Joseph Balsamo – Tome II (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 3Le vieillard

Gilbert n’avait pas voulu prendre les routes de peur d’être
poursuivi ; il avait gagné, de bois en bois, une espèce de forêt dans
laquelle il s’arrêta enfin. Il avait dû faire une lieue et demie à peu près en
trois quarts d’heure.

Le fugitif regarda tout autour de lui : il était bien
seul. Cette solitude le rassura. Il essaya de se rapprocher de la route qui devait,
d’après son calcul, conduire à Paris.

Mais des chevaux qu’il aperçut sortant du village de Roquencourt,
menés par des livrées orange, l’effrayèrent tellement, qu’il fut guéri de la
tentation d’affronter les grandes routes et se rejeta dans les bois.

– Demeurons à l’ombre de ces châtaigniers, se dit Gilbert ;
si l’on me cherche quelque part, ce sera sur le grand chemin. Ce soir, d’arbre
en arbre, de carrefour en carrefour, je me faufilerai vers Paris.On dit que
Paris est grand ; je suis petit, on m’y perdra.

L’idée lui parut d’autant meilleure que le temps était beau,
le bois ombreux, le sol moussu. Les rayons d’un soleil âpre et intermittent qui
commençait à disparaître derrière les coteaux de Marly avaient séché les herbes
et tiré de la terre ces doux parfums printaniers qui participent à la fois de
la fleur et de la plante.

On en était arrivé à cette heure de la journée où le silence
tombe plus doux et plus profond du ciel qui commence à s’assombrir,à cette
heure où les fleurs en se refermant cachent l’insecte endormi dans leur calice.
Les mouches dorées et bourdonnantes regagnent le creux des chênes qui leur sert
d’asile, les oiseaux passent muets dans le feuillage où l’on n’entend que le frôlement
rapide de leurs ailes, et le seul chant qui retentisse encore est le sifflement
accentué du merle, et le timide ramage du rouge-gorge.

Les bois étaient familiers à Gilbert ; il en
connaissait les bruits et les silences. Aussi, sans réfléchir plus longtemps, sans
se laisser aller à des craintes puériles, se jeta-t-il sur les bruyères
parsemées çà et là des feuilles de l’hiver.

Bien plus, au lieu d’être inquiet, Gilbert ressentait une
joie immense. Il aspirait à longs flots l’air libre et pur ;il sentait
que, cette fois encore, il avait triomphé, en homme stoïque, de tous les pièges
tendus aux faiblesses humaines. Que lui importait-il de n’avoir ni pain, ni
argent, ni asile ? N’avait-il pas sa chère liberté ? Ne disposait-il
pas de lui pleinement et entièrement ?

Il s’étendit donc au pied d’un châtaignier gigantesque qui
lui faisait un lit moelleux entre les bras de deux grosses racines  moussues, et,
tout en regardant le ciel qui lui souriait, il s’endormit.

Le chant des oiseaux le réveilla ; il était jour à
peine. En se soulevant sur son coude brisé par le contact du bois dur, Gilbert
vit le crépuscule bleuâtre estomper la triple issue d’un carrefour,tandis que
çà et là, par les sentiers humides de rosée, passaient, l’oreille penchée, des
lapins rapides, tandis que le daim curieux, qui piétinait sur ses fuseaux d’acier,
s’arrêtait au milieu d’une allée pour regarder cet objet inconnu,couché sous
un arbre, et qui lui conseillait de fuir au plus vite.

Une fois debout, Gilbert sentit qu’il avait faim ; il n’avait
pas voulu, on se le rappelle, dîner la veille avec Zamore, de sorte que, depuis
son déjeuner dans les mansardes de Versailles, il n’avait rien pris. En se
retrouvant sous les arceaux d’une forêt, lui, l’intrépide arpenteur des grands
bois de la Lorraine et de la Champagne, il se crut encore sous les massifs de
Taverney ou dans les taillis de Pierrefitte, réveillé par l’aurore après un
affût nocturne entrepris pour Andrée.

Mais alors, il trouvait toujours près de lui quelque
perdreau surpris au rappel, quelque faisan tué au branché, tandis que, cette
fois, il ne voyait à sa portée que son chapeau, déjà fort maltraité par la
route et achevé par l’humidité du matin.

Ce n’était donc pas un rêve qu’il avait fait, comme il l’avait
cru d’abord en se réveillant. Versailles et Luciennes étaient une réalité, depuis
son entrée triomphale dans l’une jusqu’à sa sortie effarouchée de l’autre.

Puis, ce qui le ramena tout à fait à la réalité, ce fut une
faim de plus en plus croissante, et, par conséquent, de plus en plus aiguë.

