Joseph Balsamo – Tome II (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 6La mansarde de M. Jacques

L’escalier, déjà étroit et difficile au bout de l’allée, à
la place où Gilbert en avait heurté la première marche, devenait de plus en
plus difficile et de plus en plus étroit à partir du troisième étage, qu’habitait
Jacques. Celui-ci et son protégé arrivèrent donc péniblement à un vrai grenier.
Cette fois, c’était Thérèse qui avait eu raison ; c’était bien un vrai
grenier coupé en quatre compartiments, dont trois étaient inhabités.

Il est vrai de dire que tous, même celui destiné à Gilbert,étaient
inhabitables.

Le toit s’abaissait si rapidement à partir du comble, qu’il
formait avec le plancher un angle aigu. Au milieu de cette pente,une lucarne
fermée d’un mauvais châssis sans vitres donnait le jour et l’air : le jour
chichement, l’air à profusion, surtout par les vents d’hiver.

Heureusement que l’on touchait à l’été, et cependant, malgré
le doux voisinage de la chaude saison, la chandelle que tenait Jacques faillit
s’éteindre lorsqu’ils pénétrèrent dans le grenier.

La paillasse dont avait fastueusement parlé Jacques gisait
en effet à terre et s’offrait tout d’abord aux regards comme le meuble principal
de la chambre. Çà et là des piles de vieux papiers imprimés, jaunis sur leurs
tranches, s’élevaient au milieu d’un amas de livres rongés par les rats.

À deux cordes placées transversalement, et à la première
desquelles faillit s’étrangler Gilbert, crépitaient en dansant auvent de la
nuit des sacs de papier renfermant des haricots séchés dans leurs gousses, des
herbes aromatiques et des linges de ménage mêlés à de vieilles hardes de femme.

– Ce n’est pas beau, dit Jacques ; mais le sommeil et l’obscurité
rendent égaux aux plus somptueux palais les plus pauvres chaumières. Dormez
comme on dort à votre âge, mon jeune ami, et rien ne vous empêchera de croire
demain matin que vous avez dormi dans le Louvre. Mais surtout prenez bien garde
au feu !

– Oui, monsieur, dit Gilbert un peu étourdi de tout ce qu’il
venait de voir et d’entendre.

Jacques sortit en lui souriant, puis il revint.

– Demain nous causerons, dit-il. Je pense que vous ne répugnerez
point à travailler, n’est-ce pas ?

– Vous savez, monsieur, répondit Gilbert, que travailler, au
contraire, est tout mon désir.

– Voilà qui est bien.

Et Jacques fit de nouveau un pas vers la porte.

– Travail digne, bien entendu, répondit le pointilleux Gilbert.

– Je n’en connais pas d’autre, mon jeune ami. Ainsi donc, à
demain.

– Bonsoir et merci, monsieur, dit Gilbert.

Jacques sortit, ferma la porte en dehors, et Gilbert resta
seul dans son galetas.

D’abord émerveillé, puis pétrifié d’être à Paris, il se demanda
si c’était bien Paris, cette ville où l’on voyait des chambres pareilles à la
sienne.

Puis il réfléchit qu’au bout du compte M. Jacques lui
faisait l’aumône, et comme il avait vu faire l’aumône à Taverney,non seulement
il ne s’étonna plus, mais l’étonnement commença de faire place à la reconnaissance.

Sa chandelle à la main, il parcourut, en prenant les précautions
recommandées par Jacques, tous les coins du galetas, s’occupant peu des habits
de Thérèse, dont il ne voulut pas même distraire une vieille robe pour se faire
une couverture.

Il s’arrêta aux piles de papiers imprimés qui éveillaient au
dernier point sa curiosité.

Elles étaient ficelées ; il n’y toucha point.

Le cou tendu, l’œil avide, il passa des liasses ficelées aux
sacs de haricots.

