravague. L’or, le diamant, belles
trouvailles, ma foi, et il y aurait de quoi se réjouir, sur mon âme, si j’avais
trouvé cela !

– Alors, demanda Balsamo, ce que vous avez trouvé, c’est
donc votre élixir ?

– Oui, mon ami, c’est mon élixir ; c’est-à-dire la vie,
que dis-je, la vie ! l’éternité de la vie.

– Oh ! oh ! fit Balsamo attristé, car il regardait
cette recherche comme une œuvre folle, c’est encore de ce rêve que vous vous occupez ?

Mais Althotas, sans l’écouter, mirait amoureusement sa
fiole.

– Enfin, dit-il, la combinaison est trouvée : élixir d’ Aristée,
vingt grammes ; baume de mercure, quinze grammes ;précipité d’or, quinze
grammes ; essence de cèdre du Liban, vingt-cinq grammes.

– Mais il me semble, qu’à l’élixir d’ Aristée près, c’est
votre dernière combinaison, maître ?

– Oui, mais il y manquait l’ingrédient principal, celui qui
relie tous les autres, celui sans lequel les autres ne sont rien.

– Et vous l’avez trouvé, celui-là ?

– Je l’ai trouvé.

– Vous pouvez vous le procurer ?

– Pardieu !

– Quel est-il ?

– Il faut ajouter aux matières déjà combinées dans cette
fiole les trois dernières gouttes du sang artériel d’un enfant.

– Eh bien, mais cet enfant, dit Balsamo épouvanté, où l’aurez-vous ?

– Tu me le procureras.

– Moi ?

– Oui, toi.

– Vous êtes fou, maître.

– Eh bien, quoi ? demanda l’impassible vieillard en promenant
avec délice sa langue sur l’extérieur du flacon où, par le bouchon mal clos, suintait
une goutte d’eau ; eh bien, quoi ?…

– Et vous voulez avoir un enfant pour prendre les trois dernières
gouttes de son sang artériel ?

– Oui.

– Mais il faut tuer l’enfant pour cela ?

– Sans doute, il faut le tuer ; plus il sera beau, mieux
cela vaudra.

– Impossible, dit Balsamo en haussant les épaules, on ne
prend pas ici les enfants pour les tuer.

– Bah ! s’écria le vieillard avec une atroce naïveté,qu’est-ce
donc qu’on en fait ?

– On les élève, pardieu !

– Ah çà ! le monde est donc changé ? Il y a trois
ans, on venait nous en offrir tant que nous en voulions, des enfants, pour
quatre charges de poudre ou une demi-bouteille d’eau-de-vie.

–C’était au Congo, maître.

– Eh bien, oui, c’était au Congo. Il m’est égal que l’enfant
soit noir, à moi. Ceux qu’on nous offrait, je me le rappelle,étaient très
gentils, très frisés, très folâtres.

– À merveille ! dit Balsamo ; mais malheureusement,
cher maître, nous ne sommes pas au Congo.

– Ah ! nous ne sommes pas au Congo ? dit Althotas.
Eh bien, où sommes nous donc ?

– À Paris.

– À Paris. Eh bien ! en nous embarquant à Marseille, nous
pouvons y être en six semaines, au Congo.

– Oui, cela se pourrait, sans doute, mais il faut que je
reste en France.

– Il faut que tu restes en France ! et pourquoi cela ?

– Parce que j’y ai affaire.

– Tu as affaire en France ?

– Oui, et sérieusement.

Le vieillard partit d’un long et lugubre éclat de rire.

– Affaire, dit-il, affaire en France. Ah ! oui, c’est
vrai, j’avais oublié, moi. Tu as des clubs à organiser, n’est-ce pas ?

– Oui, maître.

– Des conspirations à ourdir ?

– Oui, maître.

– Tes affaires, enfin, comme tu appelles cela.

Et le vieillard se reprit à rire de son air faux et moqueur.

Balsamo garda le silence, tout en amassant des forces contre
l’orage qui se préparait et qu’il sentait venir.

– Et où en sont ces affaires ? Voyons ! dit le
vieillard en se retournant péniblement sur son fauteuil et en attachant ses
grands yeux gris sur son élève.

Balsamo sentit pénétrer en lui ce regard comme un rayon
lumineux.

– Où j’en suis ? demanda-t-il.

– Oui.

– J’ai lancé la première pierre, l’eau est troublée.

– Et quel limon as-tu remué ? Parle, voyons.

– Le bon, le limon philosophique.