Machinalement alors il chercha autour de lui ces mûres savoureuses,
ces prunelles sauvages, ces croquantes racines de ses forêts, dont le goût, pour
être plus âpre que celui de la rave, n’en est pas moins agréable aux bûcherons,
qui vont le matin chercher, leurs outils sur l’épaule, le canton du
défrichement.

Mais outre que ce n’était point la saison encore, Gilbert ne
reconnut autour de lui que des frênes, des ormes, des châtaigniers,et ces
éternelles glandées qui se plaisent dans les sables.

– Allons, allons, se dit Gilbert à lui-même, j’irai droit à
Paris. Je puis en être encore à trois ou quatre lieues, à cinq tout au plus, c’est
une route de deux heures. Qu’importe que l’on souffre deux heures de plus quand
on est sûr de ne plus souffrir après ! À Paris tout le monde a du pain, et
en voyant un jeune homme honnête et laborieux, le premier artisan que je
rencontrerai ne me refusera point du pain pour du travail.

En un jour, à Paris, on trouvera le repas du lendemain ;
que me faut-il de plus ? Rien, pourvu que chaque lendemain me grandisse, m’élève
et me rapproche… du but que je veux atteindre.

Gilbert doubla le pas ; il voulait regagner la
grand-route, mais il avait perdu tout moyen de s’orienter. À Taverney et dans
tous les bois environnants, il connaissait l’orient et l’occident ; chaque
rayon de soleil lui était un indice d’heure et de chemin. La nuit,chaque
étoile, tout inconnue qu’elle lui était sous son nom de Vénus, de  Saturne ou de
Lucifer, lui était un guide. Mais dans ce monde nouveau, il ne connaissait pas
plus les choses que les hommes, et il fallait trouver, au milieu des uns et des
autres, son chemin en tâtonnant au hasard.

– Heureusement, se dit Gilbert, j’ai vu des poteaux où les
routes sont indiquées.

Et il s’avança jusqu’au carrefour, où il avait vu ces
poteaux indicateurs.

Il y en avait trois en effet : l’un conduisait au
Marais-Jaune, l’autre au Champ de l’Alouette, le troisième au Trou-Salé.

Gilbert était un peu moins avancé qu’auparavant ; il
courut trois heures sans pouvoir sortir du bois, renvoyé du Rond du Roi au
carrefour des Princes.

La sueur ruisselait de son front, vingt fois il avait mis
bas son habit et sa veste pour escalader quelque châtaignier colossal ;
mais, arrivé à sa cime, il n’avait vu que Versailles, tantôt à sa droite, tantôt
à sa gauche ; Versailles vers lequel il semblait qu’une fatalité le
ramenât constamment.

À demi fou de rage, n’osant s’engager sur la grand-route
dans la conviction que Luciennes tout entier courait après lui,Gilbert, gardant
toujours le centre des bois, finit par dépasser Viroflay, puis Chaville, puis
Sèvres.

Cinq heures et demie sonnaient au château de Meudon quand il
arriva au couvent des Capucins, situé entre la manufacture et Bellevue ;
de là, montant sur une croix et au risque de la briser et de se faire rouer, comme
Sirven, par arrêt du Parlement, il aperçut la Seine, le bourg et la fumée des
premières maisons.

Mais à côté de la Seine, au milieu du bourg, devant le seuil
de ces maisons, passait la grande route de Versailles, dont il avait tant d’intérêt
à s’écarter.

Gilbert, un instant, n’eut plus ni fatigue ni faim. Il
voyait au reste à l’horizon un grand amas de maisons perdues dans la vapeur
matinale ; il jugea que c’était Paris, prit sa course de ce côté-là, et ne
s’arrêta que lorsqu’il sentit l’haleine près de lui manquer.

Il se trouvait au milieu du bois de Meudon, entre Fleury et
le Plessis-Piquet.

– Allons, allons, dit-il en regardant autour de lui, pas de
mauvaise honte. Je ne puis manquer de rencontrer quelque ouvrier matinal, de
ceux qui s’en vont à leur travail un gros morceau de pain sous le bras. Je lui
dirai : « Tous les hommes sont frères et, par conséquent,doivent s’entraider.
Vous avez là plus de pain qu’il ne vous en faut, non seulement pour votre déjeuner,
mais même pour tout le jour, tandis que, moi, je meurs de faim. » Et alors,
il me tendra la moitié de son pain.

La faim rendait Gilbert encore plus philosophe, et il continuait
ses réflexions mentales.