Les sacs de haricots étaient faits d’un papier fort blanc,toujours
imprimé, joint avec des épingles.

Dans un mouvement un peu brusque qu’il fit, Gilbert toucha
la corde avec sa tête : un des sacs tomba.

Plus pâle, plus effaré que s’il eût forcé la serrure d’un coffre-fort,
le jeune homme se hâta de ramasser les haricots épars sur le plancher et de les
remettre dans le sac.

En se livrant à cette opération, il regarda machinalement le
papier, machinalement encore ses yeux lurent quelques mots ;ces mots
attirèrent son attention. Il repoussa les haricots, et, s’asseyant sur sa
paillasse, il lut, car ces mots étaient si parfaitement en harmonie avec sa
pensée et surtout avec son caractère, qu’ils semblaient écrits, non seulement
pour lui, mais encore par lui.

Les voici :

« D’ailleurs, des couturières, des filles de chambre, de
petites marchandes ne me tentaient guère ; il me fallait des demoiselles.
Chacun a ses fantaisies ; ç’a toujours été la mienne, et je ne pense pas
comme Horace sur ce point-là. Ce n’est pourtant pas du tout la vanité de l’état
et du rang qui m’attire, c’est un teint mieux conservé, de plus belles mains, une
parure plus gracieuse, un air de délicatesse et de propreté sur toute la personne,
plus de goût dans la manière de se mettre et de s’exprimer, une robe plus fine
et mieux faite, une chaussure plus mignonne, des rubans, de la dentelle, des
cheveux mieux ajustés. Je préférerais toujours la moins jolie,ayant tout cela.
Je trouve moi même cette préférence fort ridicule, mais mon cœur la donne
malgré moi. » [Note – « Les
Confessions », livre IV.]

Gilbert tressaillit et la sueur lui monta au front ; il
était impossible de mieux exprimer sa pensée, de mieux définir ses instincts, de
mieux analyser son goût. Seulement, Andrée n’était pas la moins jolie ayant
tout cela. Andrée avait tout cela et était la plus belle.

Gilbert continua donc avidement.

À la suite des lignes que nous avons citées venait une charmante
aventure d’un jeune homme avec deux jeunes filles ; l’histoire d’une
cavalcade accompagnée de ces petits cris charmants qui rendent les femmes plus
charmantes encore, parce qu’ils trahissent leur faiblesse ;d’un voyage en
croupe derrière l’une d’elles, et d’un retour nocturne plus charmant et plus
délicieux encore.

L’intérêt allait gagnant ; Gilbert avait déplié le sac
et avait lu tout ce qu’il y avait d’imprimé sur le sac avec un certain battement
de cour ; il interrogea la pagination et se mit à chercher si les autres
pages n’y faisaient pas suite. La pagination était interrompue,mais il
retrouva sept ou huit sacs qui paraissaient se suivre. Il en ôta les épingles, vida
les haricots sur le plancher, les assembla et lut.

Cette fois, c’était bien autre chose encore. Ces nouvelles
pages contenaient les amours d’un jeune homme pauvre, inconnu, avec une grande
dame. La grande dame était descendue jusqu’à lui, ou plutôt il était monté
jusqu’à elle, et la grande dame l’avait accueilli comme s’il eût été son égal, et
elle en avait fait son amant, l’initiant à tous les mystères du cœur, rêves de
l’adolescence qui ont une si courte réalité, qu’arrivés de l’autre côté de la
vie ils ne nous apparaissent plus que comme un de ces météores brillants, mais
fugitifs, qui glissent au milieu d’un ciel étoilé de printemps.

Le jeune homme n’était nommé nulle part. La grande dame s’appelait
madame de Warens, nom doux et charmant à prononcer.

Gilbert rêvait au bonheur de passer ainsi toute une nuit à
lire, et le plaisir s’augmentait de cette sécurité qu’il avait une longue file
de sacs à dépouiller les uns après les autres, quand tout à coup un léger
pétillement se fit entendre ; la chandelle, échauffée par le récipient de
cuivre, s’enfonça dans la graisse liquide, une vapeur infecte monta dans le grenier,
la mèche s’éteignit et Gilbert se trouva dans l’obscurité.