– Ah ! oui, tu vas mettre en jeu tes utopies, tes rêves
creux, tes brouillards : des drôles qui discutent sur l’existence ou la
non-existence de Dieu, au lieu d’essayer comme moi de se faire dieux eux-mêmes.
Et quels sont ces fameux philosophes auxquels tu te relies ?Voyons.

– J’ai déjà le plus grand poète et le plus grand athée de l’époque ;
un de ces jours, il doit rentrer en France, d’où il est à peu près exilé, pour
se faire recevoir maçon, à la loge que j’organise rue du Pot-de-Fer, dans l’ancienne
maison des jésuites.

– Et tu l’appelles ?

– Voltaire.

– Je ne le connais pas ; après, qui as-tu encore ?

– On doit m’aboucher prochainement avec le plus grand
remueur d’idées du siècle, avec un homme qui a fait le Contrat social.

– Et tu l’appelles ?

– Rousseau.

– Je ne le connais pas.

– Je le crois bien, vous ne connaissez, vous qu’Alphonse X,Raymond
Lulle, Pierre de Tolède, et le grand Albert.

– C’est que ce sont les seuls hommes qui aient réellement
vécu, puisque ce sont les seuls qui ont agité, toute leur vie,cette grande question
d’être ou de ne pas être.

– Il y a deux façons de vivre, maître.

– Je n’en connais qu’une, moi : c’est d’exister ;
mais revenons à tes deux philosophes. Tu les appelles,dis-tu ?

– Voltaire, Rousseau.

– Bon ! je me rappellerai ces noms-là ; et tu
prétends, grâce à ces deux hommes… ?

– M’emparer du présent et saper l’avenir.

– Oh ! oh ! ils sont donc bien bêtes, dans ce
pays-ci, qu’ils se laissent mener avec des idées ?

– Au contraire, c’est parce qu’ils ont trop d’esprit que les
idées ont plus d’influence sur eux que les faits. Et puis j’ai un auxiliaire
plus puissant que tous les philosophes de la terre.

– Lequel ?

– L’ennui… Il y a quelque seize cents ans que la monarchie
dure en France, et les Français sont las de la monarchie.

– De sorte qu’ils vont renverser la monarchie ?

– Oui.

– Tu crois cela ?

– Sans doute.

– Et tu pousses, tu pousses ?

– De toutes mes forces.

– Imbécile !

– Comment ?

– Que t’en reviendra-t-il, à toi, du renversement de cette
monarchie ?

– À moi, rien ; mais à tous, le bonheur.

– Voyons, aujourd’hui, je suis content, et je veux bien perdre
mon temps à te suivre. Explique-moi d’abord comment tu arriveras au bonheur, et
ensuite ce que c’est que le bonheur.

– Comment j’arriverai ?

– Oui, au bonheur de tous, ou au renversement de la monarchie,
ce qui est pour toi l’équivalent du bonheur général. J’écoute.

– Eh bien ! un ministère existe en ce moment, qui est
le dernier rempart qui défende la monarchie ; c’est un ministère
intelligent, industrieux et brave qui pourrait soutenir vingt ans encore, peut-être,
cette monarchie usée et chancelante ; ils m’aideront à le renverser.

– Qui cela ? Tes philosophes ?

– Non pas : les philosophes le soutiennent au
contraire.

– Comment ! tes philosophes soutiennent un ministère
qui soutient la monarchie, eux qui sont les ennemis de la monarchie ? Oh !
les grands imbéciles que les philosophes !

– C’est que le ministre est un philosophe lui-même.

– Ah ! je comprends, et qu’ils gouvernent dans la
personne de ce ministre. Je me trompe alors, ce ne sont pas des imbéciles, ce
sont des égoïstes.

– Je ne veux pas discuter sur ce qu’ils sont, dit Balsamo, que
l’impatience commençait à gagner, je n’en sais rien ; mais ce que je sais,
c’est que, ce ministère renversé, tous crieront haro sur le ministère suivant.

– Bien !

– Ce ministère aura contre lui d’abord les philosophes, puis
le Parlement. Les philosophes crieront, le Parlement criera, le ministère
persécutera les philosophes et cassera le Parlement. Alors, dans l’intelligence
et dans la matière s’organisera une ligue sourde, une opposition entêtée, tenace,
incessante, qui attaquera tout, à toute heure creusera, minera,ébranlera. À la
place des Parlements, on nommera des juges ; ces juges nommés par la
royauté feront tout pour la royauté. On les accusera, et à raison,de vénalité,
de concussion, d’injustice. Le peuple se soulèvera, et enfin la royauté aura
contre elle la philosophie qui est l’intelligence, les Parlements qui sont la
bourgeoisie, et le peuple qui est le peuple, c’est-à-dire ce levier que
cherchait Archimède et avec lequel on soulève le monde.

