Joseph Balsamo – Tome II (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 9Les bourgeois de Paris

Le chapitre était assemblé en effet, comme l’avaient dit les
religieuses à l’étrangère, afin d’aviser au moyen de faire à la fille des
Césars une brillante réception.

Son Altesse royale Madame Louise inaugurait ainsi à
Saint-Denis son commandement suprême.

Le trésor de la fabrique était un peu en baisse ;l’ancienne
supérieure, en résignant ses pouvoirs, avait emporté la majeure partie des
dentelles qui lui appartenaient en propre, ainsi que les reliquaires et les
ostensoirs, que prêtaient à leurs communautés ces abbesses tirées toutes des
meilleures familles, en se vouant au service du Seigneur aux conditions les
plus mondaines.

Madame Louise, en apprenant que la dauphine s’arrêterait à
Saint-Denis, avait envoyé un exprès à Versailles, et, la nuit même,un chariot
était arrivé chargé de tapisseries, de dentelles et d’ornements.

Il y en avait pour six cent mille livres.

Aussi, quand la nouvelle se fut répandue des splendeurs
royales de cette solennité, vit-on redoubler cette ardente, cette effrayante
curiosité des Parisiens, qui, en petit tas, comme disait Mercier,peuvent bien
faire rire, mais qui font toujours réfléchir et pleurer lorsqu’ils vont tous ensemble.

Aussi, dès l’aube, comme l’itinéraire de madame la dauphine
avait été rendu public, on vit arriver, dix par dix, cent par cent,mille par
mille, les Parisiens sortis de leurs tanières.

Les gardes-françaises, les suisses, les régiments cantonnés
à Saint-Denis avaient pris les armes et se plaçaient en haie pour contenir les
flots mouvants de cette marée, formant déjà ses terribles remous autour des
porches de la basilique et se hissant aux sculptures des portails de la
communauté. Il y avait des têtes partout, des enfants sur les auvents des
portes, des hommes et des femmes aux fenêtres, enfin des milliers de curieux
arrivés trop tard ou préférant, comme Gilbert, leur liberté aux exigences qu’impose
toujours une place gardée ou conquise dans la foule – des milliers de curieux, disons-nous,
pareils à des fourmis actives, grimpaient contre les troncs et s’éparpillaient
sur les branches des arbres qui, de Saint-Denis à la Muette,formaient la haie
sur le passage de la dauphine.

La cour, encore riche et nombreuse d’équipages et de livrées,
avait cependant diminué depuis Compiègne. À moins d’être un fort grand seigneur,
on ne pouvait guère suivre le roi doublant et triplant les étapes ordinaires, grâce
aux relais de chevaux qu’il avait placés sur la route.

Les petits étaient demeurés à Compiègne, ou avaient pris la
poste pour revenir à Paris et laisser souffler leur attelage.

Mais, après un jour de repos chez eux, maîtres et gens rentraient
en campagne et couraient Saint-Denis, autant pour voir la foule que pour revoir
la dauphine, qu’ils avaient déjà vue.

Et puis, outre la cour, n’y avait-il pas à cette époque
mille équipages : le Parlement, les finances, le gros commerce, les femmes
à la mode et l’Opéra ; n’y avait-il pas les chevaux et les carrosses de
louage, ainsi que les carabas, qui, vers Saint-Denis,roulaient entassés
vingt-cinq Parisiens et Parisiennes s’étouffant au petit trot et arrivant à
destination plus tard, bien certainement, qu’ils n’eussent fait à pied ?

On se fait donc facilement une idée de l’armée formidable
qui se dirigea vers Saint-Denis le matin du jour où les gazettes et les
placards avaient annoncé que madame la dauphine y devait arriver,et qui alla s’entasser
juste en face du couvent des carmélites, et, quand il n’y eut plus moyen de
trouver de place dans le rayon privilégié, s’étendant tout le long du chemin
par lequel devaient arriver et partir madame la dauphine et sa suite.

Maintenant qu’on se figure dans cette foule, épouvantail du
Parisien lui-même, qu’on se figure Gilbert, petit, seul, indécis,ignorant les
localités, et si fier que jamais il n’eût voulu demander un renseignement ;
car, depuis qu’il était à Paris, il tenait à passer pour un Parisien pur, lui
qui n’avait jamais vu plus de cent personnes assemblées !