Cet événement était arrivé si rapide, qu’il n’y avait pas eu
moyen d’y porter remède. Gilbert, interrompu au milieu de sa lecture, était
près d’en pleurer de rage. Il laissa glisser la liasse de papiers sur les
haricots amassés près de son lit et se coucha sur sa paillasse, où,malgré son
dépit, il s’endormit bientôt profondément.

Le jeune homme dormit comme on dort à dix-huit ans ;
aussi ne se réveilla-t-il qu’au bruit du cadenas criard que Jacques avait placé
la veille à la porte du grenier.

Le jour était grand ; Gilbert, en ouvrant les yeux, vit
son hôte entrer doucement dans sa chambre.

Ses yeux se portèrent aussitôt sur les haricots épars et sur
les sacs redevenus feuillets.

Les yeux de Jacques avaient déjà pris la même direction.

Gilbert sentit le rouge de la honte lui monter aux joues, et
sans trop savoir ce qu’il disait :

– Bonjour, monsieur, murmura-t-il.

– Bonjour, mon ami, dit Jacques ; avez-vous bien dormi ?

– Oui, monsieur.

– Seriez-vous somnambule, par hasard ?

Gilbert ignorait ce qu’était un somnambule, mais il comprit
que la question avait pour but de lui demander une explication sur ces haricots
hors de leurs sacs, et sur ces sacs veufs de leurs haricots.

– Hélas ! monsieur, dit-il, je vois bien pourquoi vous
me dites cela ; oui, c’est moi qui suis coupable du méfait, et je m’accuse
humblement, mais je le crois réparable.

– Sans doute. Mais pourquoi donc votre chandelle est-elle
usée jusqu’au bout ?

– J’ai veillé trop tard.

– Et pourquoi avez-vous veillé ? fit Jacques,soupçonneux.

– Pour lire.

Le regard de Jacques parcourut, plus défiant encore, le grenier
encombré.

– Cette première feuille, dit Gilbert en montrant le premier
sac qu’il avait décroché et lu, cette première feuille, sur laquelle j’ai jeté
les yeux par hasard, m’a tellement intéressé… Mais vous, monsieur,qui savez
tant de choses, vous devez savoir de quel livre elle vient ?

Jacques y jeta négligemment les yeux et dit :

– Je ne sais.

– C’est un roman, sans doute, fit Gilbert, un bien beau roman.

– Un roman, croyez-vous ?

– Je le crois, car on y parle d’amour comme dans les romans,
excepté qu’on en parle mieux.

– Cependant, reprit Jacques, comme je lis au bas de cette
page le mot Confessions, je croyais…

– Vous croyiez ?

– Que ce pouvait être une histoire.

– Oh ! non, non ; l’homme qui parle ainsi ne parle
pas de lui-même. Il y a trop de franchise dans ses aveux, trop d’impartialité
dans son jugement.

– Et moi, je crois que vous vous trompez, dit vivement le
vieillard. L’auteur, au contraire, a voulu donner cet exemple au monde, d’un
homme se montrant à ses semblables tel que Dieu a fait l’homme.

– Connaissez-vous donc l’auteur ?

– L’auteur est Jean-Jacques Rousseau.

– Rousseau ! s’écria vivement le jeune homme.

– Oui. Il y a ici quelques feuillets de son dernier livre,détachés,
égarés.

– Ainsi ce jeune homme, pauvre, inconnu, obscur, mendiant
presque par les grands chemins qu’il parcourait à pied, c’était Rousseau, c’est-à-dire
l’homme qui devait un jour faire l’Émile et écrire le Contrat social ?

