Joseph Balsamo – Tome II (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 38L’apologue

Dans ce petit cabinet de Luciennes où nous avons vu le vicomte
Jean du Barry absorber, au grand déplaisir de la comtesse, une si grande quantité
de chocolat, M. le maréchal de Richelieu faisait collation avec madame du Barry,
laquelle, tout en tirant les oreilles de Zamore, s’étendait de plus en plus
longuement et nonchalamment sur un sofa de satin broché de fleurs,tandis que
le vieux courtisan poussait des hélas ! d’admiration à chaque pose
nouvelle de la séduisante créature.

– Oh ! comtesse, disait-il en minaudant comme une
vieille femme, vous allez vous décoiffer ; comtesse, voilà un accroche- cœur
qui se déroule. Ah ! votre mule tombe, comtesse.

– Bah ! mon cher duc, ne faites pas attention, dit-elle
en arrachant avec distraction une pincée de cheveux à Zamore et en  se couchant
tout à fait, plus voluptueuse et plus belle sur son sofa que Vénus sur sa
conque marine.

Zamore, peu sensible à toutes ces poses, rugit de colère. La
comtesse le calma en prenant sur la table une poignée de dragées,qu’elle
introduisit dans ses poches.

Mais Zamore, en faisant la moue, retourna sa poche et vida ses
dragées sur le parquet.

– Ah ! petit drôle ! continua la comtesse en
allongeant une jambe fine, dont l’extrémité alla se mettre en contact avec les
chausses fantastiques du négrillon.

– Oh ! grâce ! s’écria le vieux maréchal, foi de
gentilhomme, vous le tuerez.

– Que ne puis-je tuer aujourd’hui tout ce qui me déplaît !
dit la comtesse ; je me sens impitoyable.

– Ah ! çà ! mais, dit le duc, je vous déplais donc,
moi ?

– Oh ! non, pas vous, au contraire : vous êtes mon
vieil ami, et je vous adore ; mais c’est qu’en vérité,voyez-vous, je suis
folle.

– C’est donc une maladie que vous ont donnée ceux que vous
rendez fous ?

– Prenez garde ! vous m’agacez horriblement avec vos galanteries
dont vous ne pensez pas un mot.

– Comtesse, comtesse ! je commence à croire, non pas
que vous êtes folle, mais ingrate.

– Non, je ne suis ni folle ni ingrate, je suis…

– Eh bien, voyons, qu’êtes-vous ?

– Je suis colère, monsieur le duc.

– Ah ! vraiment.

– Cela vous étonne ?

– Pas le moins du monde, comtesse ; et, sur mon honneur,
il y a bien de quoi.

– Tenez, voilà ce qui me révolte en vous, maréchal.

– Il y a quelque chose qui vous révolte en moi,comtesse ?

– Oui.

– Et quelle est cette chose, s’il vous plaît ? Je suis
bien vieux, et cependant il n’y a pas d’efforts que je ne fasse pour vous
plaire.

– Cette chose, c’est que vous ne savez pas seulement ce dont
il s’agit, maréchal.

– Oh ! que si fait.

– Vous savez ce qui me crispe ?

– Sans doute : Zamore a cassé la fontaine chinoise.

Un sourire imperceptible effleura les lèvres de la jeune
femme ; mais Zamore, qui se sentait coupable, baissa la tête avec humilité,
comme si le ciel eût été gros d’un nuage de soufflets et de chiquenaudes.

– Oui, dit la comtesse avec un soupir, oui, duc vous avez
raison ; c’est cela, et vous êtes en vérité un très fin politique.

– On me l’a toujours dit, madame, répondit M. de Richelieu d’un
air tout confit de modestie.

– Oh ! je n’ai pas besoin qu’on me le dise pour le voir,
duc ; et vous avez trouvé la raison à mon ennui, comme cela,tout de suite,
sans chercher ni à droite, ni à gauche : c’est superbe !

– Parfaitement ; mais cependant ce n’est pas tout.

– Ah ! vraiment.

– Non. Je devine encore autre chose.

– Vraiment ?

– Oui.

– Et que devinez-vous ?

– Je devine que vous attendiez hier au soir Sa Majesté.

– Où cela ?

– Ici.

– Eh bien, après ?

– Et que Sa Majesté n’est pas venue.

La comtesse rougit et se releva un peu sur le coude.

– Ah, ah ! fit-elle.

– Et cependant, dit le duc, j’arrive de Paris.

– Qu’est-ce que cela prouve ?