D’abord, sur son chemin, les promeneurs apparurent clairsemés,
puis ils commencèrent à multiplier à la Chapelle ; puis,enfin, en
arrivant à Saint-Denis, ils semblaient sortir de dessous les pavés,et
paraissaient aussi drus que des épis de blé dans un champ immense.

Gilbert depuis longtemps n’y voyait plus, perdu qu’il était
dans la foule ; il allait sans savoir où, où la foule allait ; il eût
fallu s’orienter cependant. Des enfants montaient sur un arbre ; il n’osa
pas ôter son habit pour faire comme eux, quoiqu’il en eût grande envie, mais il
s’approcha du tronc. Des malheureux, privés comme lui de tout horizon, qui marchaient
sur les pieds des autres, et sur les pieds desquels on marchait,eurent l’heureuse
idée d’interroger les ascensionnaires, et apprirent de l’un d’eux qu’il y avait
un grand espace vide entre le couvent et les gardes.

Gilbert, encouragé par cette première question, demanda à
son tour si l’on voyait les carrosses.

On ne les voyait pas encore ; seulement, on apercevait
sur la route, à un quart de lieue au delà de Saint-Denis, une grande poussière.
C’était ce que voulait savoir Gilbert ; les carrosses n’étaient pas encore
arrivés, il ne s’agissait plus que de savoir de quel côté précisément les
carrosses arriveraient.

À Paris, quand on traverse toute une foule sans lier conversation
avec quelqu’un, c’est qu’on est anglais ou sourd et muet.

À peine Gilbert se fut-il jeté en arrière pour se dégager de
toute cette multitude, qu’il trouva, au revers d’un fossé, une famille de
petits bourgeois qui déjeunaient.

Il y avait la fille, grande personne blonde, aux yeux bleus,
modeste et timide.

Il y avait la mère, grosse, petite et rieuse femme, aux
dents blanches et au teint frais.

Il y avait le père, enfoui dans un grand habit de bouracan
qui ne sortait de l’armoire que tous les dimanches, qu’il avait tiré de l’armoire
pour cette occasion solennelle, et dont il se préoccupait plus que de sa femme
et de sa fille, certain qu’elles se tireraient toujours d’affaire.

Il y avait une tante, grande, maigre, sèche et quinteuse.

Il y avait une servante qui riait toujours.

Cette dernière avait apporté, dans un énorme panier, un
déjeuner complet. Sous ce poids, la vigoureuse fille n’avait pas cessé de rire
et de chanter, encouragée par son maître, qui la relayait au besoin.

Alors, un serviteur était de la famille ; il y avait
une grande analogie entre lui et le chien de la maison :battu, quelquefois ;
exclu, jamais.

Gilbert contempla du coin de l’œil cette scène, complètement
nouvelle pour lui. Enfermé au château de Taverney depuis sa naissance, il
savait ce que c’était que le seigneur et que la valetaille, mais il ignorait
entièrement le bourgeois.

Il vit chez ces braves gens, dans l’usage matériel des besoins
de la vie, l’emploi d’une philosophie qui, sans procéder de Platon ni de
Socrate, participait un peu de Bias, in extenso.

On avait apporté avec soi le plus possible, et on en tirait
le meilleur parti possible.

Le père découpait un de ces appétissants morceaux de veau
rôti, si cher aux petits bourgeois de Paris. Le comestible, déjà dévoré par les
yeux de tous, reposait doré, friand et onctueux dans le plat de terre vernissé
où l’avait enseveli la veille, parmi des carottes, des oignons et des tranches
de lard, la ménagère soucieuse du lendemain. Puis la servante avait porté le
plat chez le boulanger, qui, tout en cuisant son pain, avait donné asile dans
son four à vingt plats pareils, tous destinés à rôtir et à se dorer de compagnie
à la chaleur posthume des fagots.

Gilbert choisit au pied d’un orme voisin une petite place
dont il épousseta l’herbe souillée avec son mouchoir à carreaux.

Il ôta son chapeau, posa son mouchoir sur cette herbe et s’assit.

Il ne donnait aucune attention à ses voisins ; ce que
voyant ceux-ci, ils le remarquèrent tout naturellement.

– Voilà un jeune homme soigneux, dit la mère.

La jeune fille rougit.

La jeune fille rougissait toutes les fois qu’il était
question d’un jeune homme devant elle ; ce qui faisait pâmer de satisfaction
les auteurs de ses jours.

– Voilà un jeune homme soigneux, avait dit la mère.