– C’était lui, ou plutôt non, dit le vieillard avec une
expression de mélancolie difficile à rendre. Non, ce n’était pas lui ; l’auteur
du Contrat social et de l’Émile est l’homme désenchanté du monde,
de la vie, de la gloire, et presque de Dieu ; l’autre… l’autre Rousseau…
celui de madame de Warens, c’est l’enfant entrant dans la vie parla même porte
que l’aurore entre dans le monde ; c’est l’enfant avec ses joies, ses
espérances. Il y a entre les deux Rousseau un abîme qui les empêchera de jamais
se joindre… trente ans de malheurs !

Le vieillard secoua la tête, laissa tomber tristement ses
bras, et parut se perdre dans une rêverie profonde.

Gilbert était demeuré comme ébloui.

– Ainsi donc, dit-il, cette aventure avec mademoiselle Galley
et mademoiselle de Graffenried est donc vraie ? Cet amour ardent pour madame
de Warens, il l’a donc éprouvé ? Cette possession de la femme qu’il aimait,
possession qui l’attristait au lieu de le transporter au ciel comme il s’y
attendait, ce n’est donc pas un ravissant mensonge ?

– Jeune homme, dit le vieillard, Rousseau n’a jamais menti.
Rappelez-vous sa devise : Vitam impendere vero.

– Je la connaissais, dit Gilbert ; mais, comme je ne
sais pas le latin, je n’ai jamais pu la comprendre.

– Cela veut dire : « Donner sa vie pour la vérité. »

– Ainsi, continua Gilbert, cette chose est possible, qu’un
homme parti d’où est parti Rousseau, soit aimé d’une belle dame,d’une grande
dame ! Oh ! mon Dieu ! savez-vous que c’est à rendre fous d’espoir
ceux qui, partis d’en bas comme lui, ont jeté les yeux au-dessus d’eux ?

– Vous aimez, dit Jacques, et vous voyez une analogie entre
votre situation et celle de Rousseau ?

Gilbert rougit ; seulement, il ne répondit point à la
question.

– Mais toutes les femmes ne sont point comme madame de
Warens, dit-il ; il y en a de fières, de dédaigneuses,d’inaccessibles, et
celles-là, c’est une folie de les aimer.

– Cependant, jeune homme, dit le vieillard, de pareilles occasions
ont été plus d’une fois offertes à Rousseau.

– Oh ! oui, s’écria Gilbert, mais il était Rousseau.
Bien certainement, si je sentais en moi une étincelle du feu qui a brûlé son cœur
en échauffant son génie…

– Eh bien ?

– Eh bien, je me dirais qu’il n’y a pas de femme, si grande
dame qu’elle soit par la naissance, qui puisse compter avec moi ; tandis
que, n’étant rien, n’ayant point la conviction de mon avenir, quand je regarde
au-dessus de moi, je suis ébloui. Oh ! je voudrais pouvoir parler à
Rousseau !

– Pour quoi faire ?

– Pour lui demander si madame de Warens n’étant pas
descendue à lui, il n’eût pas monté à elle ; pour lui dire : « Cette
possession qui vous a attristé, si elle vous eût été refusée, ne l’eussiez-vous
pas conquise, même… ? »

Le jeune homme s’arrêta.

– Même… ? répéta le vieillard.

– Même par un crime !

Jacques tressaillit.

– Ma femme doit être réveillée, dit-il coupant court à l’entretien ;
nous allons descendre. D’ailleurs, la journée d’un travailleur ne commence
jamais assez tôt : venez, jeune homme, venez.

– C’est vrai, dit Gilbert ; pardon, monsieur ;
mais il y a certaines conversations qui m’enivrent, certains livres qui m’exaltent,
certaines pensées qui me rendent presque fou.

– Allons, allons, vous êtes amoureux, dit le vieillard.

Gilbert ne répondit rien, et se mit à ramasser les haricots
et à reformer les sacs à l’aide des épingles ; Jacques le laissa faire.

