Joseph Balsamo – Tome II (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 23L’appartement de la rue Plâtrière

Chon examinait la jeune fille depuis quelques instants à
peine, quand le vicomte Jean, montant les escaliers quatre à quatre comme un
clerc de procureur, apparut sur le seuil de l’appartement de la prétendue
veuve.

– Eh bien ? demanda-t-il.

– C’est toi, Jean ? En vérité, tu m’as fait peur.

– Qu’en dis-tu ?

– Je dis que je serai admirablement ici pour tout voir ;
malheureusement, je ne pourrai pas tout entendre.

– Ah ! ma foi, tu demandes trop. À propos, une autre nouvelle.

– Laquelle ?

– Merveilleuse !

– Bah !

– Incomparable !

– Que cet homme est assassinant avec ses exclamations !

– Le philosophe…

– Eh bien, quoi ! le philosophe ?

– On a beau dire :

À
tout événement le sage est préparé

Je suis un sage, eh bien, je n’étais pas préparé à celui-là.

– Je vous demande un peu s’il achèvera. Est-ce cette fille
qui vous gêne ? Passez dans la chambre voisine, en ce cas,mademoiselle
Sylvie.

– Oh ! ce n’est pas la peine, et cette belle enfant n’est
pas de trop, au contraire. Reste, Sylvie, reste.

Et le vicomte caressa du doigt le menton de la belle fille,dont
le sourcil se fronçait déjà à l’idée qu’on allait dire une chose qu’elle n’entendrait
pas.

– Qu’elle reste donc ; mais parlez.

– Eh ! je ne fais pas autre chose depuis que je suis
ici.

– Pour ne rien dire… Taisez-vous alors et laissez-moi regarder ;
cela vaut mieux.

– Calmons-nous. Je passais donc, comme je disais, devant la
fontaine.

– Justement vous ne disiez pas un mot de cela.

– Bon ! voilà que vous m’interrompez.

– Non.

– Je passais donc devant la fontaine, et je marchandais quelques
vieux meubles pour cet affreux logement, quand tout à coup je sens un jet d’eau
qui éclabousse mes bas.

– Comme c’est intéressant, tout cela !

– Mais attendez donc, vous êtes trop pressée aussi, ma chère ;
je regarde… et vois… devinez quoi… je vous le donne en cent.

– Allez donc.

– Je vois un jeune monsieur obstruant avec un morceau de
pain le robinet de la fontaine, et produisant, grâce à l’obstacle qu’il
opposait à l’eau, cette extravasion et ce rejaillissement.

– C’est étonnant comme ce que vous me racontez là m’intéresse !
dit Chon en haussant les épaules.

– Attendez donc : j’avais juré très fort en me sentant
éclaboussé ; l’homme au pain trempé se retourne, et je vois…

– Vous voyez ?

– Mon philosophe, ou plutôt notre philosophe.

– Qui cela, Gilbert ?

– En personne : tête nue, veste ouverte, bas mal tirés,
souliers sans boucles, en négligé galant enfin.

– Gilbert !… et qu’a-t-il dit ?

– Je le reconnais, il me reconnaît ; je m’avance, il recule ;
j’étends le bras, il ouvre les jambes, et le voilà courant comme un lévrier
parmi les voitures, les porteurs d’eau.

– Vous l’avez perdu de vue ?

– Je le crois parbleu bien ! vous ne supposez point que
je me sois mis à courir aussi, n’est-ce pas ?

– C’est vrai, mon Dieu ! c’était impossible, je
comprends ; mais le voilà perdu.

– Ah ! quel malheur ! laissa échapper mademoiselle
Sylvie.

– Oui, certes, dit Jean ; je suis son débiteur d’une
bonne ration d’étrivières, et, si j’eusse mis la main sur son collet râpé, il n’eût
rien perdu pour attendre, je vous jure ; mais il devinait mes bonnes
intentions à cet égard, et il a joué des jambes. N’importe, le voilà dans Paris,
c’est l’essentiel ; et à Paris, pour peu qu’on ne soit pas trop mal avec
le lieutenant de police, on trouve tout ce qu’on cherche.

– Il nous le faut.

– Et quand nous l’aurons, nous le ferons jeûner.

– On l’enfermera, dit mademoiselle Sylvie ; seulement,cette
fois il faudra choisir un endroit sûr.

– Et Sylvie lui portera dans cet endroit sûr son pain et son
eau ; n’est-ce pas, Sylvie ? dit le vicomte.

– Mon frère, ne rions pas, dit Chon ; ce garçon là a vu
l’affaire des chevaux de poste. S’il avait des motifs de vous en vouloir, il
pourrait être à craindre.

– Aussi, reprit Jean, suis-je convenu avec moi-même, tout en
montant ton escalier, d’aller trouver M. de Sartine et de lui raconter ma
trouvaille. M. de Sartine me répondra qu’un homme nu-tête, bas défaits, souliers
dénoués, et trempant son pain à une fontaine, habite bien près de l’endroit où
on le rencontre ainsi fagoté, et alors il s’engagera à nous le retrouver.