– Eh bien, quand tu auras soulevé le monde, il faudra bien
que tu le laisses retomber.

– Oui, mais, en retombant, la royauté se brisera.

– Et, quand elle sera brisée, voyons, je veux bien suivre
tes images fausses, parler ta langue emphatique, quand elle sera brisée, la
royauté vermoulue, que sortira-t-il de ses ruines ?

– La liberté.

– Ah ! les Français seront donc libres ?

– Cela ne peut manquer d’arriver un jour.

– Libres, tous ?

– Tous.

– Il y aura alors en France trente millions d’hommes libres ?

– Oui.

– Et parmi ces trente millions d’hommes libres, tu crois qu’il
ne se rencontrera pas un homme un peu mieux fourni de cervelle que les autres, lequel
confisquera un beau matin la liberté de ses vingt-neuf millions neuf cent
quatre-vingt-dix-neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf concitoyens, pour
avoir un peu plus de liberté à lui seul ? Te rappelles-tu ce chien que
nous avions à Médine, et qui mangeait à lui seul la part de tous les autres ?

– Oui. mais, un beau jour, les autres se sont unis contre
lui et l’ont étranglé.

– Parce que c’étaient des chiens ; des hommes n’eussent
rien dit.

– Vous mettez donc l’intelligence de l’homme au-dessous de
celle du chien, maître ?

– Dame ! les exemples sont là.

– Et quels exemples ?

– Il me semble qu’il y a eu chez les anciens un certain
César Auguste, et chez les modernes un certain Olivier Cromwell,qui mordirent
ardemment le gâteau romain et le gâteau anglais, sans que ceux auxquels ils l’arrachaient
aient dit ou fait grand-chose contre eux.

– Eh bien ! en supposant que cet homme surgisse, cet
homme sera mortel, cet homme mourra, et avant de mourir, il aura fait du bien à
ceux mêmes qu’il aura opprimés, car il aura changé la nature de l’aristocratie ;
obligé de s’appuyer sur quelque chose, il aura choisi la chose la plus forte c’est-à-dire
le peuple. À l’égalité qui abaisse, il aura substitué l’égalité qui élève. L’égalité
n’a point de barrière fixe, c’est un niveau qui subit la hauteur de celui qui
la fait. Or, en élevant le peuple, il aura consacré un principe inconnu jusqu’à
lui. La Révolution aura fait les Français libres. le protectorat d’un autre
César Auguste ou d’un autre Olivier Cromwell les aura faits égaux.

Althotas fit un brusque mouvement sur son fauteuil.

– Oh ! que cet homme est stupide ! s’écria-t-il.
Occupez donc vingt ans de votre vie à élever un enfant, à essayer de lui apprendre
ce que vous savez, pour que cet enfant, à trente ans, vienne vous dire : « Les
hommes seront égaux !… »

– Sans doute, les hommes seront égaux, égaux devant la loi.

– Et devant la mort, imbécile, devant la mort, cette loi des
lois, seront-ils égaux, quand l’un mourra à trois jours et quand l’autre mourra
à cent ans ? Égaux ! les hommes égaux, tant que les hommes n’auront
pas vaincu la mort ! Oh ! la brute ! la double brute !

Et Althotas se renversa pour rire plus librement, tandis que
Balsamo, sérieux et sombre, s’asseyait la tête basse.

Althotas le regarda en pitié.

– Je suis donc l’égal, dit-il, du manœuvre qui mord dans son
pain grossier, du bambin qui tête sa nourrice, du vieillard hébété qui boit son
petit-lait et pleure ses yeux éteints ?… Oh ! malheureux sophiste que
tu es, réfléchis donc à une chose, c’est que les hommes ne seront égaux que
lorsqu’ils seront immortels ; car, lorsqu’ils seront immortels, ils seront
dieux, et il n’y a que les dieux qui soient égaux.

– Immortels ! murmura Balsamo ; immortels.Chimère !

– Chimère ! s’écria Althotas. chimère ! oui, chimère,
comme la vapeur, chimère comme le fluide, chimère comme tout ce qu’on cherche, qu’on
n’a pas encore découvert et qu’on découvrira. Mais remue donc avec moi la
poussière des mondes, mets à nu les unes après les autres ces couches
superposées qui chacune représentent une civilisation ; et dans ces
couches humaines, dans ce détritus de royaumes, dans ces filons de siècles, que
coupe comme des tranches le fer de l’investigation moderne, que lis-tu ? C’est
qu’en tout temps les hommes ont cherché ce que je cherche sous les différents
titres du mieux, du bien, de la perfection. Et quand cherchaient-ils cela ?
Au temps d’Homère où les hommes vivaient deux cents ans, au temps des
patriarches, quand ils vivaient huit siècles ! Ils ne l’ont pas trouvé, ce
mieux, ce bien, cette perfection : car, s’ils l’eussent trouvé, ce monde
décrépit, ce monde serait frais, vierge et rose comme l’aube matinale. Au lieu
de cela, la souffrance, le cadavre, le fumier. Est-ce doux, la souffrance ?
Est-ce beau, le cadavre ? Est-ce désirable, le fumier ?