En effet, chez la bourgeoise parisienne, la première observation
portera toujours sur un défaut ou sur une qualité morale.

Le père se retourna.

– Et un joli garçon, dit-il.

La rougeur de la jeune fille augmenta.

– Il paraît bien fatigué, dit la servante ; il n’a
pourtant rien porté.

– Paresseux ! dit la tante.

– Monsieur, dit la mère s’adressant à Gilbert avec cette familiarité
d’interrogation qu’on ne trouve que chez les Parisiens, est-ce que les carrosses
du roi sont encore loin ?

Gilbert se retourna, et, voyant que c’était à lui que l’on
adressait la parole, il se leva et salua.

– Voilà un jeune homme poli, dit la mère.

La jeune fille devint pourpre.

– Mais je ne sais, madame, répondit Gilbert ; seulement,
j’ai entendu dire que l’on voyait de la poussière à un quart de lieue à peu près.

– Approchez-vous, monsieur, dit le bourgeois, et si le cœur
vous en dit…

Il lui montrait le déjeuner appétissant étendu sur l’herbe.

Gilbert s’approcha. Il était à jeun : l’odeur des mets
lui paraissait séduisante ; mais il sentit ses vingt-cinq ou ses vingt-six
sous dans sa poche, et, songeant que pour le tiers de sa fortune il aurait un
déjeuner presque aussi succulent que celui qui lui était offert, il ne voulut
rien accepter de gens qu’il voyait pour la première fois.

– Merci, monsieur, dit-il, grand merci, j’ai déjeuné.

– Allons, allons, dit la bourgeoise, je vois que vous êtes
homme de précaution, monsieur, mais vous ne verrez rien de ce côté-ci.

– Mais vous, dit Gilbert en souriant, vous ne verrez donc
rien non plus, puisque vous y êtes comme moi ?

– Oh ! nous, dit la bourgeoise, c’est autre chose, nous
avons notre neveu qui est sergent dans les gardes-françaises.

La jeune fille devint violette.

– Il se tiendra ce matin devant le Paon bleu, c’est
son poste.

– Et sans indiscrétion, demanda Gilbert, où est le Paon
bleu ?

– Juste en face du couvent des carmélites, reprit la mère ;
il nous a promis de nous placer derrière son escouade ; nous aurons là son
banc, et nous verrons à merveille descendre de carrosse.

Ce fut au tour de Gilbert à sentir le rouge lui monter au visage ;
il n’osait se mettre à table avec ces braves gens, mais il mourait d’envie de
les suivre.

Cependant sa philosophie, ou plutôt cet orgueil dont Rousseau
l’avait tant engagé à se défier, lui souffla tout bas :

– C’est bon pour des femmes d’avoir besoin de quelqu’un ;
mais moi, un homme ! n’ai-je pas des bras et des épaules ?

– Tous ceux qui ne seront pas là, continua la mère, comme si
elle eût deviné la pensée de Gilbert et qu’elle y répondît, tous ceux qui ne
seront pas là ne verront rien que les carrosses vides, et, ma foi ! les
carrosses vides, on peut les voir quand on veut ; ce n’est point la peine
de venir à Saint-Denis pour cela.

– Mais, madame, dit Gilbert, beaucoup de gens, ce me semble,
auront la même idée que vous.

– Oui ; mais tous n’auront pas un neveu aux gardes pour
les faire passer.

– Ah ! c’est vrai, dit Gilbert.

Et, en prononçant ce c’est vrai, sa figure exprima un
désappointement que remarqua bien vite la perspicacité parisienne.

– Mais, dit le bourgeois, habile à deviner tout ce que désirait
sa femme, monsieur peut bien venir avec nous, s’il lui plaît.

– Oh ! monsieur, dit Gilbert, je craindrais de vous
gêner.

– Bah ! au contraire, dit la femme, vous nous aiderez à
parvenir jusque-là. Nous n’avions qu’un homme pour nous soutenir,nous en aurons
deux.

Aucun argument ne valait celui-là pour déterminer Gilbert.L’idée
qu’il serait utile et payerait ainsi, par cette utilité, l’appui qu’on lui
offrait, mettait sa conscience à couvert et lui ôtait d’avance tout scrupule.

Il accepta.

– Nous verrons un peu à qui il offrira son bras, dit la
tante.