– Que peut-il faire ici sans argent ?

– Des commissions.

– Lui ! un philosophe de cette sauvage espèce ?
Allons donc !

– Il aura trouvé, dit Sylvie, quelque vieille dévote, sa parente,
qui lui abandonne les croûtes trop vieilles pour son carlin.

– Assez, assez ; mettez le linge dans cette vieille
armoire, Sylvie, et vous, mon frère, à notre observatoire !

Ils s’approchèrent, en effet, de la fenêtre avec de grandes
précautions.

Andrée quitta sa broderie, elle étendit nonchalamment ses
jambes sur un fauteuil, puis allongea la main vers un livre placé sur une
chaise à sa portée, l’ouvrit et commença une lecture que les spectateurs
jugèrent être des plus attachantes, car la jeune fille demeurai mobile du
moment qu’elle eut commencé.

– Oh ! la studieuse personne ! dit mademoiselle
Chon ; que lit-elle là ?

– Premier meuble indispensable, répondit le vicomte en tirant
de sa poche une lunette qu’il allongea et braqua sur Andrée, en l’appuyant, pour
la fixer, à l’angle de la fenêtre.

Chon le regardait faire avec impatience.

– Eh bien, voyons, est-elle vraiment belle, cette créature ?
demanda-t-elle au vicomte.

– Admirable, c’est une fille parfaite ; quels bras !
quelles mains ! quels yeux ! des lèvres à damner saint Antoine ;
des pieds, oh ! les pieds divins ! et la cheville… quelle cheville
sous ce bas de soie !

– Allons, bon ! devenez-en amoureux, maintenant, il ne
vous manquerait plus que cela ! dit Chon avec humeur.

– Eh bien, après ?… Cela ne serait pas déjà si mal joué,
surtout si elle voulait m’aimer un peu à son tour ; cela rassurerait un
peu notre pauvre comtesse.

– Voyons, passez-moi cette lorgnette, et trêve de balivernes,
si c’est possible… Oui, vraiment, elle est belle, cette fille, et il est
impossible qu’elle n’ait pas un amant… Elle ne lit pas, voyez… le livre va lui
tomber des mains… il glisse… le voilà qui dégringole, tenez… Quand je vous le
disais, Jean, elle ne lit pas, elle rêve.

– Ou elle dort.

– Les yeux ouverts ! De beaux yeux, sur ma foi !

– En tout cas, dit Jean, si elle a un amant, nous le verrons
bien d’ici.

– Oui, s’il vient le jour ; mais s’il vient la nuit ?…

– Diable ! je n’y songeais pas, et c’est cependant la
première chose à laquelle j’eusse dû songer… Cela prouve à quel point je suis
naïf.

– Oui, naïf comme un procureur.

– C’est bon ! me voilà prévenu, j’inventerai quelque
chose.

– Mais que cette lunette est bonne ! dit Chon, je
lirais presque dans le livre.

– Lisez, et dites-moi le titre. Je devinerai peut-être
quelque chose d’après le livre.

Chon s’avança avec curiosité, mais elle se recula plus vite
encore qu’elle ne s’était avancée.

– Eh bien, qu’y a-t-il donc ? demanda le vicomte.

Chon lui saisit le bras.

– Regardez avec précaution, mon frère, dit-elle, regardez
donc quelle est la personne qui se penche hors de cette lucarne, à gauche.
Prenez garde d’être vu !

– Oh ! oh ! s’écria sourdement du Barry, c’est mon
trempeur de croûtes, Dieu me pardonne !

– Il va se jeter en bas.

– Non pas, il est cramponné à la gouttière.

– Mais que regarde-t-il donc avec ces yeux ardents, avec
cette ivresse sauvage ?

– Il guette.

Le vicomte se frappa le front.

– J’y suis, s’écria-t-il.

– Quoi ?

– Il guette la petite, pardieu !

– Mademoiselle de Taverney ?

– Eh ! oui, voilà l’amoureux du pigeonnier ! Elle
vient à Paris, il accourt ; elle se loge rue Coq-Héron, il se sauve de
chez nous pour aller demeurer rue Plâtrière ; il la regarde,et elle rêve.

– Sur ma foi, c’est la vérité, dit Chon ; voyez donc ce
regard, cette fixité, ce feu livide de ses yeux : il est amoureux à en perdre
la tête.

– Ma sœur, dit Jean, ne nous donnons plus la peine de guetter
l’amoureuse, l’amoureux fera notre besogne.

– Pour son compte, oui.

– Non pas, pour le nôtre. Maintenant, laissez-moi passer, que
j’aille un peu voir ce cher Sartine. Pardieu ! nous avons de la chance.
Mais prenez garde, Chon, que le philosophe ne vous voie ; vous savez s’il
décampe vite.

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