– Eh bien, dit Balsamo répondant au vieillard, qu’une petite
toux sèche venait d’interrompre ; eh bien, vous dites que personne n’a
trouvé encore cet élixir de vie. Je vous dis, moi, que personne ne le trouvera.
Confessez Dieu.

– Niais ! personne n’a trouvé tel secret ; donc,personne
ne le trouvera. À ce compte, il n’y aurait jamais eu de découvertes. Or, crois-tu
que les découvertes soient des choses nouvelles qu’on invente ? Non, ce
sont des choses oubliées qu’on retrouve. Et pourquoi les choses une fois
trouvées s’oublient-elles ? Parce que la vie est trop courte pour que l’inventeur
puisse tirer de son invention toutes les déductions qu’elle enferme. Vingt fois,
cet élixir de vie, on a failli le trouver. Crois-tu que le Styx soit une
imagination d’Homère ? Crois-tu que cet Achille presque immortel, puisqu’il
n’est vulnérable qu’au talon, soit une fable ? Non. Achille était l’élève
de Chiron comme tu es le mien. Chiron veut dire supérieur ou pire.Chiron était
un savant qu’on représente sous la forme d’un centaure, parce que sa science
avait doué l’homme de la force et de la légèreté du cheval. Eh bien ! il
avait à peu près trouvé l’élixir d’immortalité, lui aussi. Il ne lui manquait
peut-être à lui aussi, comme à moi, que ces trois gouttes de sang que tu me
refuses. Ces trois gouttes de sang absentes ont rendu Achille vulnérable au
talon ; la mort a trouvé un passage, elle est entrée. Oui, je le répète, Chiron,
l’homme universel, l’homme supérieur, l’homme pire, n’est qu’un autre Althotas
empêché par un autre Acharat de compléter l’œuvre qui eût sauvé l’humanité tout
entière, en l’arrachant à l’effet de la malédiction divine. Eh bien ! qu’as-tu
à dire à cela ?

– Je dis, répondit Balsamo, visiblement ébranlé, je dis que
j’ai mon œuvre et que vous avez la vôtre. Accomplissons-la, chacun de notre
côté, et à nos risques et périls. Je ne vous seconderai pas par un crime.

– Par un crime ?

– Oui, et quel crime encore ! un de ceux qui lancent
après vous toute une population aboyante ; un crime qui vous fait accrocher
à ces potences infâmes dont votre science n’a pas encore plus garanti les
hommes supérieurs que les hommes pires.

Althotas frappa de ses deux mains sèches sur la table de
marbre.

– Voyons, voyons, dit-il, ne sois pas un idiot humanitaire, la
pire race d’idiots qui existe au monde. Voyons, viens, et causons un peu de la
loi, de ta brutale et absurde loi écrite par des animaux de ton espèce, que
révolte une goutte de sang versée intelligemment, mais qu’affriandent des
torrents de liqueur vitale répandus sur les places publiques, au pied des
remparts des villes, dans ces plaines qu’on appelle des champs de bataille ;
de ta loi toujours inepte et égoïste qui sacrifie l’homme de l’avenir à l’homme
présent, et qui a pris pour devise : « Vive aujourd’hui ! meure
demain ! » Causons de cette loi, veux-tu ?

– Dites ce que vous avez à dire, je vous écoute, répondit
Balsamo de plus en plus sombre.

– As-tu un crayon, une plume ? Nous allons faire un
petit calcul.

– Je calcule sans plume et sans crayon. Dites ce que vous
avez à dire.

– Voyons ton projet. Oh ! je me le rappelle… tu
renverses un ministère, tu casses les Parlements, tu établis des juges iniques,
tu amènes une banqueroute, tu fomentes des révoltes, tu allumes une révolution,
tu renverses une monarchie, tu laisses s’élever un protectorat, et tu
précipites le protecteur.

« La Révolution t’aura donné la liberté.

« Le protectorat, l’égalité.

« Or, les Français étant libres et égaux, ton œuvre est
accomplie.

« N’est-ce pas cela ?

– Oui ; regardez-vous la chose comme impossible ?