– En effet, disait-il, tout n’est-il pas commun aux hommes
sur la terre ? Dieu, cette source éternelle de toutes choses,a-t-il donné
à celui-ci ou à celui-là l’air qui féconde le sol, ou le sol qui féconde les
fruits ? Non ; seulement, plusieurs ont usurpé ;mais aux yeux
du Seigneur comme aux yeux du philosophe, personne ne possède ; celui qui
a, n’est que celui à qui Dieu a prêté.

Et Gilbert ne faisait que résumer avec une intelligence naturelle
ces idées vagues et indécises à cette époque, et que les hommes sentaient
flotter dans l’air et passer au-dessus de leur tête, comme ces nuages poussés
vers un seul point et qui, en s’amoncelant, finissent par former une tempête.

– Quelques-uns, reprenait Gilbert tout en suivant sa route,quelques-uns
retiennent de force ce qui appartient à tous. Eh bien ! à ceux-là on peut
arracher de force ce qu’ils n’ont que le droit de partager. Si mon frère qui a
trop de pain pour lui me refuse une portion de son pain, eh bien ! je… la
prendrai de force, imitant en cela la loi animale, source de tout bon sens et
de toute équité, puisqu’elle dérive de tout besoin naturel. À moins cependant
que mon frère ne me dise : « Cette part que tu réclames est celle de
ma femme et de mes enfants » ; ou bien : « Je suis le plus
fort et je mangerai ce pain malgré toi. »

Gilbert était dans ces dispositions de loup à jeun, quand il
arriva au milieu d’une clairière dont le centre était occupé par une mare aux
eaux rousses, bordées de roseaux et de nymphéas.

Sur la pente herbeuse qui descendait jusqu’à l’eau rayée en
tous sens par des insectes aux longues pattes, brillaient, comme un semis de turquoises,
de nombreuses touffes de myosotis.

Le fond de ce tableau, c’est-à-dire l’anneau de la circonférence,
était formé d’une haie de gros trembles ; des aunes remplissaient de leur
branchage touffu les intervalles que la nature avait mis entre les troncs
argentés de leurs dominateurs.

Six allées donnaient entrée dans cette espèce de carrefour ;
deux semblaient monter jusqu’au soleil, qui dorait la cime des arbres lointains,
tandis que les quatre autres, divergentes comme les rayons d’une étoile, s’enfonçaient
dans les profondeurs bleuâtres de la forêt.

Cette espèce de salle de verdure semblait plus fraîche et
plus fleurie qu’aucune autre place du bois.

Gilbert y était entré par une des allées sombres.

Le premier objet qu’il aperçut lorsque, après avoir embrassé
d’un coup d’œil l’horizon lointain que nous venons de décrire, il ramena son
regard autour de lui, fut, dans la pénombre d’un fossé profond, le tronc d’un
arbre renversé sur lequel était assis un homme à perruque grise,d’une
physionomie douce et fine, vêtu d’un habit de gros drap brun, de culottes
pareilles, d’un gilet de piqué gris à côtes ; ses bas de coton gris enfermaient
une jambe assez bien faite et nerveuse ; ses souliers à boucles, poudreux
encore par places, avaient cependant été lavés au bout de la pointe par la
rosée du matin.

Près de cet homme, sur l’arbre renversé, était une boîte
peinte en vert, toute grande ouverte et bourrée de plantes récemment cueillies.
Il tenait entre ses jambes une canne de houx, dont la pomme arrondie reluisait
dans l’ombre et qui se terminait par une petite bêche de deux pouces de large
sur trois de long.

Gilbert embrassa d’un coup d’œil les différents détails que
nous venons d’exposer ; mais ce qu’il aperçut tout d’abord, ce fut un
morceau de pain dont le vieillard cassait les bribes pour les manger, en
partageant fraternellement avec les pinsons et les verdiers qui lorgnaient de
loin la proie convoitée, s’abattant sur elle aussitôt qu’elle leur était livrée
et s’envolant à tire-d’aile au fond de leur massif avec des pépiements joyeux.

Puis, de temps en temps, le vieillard, qui les suivait de
son œil doux et vif à la fois, plongeait sa main dans un mouchoir à carreaux de
couleur, en tirait une cerise, et la savourait entre deux bouchées de pain.

– Bon ! voici mon affaire, dit Gilbert en écartant les
branches et en faisant quatre pas vers le solitaire, qui sortit enfin de sa rêverie.

Mais il ne fut pas au tiers du chemin, que, voyant l’air
doux et calme de cet homme, il s’arrêta et ôta son chapeau.

Le vieillard, de son côté, s’apercevant qu’il n’était plus
seul, jeta un regard rapide sur son costume et sur sa lévite.

Il boutonna l’un et ferma l’autre.

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