– Vous n’avez pas été somptueusement logé, lui dit-il ;
mais au bout du compte vous avez ici le nécessaire, et si vous eussiez été plus
matinal, il vous fût arrivé par cette fenêtre des émanations de verdure qui ont
bien leur mérite au milieu des odeurs nauséabondes qui infectent la grande
ville. Il y a là les jardins de la rue de la Jussienne : les tilleuls et
les faux ébéniers y sont en fleurs, et les respirer le matin,n’est-ce pas, pour
un pauvre captif, amasser du bonheur pour toute une journée ?

– J’aime tout cela vaguement, dit Gilbert, mais j’y suis
trop accoutumé pour y faire grande attention.

– Dites qu’il n’y a pas assez longtemps que vous avez perdu
la campagne pour la regretter encore. Mais vous avez fini ;allons
travailler.

Et montrant le chemin à Gilbert, Jacques le fit sortir et ferma
le cadenas derrière lui.

Cette fois, Jacques conduisit son compagnon droit à la pièce
que Thérèse, la veille, avait désignée sous le nom de son cabinet.

Des papillons sous verre, des herbes et des minéraux encadrés
dans des bordures de bois noir, des livres dans une bibliothèque de noyer, une
table étroite et longue, couverte d’un petit tapis de laine verte et noire, usée
par le frottement, et sur laquelle des manuscrits étaient rangés en bon ordre, quatre
chaises-fauteuils de merisier, foncés et couverts de crin noir, tel était l’ameublement
du cabinet ; le tout luisant, ciré, irréprochable d’ordre et de propreté, mais
froid à l’œil et au cœur, tant le jour tamisé par des rideaux de siamoise était
gris et faible, tant le luxe et même le bien-être semblait éloigné de cette cendre
froide et de ce foyer noir.

Un petit clavecin en bois de rose porté par quatre pieds
droits, et sur la cheminée un maigre cartel, signé :« Dolt, à l’Arsenal »,
rappelaient seuls, l’un par la vibration de ses fils d’acier éveillés par le
passage des voitures dans la rue, l’autre par son balancier argentin, que
quelque chose vivait dans cette espèce de tombeau.

Gilbert entra respectueusement dans le cabinet que nous
venons de décrire ; il trouvait le mobilier presque somptueux,car c’était
à peu près celui du château de Taverney ; le carreau ciré surtout lui
imposait fort.

– Asseyez-vous, lui dit Jacques en lui montrant une seconde
petite table placée dans l’embrasure d’une fenêtre, je vais vous dire quelle
est l’occupation que je vous ai destinée.

Gilbert s’empressa d’obéir.

– Connaissez-vous ceci ? demanda le vieillard.

Et il montrait à Gilbert un papier rayé à intervalles égaux.

– Sans doute, répondit celui-ci ; c’est du papier de musique.

– Eh bien, lorsqu’une de ces feuilles a été noircie convenablement
par moi, c’est-à-dire quand j’ai copié dessus autant de musique qu’elle peut en
contenir, j’ai gagné dix sous ; c’est le prix que j’ai fixé moi-même.
Croyez vous que vous apprendrez à copier de la musique ?

– Oui, monsieur, je le crois.

– Mais est-ce que ce petit barbouillage de points noirs embrochés
de raies uniques, doubles ou triples, ne vous tourbillonne pas devant les yeux ?

– C’est vrai, monsieur. Au premier coup d’œil, je n’y comprends
pas grand-chose ; cependant, en m’appliquant, je distinguerai les notes
les unes des autres ; par exemple, voici un fa.

– Où cela ?

– Ici, embroché dans la ligne la plus élevée.

– Et cette autre entre les deux lignes basses ?

– C’est encore un fa.

– La note au-dessus de celle qui est à cheval sur la deuxième
ligne ?

– C’est un sol.

– Mais vous savez lire la musique, alors ?

– C’est-à-dire que je connais le nom des notes, mais je n’en
connais point la valeur.