– Je ne crois pas à l’impossibilité. Tu vois que je te fais
beau jeu, moi !

– Eh bien ?

– Attends ; d’abord, la France n’est pas comme l’Angleterre,
où l’on fit tout ce que tu veux faire, plagiaire que tu es ;la France n’est
pas une terre isolée où l’on puisse renverser les ministères,casser les
Parlements, établir des juges iniques, amener une banqueroute,fomenter des
révoltes, allumer des révolutions, renverser des monarchies, élever des protectorats
et culbuter les protecteurs, sans que les autres nations se mêlent un peu de
ces mouvements. La France est soudée à l’Europe, comme le foie aux entrailles
de l’homme ; elle a des racines chez toutes les autres nations, des fibres
chez tous les peuples ; essaye d’arracher le foie à cette grande machine
qu’on appelle le continent européen, et pendant vingt ans, trente ans, quarante
ans peut-être, tout le corps frémira ; mais je cote au plus bas, et je
prends vingt ans ; est-ce trop, sage philosophe ?

– Non, ce n’est pas trop, dit Balsamo, ce n’est pas même
assez.

– Eh bien ! moi, je m’en contente. Vingt ans de guerre,
de lutte acharnée, mortelle, incessante ; voyons, je mets cela à deux cent
mille morts par année, ce n’est pas trop quand on se bat à la fois en Allemagne,
en Italie, en Espagne, que sais-je, moi ! Deux cent mille hommes par année,
pendant vingt ans, cela fait quatre millions d’hommes ; en accordant à
chaque homme dix-sept livres de sang, c’est à peu près le compte de la nature, cela
fait, multipliez… 17 par 4, voyons… cela fait soixante-huit millions de livres
de sang versé pour arriver à ton but. Moi, je t’en demandais trois gouttes. Dis
maintenant quel est le fou, le sauvage, le cannibale de nous deux ? Eh
bien ! tu ne réponds pas ?

– Si fait, maître, je vous réponds que ce ne serait rien, trois
gouttes de sang, si vous étiez sûr de réussir.

– Et toi, toi qui en répands soixante-huit millions de
livres, es-tu sûr ? Dis ! Alors lève-toi, et, la main sur ton cœur, réponds :
« Maître, moyennant ces quatre millions de cadavres, je garantis le
bonheur de l’humanité. »

– Maître, dit Balsamo en éludant la réponse, maître, au nom
du ciel, cherchez autre chose.

– Ah ! tu ne réponds pas, tu ne réponds pas ? s’écria
Althotas triomphant.

– Vous vous abusez, maître, sur l’efficacité du moyen :
il est impossible.

– Je crois que tu me conseilles, je crois que tu me nies, je
crois que tu me démens, dit Althotas roulant avec une froide colère ses yeux
gris sous ses sourcils blancs.

– Non, maître, mais je réfléchis, moi qui vis chacun de mes
jours en contact avec les choses de ce monde, en contradiction avec les hommes,
en lutte avec les princes, et non pas, comme vous, séquestré dans un coin, indifférent
à tout ce qui se passe, à tout ce qui se défend, ou à tout ce qui s’autorise, pure
abstraction du savant et du citateur ; moi, enfin, qui sais les
difficultés, je les signale, voilà tout.

– Ces difficultés, tu les vaincrais bien vite si tu voulais.

– Dites si je croyais.

– Tu ne crois donc pas ?

– Non, dit Balsamo.

– Tu me tentes ! tu me tentes ! s’écria Althotas.

– Non, je doute.

– Eh bien, voyons ; crois-tu à la mort ?

– Je crois à ce qui est, or, la mort est.

Althotas haussa les épaules.

– Donc la mort est, dit-il ; c’est un point que
tu ne contestes pas ?

– C’est une chose incontestable.

– C’est une chose infinie, invincible, n’est-ce pas ?
ajouta le vieux savant avec un sourire qui fit frissonner son adepte.

– Oh ! oui, maître, invincible, infinie surtout.

– Et quand tu vois un cadavre, la sueur te monte au front, le
regret te vient au cœur ?

– La sueur ne me monte pas au front, parce que je suis familiarisé
avec toutes les misères humaines ; le regret ne me vient pas au cœur, parce
que j’estime la vie peu de chose ; mais je me dis en présence du cadavre :
« Mort ! mort ! tu es puissante comme Dieu ! Tu règnes
souverainement, ô mort ! et nul ne prévaut contre toi ! »

Althotas écouta Balsamo en silence et sans donner d’autre
signe d’impatience que de tourmenter un scalpel entre ses doigts ; et, lorsque
son élève eut achevé la phrase douloureuse et solennelle, le vieillard jeta en
souriant un regard autour de lui, et ses yeux, si ardents, qu’il semblait que
pour eux la nature ne dût point avoir de secrets, ses yeux s’arrêtèrent sur un
coin de la salle où, couché sur quelques brins de paille, tremblait un pauvre
chien noir, le seul qui restât de trois animaux de même espèce qu’ Althotas
avait demandé pour ses expériences, et que Balsamo lui avait fait apporter.