– Que je pourrais ne rien savoir de ce qui s’est passé à Versailles,
pardieu ! et cependant…

– Duc, mon cher duc, vous êtes plein de réticences aujourd’hui.
Que diable ! quand on a commencé, on achève ; ou bien l’on ne
commence pas.

– Vous en parlez fort à votre aise, comtesse. Laissez-moi
reprendre haleine, au moins. Où en étais-je ?

– Vous en étiez à… cependant.

– Ah ! oui, c’est vrai, et cependant, non seulement je
sais que Sa Majesté n’est pas venue, mais encore je devine pourquoi elle n’est
pas venue.

– Duc, j’ai toujours pensé à part moi que vous étiez sorcier ;
seulement, il me manquait une preuve.

– Eh bien, cette preuve, je vais vous la donner.

La comtesse, qui attachait à la conversation beaucoup plus d’intérêt
qu’elle ne voulait paraître en attacher, abandonna la tête de Zamore, dont ses
doigts blancs et fins fourrageaient la chevelure.

– Donnez, duc, donnez, dit-elle.

– Devant M. le gouverneur ? dit le duc.

– Disparaissez, Zamore, fit la comtesse au négrillon, qui, fou
de joie, s’élança d’un seul bond du boudoir a l’antichambre.

– À la bonne heure, murmura Richelieu ; mais il faut
donc tout vous dire, comtesse ?

– Comment, ce singe de Zamore vous gênait, duc !

– Pour dire la vérité, comtesse, quelqu’un me gêne toujours.

– Oui, quelqu’un, je comprends ; mais Zamore est-il quelqu’un ?

– Zamore n’est pas aveugle, Zamore n’est pas sourd, Zamore n’est
pas muet ; c’est donc quelqu’un. Or, je décore de ce nom quiconque est mon
égal en yeux, en oreilles et en langue, c’est-à-dire quiconque peut voir ce que
je fais, entendre ou répéter ce que je dis, enfin quiconque peut me trahir.
Cette théorie posée, je continue.

– Oui, continuez, duc, vous me ferez plaisir.

– Plaisir, je ne crois pas, comtesse ; n’importe, je
dois continuer. Le roi visitait donc hier Trianon.

– Le petit ou le grand ?

– Le petit. Madame la dauphine était à son bras.

– Ah !

– Et madame la dauphine, qui est charmante, comme vous
savez…

– Hélas !

– Lui faisait tant de cajoleries, de petit papa par-ci, de
grand papa par-là, que Sa Majesté, dont le cœur est d’or, n’y put résister, de
sorte que le souper a suivi la promenade, que les jeux innocent sont suivi le
souper. Enfin…

– Enfin, dit madame du Barry pâle d’impatience, enfin le roi
n’est pas venu à Luciennes, n’est-ce pas, voilà ce que vous voulez dire ?

– Eh bien, mon Dieu, oui.

– C’est tout simple, Sa Majesté avait là-bas tout ce qu’elle
aime.

– Ah ! non point, et vous êtes loin de penser un seul
mot de ce que vous dites ; tout ce qui lui plaît, tout au plus.

– C’est bien pis, duc, prenez garde : souper, causer,jouer,
c’est tout ce qu’il lui faut. Et avec qui a-t-il joué ?

– Avec M. de Choiseul.

La comtesse fit un mouvement d’irritation.

– Voulez-vous que nous n’en parlions pas, comtesse ?reprit
Richelieu.

– Au contraire, monsieur, parlons-en.

– Vous êtes aussi courageuse que spirituelle, madame ;
attaquons donc le taureau par les cornes, comme disent les Espagnols.

– Voilà un proverbe que madame de Choiseul ne vous pardonnerait
pas, duc.

– Il ne lui est pas applicable cependant. Je disais donc,madame,
que M. de Choiseul, puisqu’il faut l’appeler par son nom, tint les cartes, et
avec tant de bonheur, tant d’adresse…

– Qu’il gagna ?

– Non pas, qu’il perdit, et que Sa Majesté gagna mille louis
au piquet, jeu où Sa Majesté a beaucoup d’amour-propre, attendu qu’elle le joue
fort mal.

– Oh ! le Choiseul ! le Choiseul ! murmura
madame du Barry. Et madame de Grammont, elle en était, n’est-ce pas ?

– C’est-à-dire, comtesse, qu’elle était sur son départ.

– La duchesse ?

– Oui, elle fait une sottise, je crois.

– Laquelle ?