Ce secours tombait, pour Gilbert, bien véritablement du
ciel. En effet, comment franchir cet insurmontable obstacle d’un rempart de
trente mille personnes toutes plus recommandables que lui par le rang, les richesses,
la force, et surtout l’habitude de se placer dans ces fêtes, où chacun prend la
place la plus large qu’il peut se faire !

C’eût été, au reste, pour notre philosophe, s’il eût été
moins théoricien et plus pratique, une admirable étude dynamique de la société.

Le carrosse à quatre chevaux passait comme un boulet de
canon dans la masse, et chacun se rangeait devant le coureur au chapeau à
plumes, au justaucorps bariolé de couleurs vives et à la grosse canne, qui
lui-même se faisait précéder parfois par deux chiens irrésistibles.

Le carrosse à deux chevaux donnait une espèce de mot de
passe à l’oreille d’un garde, et venait prendre son rang dans le rond-point attenant
au couvent.

Les cavaliers au pas, mais dominant la foule, arrivaient au
but lentement, après mille chocs, mille heurts, mille murmures essuyés.

Enfin le piéton, foulé, refoulé, harcelé, flottant comme une
vague poussée par des milliers de vagues, se haussant sur la pointe des pieds, soulevé
par ses voisins, s’agitant comme Antée, pour retrouver cette mère commune qu’on
appelle la terre, cherchant son chemin pour sortir de la multitude,le trouvant
et tirant après lui sa famille, composée presque toujours d’une troupe de
femmes que le Parisien, seul entre tous les peuples, sait et ose conduire à
tout, partout, toujours, et faire respecter sans rodomontades.

Par-dessus tout, ou plutôt par-dessus tous, l’homme de la
lie du peuple, l’homme à la face barbue, à la tête coiffée d’un reste de bonnet,
aux bras nus, à la culotte maintenue avec une corde ;infatigable, ardent,
jouant des coudes, des épaules, des pieds, riant de son rire qui grince en
riant, se frayait un chemin parmi les gens de pied aussi facilement que
Gulliver dans les blés de Lilliput.

Gilbert, qui n’était ni grand seigneur à quatre chevaux, ni
parlementaire en carrosse, ni militaire à cheval, ni parisien, ni homme du
peuple, eût immanquablement été écrasé, meurtri, broyé dans cette foule. Mais, une
fois qu’il fut sous la protection du bourgeois, il se sentit fort.

Il offrit résolument le bras à la mère de famille.

– L’impertinent ! dit la tante.

On se mit en marche ; le père était entre sa sœur et sa
fille ; derrière venait la servante, le panier au bras.

– Messieurs, je vous prie, disait la bourgeoise avec son
rire franc ; messieurs, de grâce ! messieurs, soyez assez bons…

Et l’on s’écartait, et on la laissait passer, elle et
Gilbert, et dans leur sillage glissait tout le reste de la société.

Pas à pas, pied à pied, on conquit les cinq cents toises de
terrain qui séparaient la place du déjeuner de la place du couvent,et l’on
parvint jusqu’à la haie de ces redoutables gardes-françaises dans lesquels le
bourgeois et sa famille avaient mis tout leur espoir.

La jeune fille avait repris peu à peu ses couleurs
naturelles.

Arrivé là, le bourgeois se haussa sur les épaules de Gilbert,
et aperçut à vingt pas de lui le neveu de sa femme qui se tortillait la
moustache.

Le bourgeois fit avec son chapeau des gestes si extravagants,
que son neveu finit par l’apercevoir, vint à lui, et demanda un peu d’espace à
ses camarades, qui dessoudèrent les rangs sur un point.

Aussitôt, par cette gerçure se glissèrent Gilbert et la bourgeoise,
le bourgeois, sa sœur et sa fille, puis la servante, qui jeta bien dans la traversée
quelques gros cris en se retournant avec des yeux féroces, mais à qui ses
patrons ne songèrent pas même à demander la raison de ses cris.

Une fois la chaussée franchie, Gilbert comprit qu’il était arrivé.
Il remercia le bourgeois ; le bourgeois le remercia. La mère essaya de le
retenir : la tante l’invita à s’en aller, et l’on se sépara pour ne plus
se revoir.

Dans l’endroit où se trouvait Gilbert, il n’y avait que des
privilégiés ; il gagna donc facilement le tronc d’un gros tilleul, monta
sur une pierre, se fit un appui de la première branche et attendit.

Une demi-heure environ après cette installation, le tambour
roula, le canon retentit, et la cloche majestueuse de la cathédrale lança un
premier bourdonnement dans les airs.

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