– Prends ce chien, dit Althotas à Balsamo, et apporte-le sur
cette table.

Balsamo obéit ; il alla prendre le chien noir et l’apporta
sur le marbre.

L’animal, qui semblait pressentir sa destinée, et qui déjà
sans doute s’était rencontré sous la main de l’expérimentateur, semit à
frissonner, à se débattre et à hurler lorsqu’il sentit le contact du marbre.

– Eh ! eh ! dit Althotas, tu crois à la vie, n’est-ce
pas, puisque tu crois à la mort ?

– Sans doute.

– Voilà un chien qui me paraît très vivant, qu’en dis-tu ?

– Assurément, puisqu’il crie, puisqu’il se débat, puisqu’il
a peur.

– Que c’est laid, les chiens noirs ! Tâche, la première
fois, de m’en procurer des blancs.

– J’y tâcherai.

– Ah ! nous disons donc que celui-ci est vivant !
Aboie, petit, ajouta le vieillard avec son rire lugubre, aboie,pour convaincre
le seigneur Acharat que tu es vivant.

Et il toucha le chien du doigt sur un certain muscle, et le
chien aboya, ou plutôt gémit aussitôt.

– Bon ! avance la cloche ; c’est cela :
introduis le chien dessous… Là !… À propos, j’oubliais de te demander à
quelle mort tu crois le mieux.

– Je ne sais ce que vous voulez dire, maître ; la mort
est la mort.

– C’est juste, très juste, ce que tu viens de me dire là, et
c’est mon avis, à moi aussi. Eh bien ! puisque la mort est la mort, fais
le vide, Acharat.

Balsamo tourna une roue qui dégagea par un tuyau l’air enfermé
sous la cloche avec le chien, et peu à peu l’air s’enfuit avec un sifflement
aigu. Le petit chien s’inquiéta d’abord, puis il chercha, fouilla,leva la tête,
respira bruyamment et précipitamment, et enfin il tomba suffoqué,gonflé, inanimé.

– Voilà le chien mort d’apoplexie, n’est-ce pas ? dit
Althotas. Une belle mort qui ne fait pas souffrir longtemps !

– Oui.

– Il est bien mort ?

– Sans doute.

– Tu ne me parais pas bien convaincu, Acharat ?

– Si fait, au contraire.

– Oh ! c’est que tu connais mes ressources, n’est-ce
pas ? Tu supposes que j’ai trouvé l’insufflation, hein ?cet autre problème
qui consiste à faire circuler la vie avec l’air dans un corps intact, comme on
le peut faire dans une outre qui n’est pas percée ?

– Non, je ne suppose rien ; je crois que le chien est
mort, voilà tout.

– N’importe, pour plus grande sécurité, nous allons le tuer
deux fois. Lève la cloche, Acharat.

Acharat enleva l’appareil de cristal, le chien ne bougea
point ; ses paupières étaient closes, son cœur ne battait plus.

– Prends ce scalpel, et, tout en laissant le larynx intact,tranche-lui
la colonne vertébrale.

– C’est uniquement pour vous obéir.

– Et aussi pour achever le pauvre animal, au cas où il ne
serait pas tout à fait mort, répondit Althotas avec ce sourire d’opiniâtreté
particulier aux vieillards.

Balsamo donna un seul coup de la lame tranchante. L’incision
sépara la colonne vertébrale à deux pouces du cervelet à peu près,et ouvrit
une large plaie sanglante.

L’animal ou plutôt le cadavre de l’animal demeura immobile.

– Oui, ma foi, il était bien mort, dit Althotas ; pas
une fibre ne tressaille, pas un muscle ne frémit, pas un atome de chair ne s’insurge
contre ce nouvel attentat. N’est-ce pas, il est mort, et bien mort ?

– Je le reconnais autant de fois que vous désirerez que je
le reconnaisse, dit Balsamo impatient.

– Et voilà un animal inerte, glacé, à jamais immobile. Rien
ne prévaut contre la mort, as-tu dit. Nul n’a la puissance de rendre la vie ni
même l’apparence de la vie à la pauvre bête.

– Nul, si ce n’est Dieu !