– Voyant qu’on ne la persécute pas, elle boude ; voyant
qu’on ne l’exile pas, elle s’exile elle-même.

– Où cela ?

– En province.

– Elle va intriguer.

– Parbleu ! Que voulez-vous qu’elle fasse ? Donc,étant
sur son départ, elle a tout naturellement voulu saluer la dauphine,qui
naturellement l’aime beaucoup. Voilà pourquoi elle était à Trianon.

– Au grand ?

– Sans doute, le petit n’est pas encore meublé.

– Ah ! madame la dauphine, en s’entourant de tous ces
Choiseul, montre bien quel parti elle veut embrasser.

– Non, comtesse, n’exagérons pas ; car enfin, demain la
duchesse sera partie.

– Et le roi s’est amusé là où je n’étais pas ! s’écria
la comtesse avec une indignation qui n’était pas exempte d’une certaine terreur.

– Mon Dieu ! oui ; c’est incroyable, mais
cependant cela est ainsi, comtesse. Voyons, qu’en concluez-vous ?

– Que vous êtes bien informé, duc.

– Et voilà tout ?

– Non pas.

– Achevez donc.

– J’en conclus encore que, de gré ou de force, il faut tirer
le roi des griffes de ces Choiseul, ou nous sommes perdus.

– Hélas !

– Pardon, reprit la comtesse ; je dis nous, mais
tranquillisez-vous, duc, cela ne s’applique qu’à la famille.

– Et aux amis, comtesse ; permettez-moi donc à ce titre
d’en prendre ma part. Ainsi donc…

– Ainsi donc, vous êtes de mes amis ?

– Je croyais vous l’avoir dit, madame.

– Ce n’est point assez.

– Je croyais vous l’avoir prouvé.

– C’est mieux, et vous m’aiderez ?

– De tout mon pouvoir, comtesse ; mais…

– Mais quoi ?

– L’ouvre est bien difficile, je ne vous le cache point.

– Sont-ils donc indéracinables, ces Choiseul ?

– Ils sont vigoureusement plantés, du moins.

– Vous croyez, vous ?

– Je le crois.

– Ainsi, quoi qu’en dise le bonhomme La Fontaine, il n’y a
contre ce chêne ni vent ni orage.

– C’est un grand génie que ce ministre.

– Bon ! voilà que vous parlez comme les encyclopédistes,
vous.

– Ne suis-je pas de l’Académie ?

– Oh ! vous en êtes si peu, duc.

– C’est vrai, et vous avez raison ; c’est mon
secrétaire qui en est, et non pas moi. Mais je n’en persiste pas moins dans mon
opinion.

– Que M. de Choiseul est un génie ?

– Eh ! oui.

– Mais en quoi éclate-t-il donc, ce grand génie ?
Voyons.

– En ceci, madame : qu’il a fait une telle affaire des
parlements et des Anglais, que le roi ne peut plus se passer de lui.

– Les parlements, mais il les excite contre Sa Majesté !

– Sans doute, et voilà l’habileté.

– Les Anglais, il les pousse à la guerre !

– Justement, la paix le perdrait.

– Ce n’est pas du génie, cela, duc.

– Qu’est-ce donc, comtesse ?

– C’est de la haute trahison.

– Quand la haute trahison réussit, comtesse, c’est du génie,
ce me semble, et du meilleur.

– Mais, à ce compte, duc, je connais quelqu’un qui est aussi
habile que M. de Choiseul.

– Bah !

– À l’endroit des parlements du moins.

– C’est la principale affaire.

– Car ce quelqu’un est cause de la révolte des parlements.

– Vous m’intriguez, comtesse.

– Vous ne le connaissez pas, duc ?

– Non, ma foi.

– Il est pourtant de votre famille.

– J’aurais un homme de génie dans ma famille ?
Voudriez-vous parler du cardinal-duc, mon oncle, madame ?

– Non ; je veux parler du duc d’Aiguillon, votre neveu.

– Ah ! M. d’Aiguillon, c’est vrai, lui qui a donné le
branle à l’affaire La Chalotais. Ma foi, c’est un joli garçon, oui,oui, en vérité.
Il a fait là une rude besogne. Tenez, comtesse, voilà, sur mon honneur, un
homme qu’une femme d’esprit devrait s’attacher.

– Comprenez-vous, duc, fit la comtesse, que je ne connaisse
pas votre neveu ?

– En vérité, madame, vous ne le connaissez pas ?

– Non, jamais je ne l’ai vu.