– Et savez-vous quand elles sont blanches, noires, croches,doubles
croches et triples croches ?

– Oh ! oui, je sais cela.

– Et ces signes ?

– Ceci, c’est un soupir.

– Et ceci ?

– Un dièse.

– Et ceci ?

– Un bémol.

– Très bien ! Ah çà ! mais, avec votre ignorance, fit
Jacques, dont l’œil commençait à se voiler de cette défiance qui lui paraissait
habituelle, avec votre ignorance, voilà que vous parlez musique comme vous
parliez botanique, et que vous avez failli me parler amour.

– Oh ! monsieur, dit Gilbert rougissant, ne vous
raillez pas de moi.

– Au contraire, mon enfant, vous m’étonnez. La musique est
un art qui ne vient qu’après les autres études, et vous m’avez dit n’avoir reçu
aucune éducation, vous m’avez dit n’avoir rien appris.

– C’est la vérité, monsieur.

– Ce n’est cependant pas vous qui avez imaginé tout seul que
ce point noir sur la dernière ligne était un fa ?

– Monsieur, dit Gilbert baissant la tête et la voix, dans la
maison que j’habitais, il y avait une… une jeune personne qui jouait du
clavecin.

– Ah ! oui, celle qui faisait de la botanique ?
fit Jacques.

– Justement, monsieur ; elle en jouait même fort bien.

– Vraiment ?

– Oui, et moi, j’adore la musique.

– Tout ceci n’est point une raison de connaître les notes.

– Monsieur, il y a dans Rousseau qu’incomplet est l’homme
qui jouit de l’effet sans remonter à la cause.

– Oui ; mais il y a aussi, dit Jacques, que l’homme, en
se complétant par cette recherche, perd sa joie, sa naïveté et son instinct.

– Qu’importe, dit Gilbert, s’il trouve dans l’étude des jouissances
égales à celles qu’il peut perdre !

Jacques surpris se retourna.

– Allons, dit-il, vous êtes non seulement botaniste et musicien,
mais vous êtes encore logicien.

– Hélas ! monsieur, je ne suis malheureusement ni botaniste,
ni musicien, ni logicien ; je sais distinguer une note d’une autre note, un
signe d’un autre signe, voilà tout.

– Vous solfiez alors ?

– Moi ? pas le moins du monde.

– Eh bien, n’importe, voulez-vous essayer de copier ?
Voici du papier tout réglé : mais prenez garde de le gaspiller, il coûte
fort cher. Et même, faites mieux, prenez du papier blanc, rayez-le et essayez
sur celui-là.

– Oui, monsieur, je ferai comme vous me recommandez de faire ;
mais permettez-moi de vous le dire, ce n’est point là un état pour toute ma vie ;
car, pour écrire de la musique que je ne comprends pas, mieux vaut me faire
écrivain public.

– Jeune homme, jeune homme, vous parlez sans réfléchir, prenez
garde.

– Moi ?

– Oui, vous. Est-ce la nuit que l’écrivain public exerce son
métier et gagne sa vie ?

– Non, certes.

– Eh bien ! écoutez ce que je vais vous dire : un
homme habile peut, en deux ou trois heures de nuit, copier cinq de ces pages et
même six, lorsqu’à force d’exercice il a acquis une note grasse et facile, un
trait pur et une habitude de lecture qui lui économise les rapports de l’œil au
modèle. Six pages valent trois francs ; un homme vit avec cela ; vous
ne direz pas le contraire, vous qui ne demandez que six sous. Donc,avec deux
heures de travail de nuit, un homme peut suivre les cours de l’école de chirurgie,
de l’école de médecine et de l’école de botanique.

– Ah ! s’écria Gilbert, ah ! je vous comprends,monsieur,
et je vous remercie du profond de mon cœur.

Et il se jeta sur la feuille de papier blanc que lui présentait
le vieillard.

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