– Oui, mais Dieu ne sera pas assez inconséquent pour le
faire. Quand Dieu tue, comme il est la suprême sagesse, c’est qu’il a une
raison ou un bénéfice à tuer. Un assassin, je ne sais plus comment on l’appelle,
un assassin disait cela, et c’était fort bien dit. La nature a un intérêt dans
la mort.

« Ainsi voilà un chien aussi mort que possible, et la
nature a pris son intérêt sur lui.

Althotas attacha son œil perçant sur Balsamo. Celui-ci, fatigué
d’avoir soutenu si longtemps le radotage du vieillard, inclina la tête pour
toute réponse.

– Eh bien, que dirais-tu, continua Althotas, si ce chien ouvrait
l’œil et te regardait ?

– Cela m’étonnerait beaucoup, maître, répondit Balsamo en
souriant.

– Cela t’étonnerait ? Ah ! c’est bienheureux !

En achevant ces paroles avec son rire faux et lugubre, le
vieillard attira près du chien un appareil composé de pièces de métal séparées
par des tampons de drap. Le drap de cet appareil trempait dans un mélange d’eau
acidulée ; les deux extrémités ou les deux pôles, comme on les appelle, sortaient
du baquet.

– Quel œil veux-tu qu’il ouvre, Acharat ? demanda le
vieillard.

– Le droit.

Les deux extrémités rapprochées, mais séparées l’une de l’autre
par un morceau de soie, s’arrêtèrent sur un muscle du cou.

Aussitôt l’œil droit du chien s’ouvrit, et regarda fixement
Balsamo, qui recula effrayé.

– Maintenant, passons à la gueule, veux-tu ?

Balsamo ne répondit rien, il était sous l’empire d’un profond
étonnement.

Althotas toucha un autre muscle, et à la place de l’œil, qui
s’était refermé, ce fut la gueule qui s’ouvrit, laissant voir les dents
blanches et aiguës, à la racine desquelles la gencive rouge frémissait comme
dans la vie.

Balsamo eut peur et ne put cacher son émotion.

– Oh ! voilà qui est étrange ! dit-il.

– Vois comme la mort est peu de chose, dit Althotas triomphant
de la stupéfaction de son élève, puisqu’un pauvre vieillard comme moi, qui va
lui appartenir bientôt, la fait dévier de son inexorable chemin.

Et tout à coup, avec un rire strident et nerveux :

– Prends garde, Acharat, dit-il, voilà un chien mort qui
tout à l’heure voulait te mordre, et qui maintenant va courir après toi. Prends
garde !

Et en effet, le chien, avec son cou tranché, sa gueule
béante et son œil tressaillant, se leva soudain sur ses quatre pattes, et, la
tête hideusement pendante, vacilla sur ses jambes.

Balsamo sentit ses cheveux se hérisser ; la sueur lui
tomba du front, et il alla à reculons se coller contre la porte d’entrée, incertain
s’il devait fuir ou demeurer.

– Allons, allons, je ne veux pas te faire mourir de peur en
essayant de t’instruire, dit Althotas repoussant le cadavre et la machine, assez
d’expériences comme cela.

Aussitôt le cadavre, cessant d’être en rapport avec la pile,
retomba morne et immobile comme auparavant.

– Aurais-tu cru cela de la mort, Acharat ? dit le
vieillard, et la croyais-tu d’aussi bonne composition,dis ?

– Étrange, en effet, étrange ! dit Balsamo en se rapprochant.

– Tu vois qu’on peut arriver à ce que je disais, mon enfant,
et que le premier pas est fait. Qu’est-ce que prolonger la vie,quand on est
déjà parvenu à annuler la mort ?

– Mais on ne le sait pas encore, objecta Balsamo, car cette
vie que vous lui avez rendue est une vie factice.

– Ayons du temps et nous retrouverons la vie réelle. N’as-tu
pas lu dans les poètes romains que Cassidée rendait la vie aux cadavres ?

– Dans les poètes, oui.

– Les Romains appelaient les poètes vates, mon ami,n’oublie
pas cela.

– Voyons, dites-moi cependant…

– Une objection encore ?

– Oui. Si votre élixir de vie était composé et que vous en
fissiez prendre à ce chien, il vivrait donc éternellement ?

– Sans doute.

– Et s’il tombait dans les mains d’un expérimentateur comme
vous qui l’égorgeât ?

– Bon, bon ! s’écria le vieillard avec joie et en
frappant ses deux mains l’une contre l’autre, voilà où je t’attendais.

– Alors, si vous m’attendiez là, répondez-moi.

– Je ne demande pas mieux.

– L’élixir empêchera-t-il une cheminée de tomber sur une
tête, une balle de percer un homme d’outre en outre, un cheval d’ouvrir d’un coup
de pied le ventre de son cavalier ?

Althotas regardait Balsamo du même œil qu’un spadassin doit
regarder son adversaire dans un coup qui va lui permettre de le toucher.

– Non, non, non, dit-il, et tu es vraiment logicien, mon
cher Acharat. Non, la cheminée, non, la balle, non, le coup de pied de cheval, ne
pourront pas être évités tant qu’il y aura des maisons, des fusils et des chevaux.

– Il est vrai que vous ressusciterez les morts.

– Momentanément, oui ; indéfiniment, non. Il faudrait d’abord
pour cela que je trouvasse l’endroit du corps où l’âme est logée,et cela
pourrait être un peu long ; mais j’empêcherai cette âme de sortir du corps
par la blessure qui aura été faite.

– Comment cela ?

– En la refermant.

– Même si cette blessure tranche une artère ?

– Sans doute.

– Ah ! je voudrais voir cela.

– Eh bien, regarde, dit le vieillard.

Et, avant que Balsamo eût pu l’arrêter, il se piqua la veine
du bras gauche avec une lancette.

Il restait si peu de sang dans le corps du vieillard, et ce
sang roulait si lentement, qu’il fut quelque temps à venir aux lèvres de la
plaie ; mais enfin il y vint, et, ce passage ouvert, il sortit bientôt
abondamment.

– Grand Dieu ! s’écria Balsamo.

– Eh bien, quoi ? dit Althotas.

– Vous êtes blessé, et grièvement.

– Puisque tu es comme saint Thomas, et que tu ne crois qu’en
voyant et qu’en touchant, il faut bien te faire voir, il faut bien te faire
toucher.

Il prit alors une petite fiole qu’il avait placée à la
portée de sa main, et, en versant quelques gouttes sur la plaie :

– Regarde ! dit-il.

Alors, devant cette eau presque magique, le sang s’écarta, la
chair se resserra, fermant la veine, et la blessure devint une piqûre trop
étroite pour que cette chair coulante qu’on appelle le sang pût s’en échapper.

Cette fois, Balsamo regardait le vieillard avec
stupéfaction.

– Voilà encore ce que j’ai trouvé ; qu’en dis-tu,Acharat ?

– Oh ! je dis, maître, que vous êtes le plus savant des
hommes.

– Et que, si je n’ai pas vaincu tout à fait la mort, n’est-ce
pas ? je lui ai du moins porté un coup dont il lui sera difficile de se
relever. Vois-tu, mon fils, le corps humain a des os fragiles et qui peuvent se
briser : je rendrai ces os aussi durs que l’acier. Le corps humain a du
sang qui, lorsqu’il s’échappe, emmène avec lui la vie :j’empêcherai que
le sang ne sorte du corps. La chair est molle et facile à entamer,je la
rendrai invulnérable comme celle des paladins du Moyen Âge, sur laquelle s’émoussait
le fil des épées et le tranchant des haches. Il ne faut pour cela qu’un Althotas
qui vive trois cents ans. Eh bien, donne-moi ce que je te demande,et j’en
vivrai mille. Oh ! mon cher Acharat, cela dépend de toi.Rends-moi ma
jeunesse, rends-moi la vigueur de mon corps, rends-moi la fraîcheur de mes
idées, et tu verras si je crains l’épée, la balle, le mur qui croule, ou la
bête brute qui mord ou qui rue. À ma quatrième jeunesse, Acharat,c’est-à-dire
avant que j’aie vécu l’âge de quatre hommes, j’aurai renouvelé la face de la
terre, et, je te le dis, j’aurai fait pour moi et pour l’humanité régénérée un
monde à mon usage, un monde sans cheminées, sans épées, sans balles de mousquet,
sans chevaux qui ruent ; car alors, les hommes comprendront qu’il vaut
mieux vivre, s’entraider, s’aimer, que de se déchirer et de se détruire.

– C’est vrai, ou du moins, c’est possible, maître.

– Eh bien ! apporte-moi l’enfant, alors.

– Laissez-moi réfléchir encore, et réfléchissez vous-même.

Althotas lança à son adepte un regard de souverain mépris.

– Va ! dit-il, va, je te convaincrai plus tard, et d’ailleurs,
le sang de l’homme n’est pas un ingrédient si précieux qu’il ne puisse se
remplacer peut-être par une autre matière. Va ! je chercherai,je
trouverai. Je n’ai pas besoin de toi. Va !

Balsamo frappa du pied la trappe, et descendit dans l’appartement
inférieur, muet, immobile, et tout courbé sous le génie de cet homme, qui
forçait de croire aux choses impossibles, en faisant lui-même des choses
impossibles.

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