– Pauvre garçon ! en effet, depuis votre avènement, il
a toujours vécu au fond de la Bretagne. Gare à lui, quand il vous verra, il n’est
plus habitué au soleil.

– Comment fait-il, au milieu de toutes ces robes noires, un
homme d’esprit et de race comme lui ?

– Il les révolutionne, ne pouvant faire mieux. Vous comprenez,
comtesse, chacun prend son plaisir où il le trouve, et il n’y a pas grand
plaisir en Bretagne. Ah ! voilà un homme actif ;peste ! quel
serviteur le roi aurait là s’il voulait. Ce n’est pas avec lui que les
parlements garderaient leur insolence… Ah ! il est vraiment Richelieu, comtesse :
aussi, permettez…

– Quoi ?

– Que je vous le présente à son premier débotté.

– Doit-il donc venir de sitôt dans Paris ?

– Eh ! madame, qui sait ? peut-être en a-t-il
encore pour un lustre à rester dans sa Bretagne, comme dit ce coquin de Voltaire ;
peut-être est-il en route ; peut-être est-il à deux cents lieues ;
peut-être est-il à la barrière !

Et le maréchal étudia sur le visage de la jeune femme l’effet
des dernières paroles qu’il avait dites.

Mais, après avoir rêvé un moment :

– Revenons au point où nous en étions.

– Où vous voudrez, comtesse.

– Où en étions-nous ?

– Au moment où Sa Majesté se plaît si fort à Trianon, dans
la compagnie de M. de Choiseul.

– Et où nous parlions de renvoyer ce Choiseul, duc.

– C’est-à-dire où vous parliez de le renvoyer, comtesse.

– Comment ! dit la favorite, j’ai si grande envie qu’il
parte, que je risque à mourir s’il ne part pas ; vous ne m’y aiderez pas
un peu, mon cher duc ?

– Oh ! oh ! fit Richelieu en se rengorgeant, voilà
ce qu’en politique nous appelons une ouverture.

– Prenez comme il vous plaît, appelez comme il vous convient,
mais répondez catégoriquement.

– Oh ! que voilà un grand vilain adverbe dans une si
petite et si jolie bouche.

– Vous appelez cela répondre, duc ?

– Non, pas précisément ; c’est ce que j’appelle
préparer ma réponse.

– Est-elle préparée ?

– Attendez donc.

– Vous hésitez, duc ?

– Non pas.

– Eh bien, j’écoute.

– Que dites-vous des apologues, comtesse ?

– Que c’est bien vieux.

– Bah ! le soleil aussi est vieux, et nous n’avons
encore rien inventé de mieux pour y voir.

– Va donc pour l’apologue : mais ce sera transparent.

– Comme du cristal.

– Allons.

– M’écoutez-vous, belle dame ?

– J’écoute.

– Supposez donc, comtesse… vous savez, on suppose toujours
dans les apologues.

– Dieu ! que vous êtes ennuyeux, duc.

– Vous ne pensez pas un mot de ce que vous dites là, comtesse,
car jamais vous n’avez écouté plus attentivement.

– Soit ; j’ai tort.

– Supposez donc que vous vous promenez dans votre beau
jardin de Luciennes, et que vous apercevez une prune magnifique,une de ces
reines-claudes que vous aimez tant, parce qu’elles ont des couleurs vermeilles
et purpurines qui ressemblent aux vôtres.

– Allez toujours, flatteur.

– Vous apercevez, dis-je, une de ces prunes tout au bout d’une
branche, tout au haut de l’arbre ; que faites-vous,comtesse ?

– Je secoue l’arbre, pardieu !

– Oui, mais inutilement, car l’arbre est gros, indéracinable,
comme vous disiez tout à l’heure ; et vous vous apercevez bientôt que, sans
l’ébranler même, vous égratignez vos charmantes petites menottes à son écorce.
Alors vous dites, en tournaillant la tête de cette adorable façon qui n’appartient
qu’à vous et aux fleurs : « Mon Dieu ! mon Dieu ! que je
voudrais bien voir cette prune à terre » et vous vous dépitez.

– C’est assez naturel, duc.

– Ce n’est certes pas moi qui vous dirai le contraire.

– Continuez, mon cher duc ; votre apologue m’intéresse
infiniment.

– Tout à coup, en vous retournant comme cela, vous apercevez
votre ami le duc de Richelieu qui se promène en pensant.

– À quoi ?

– La belle question, pardieu ! à vous ; et vous
lui dites avec votre adorable voix flûtée : « Ah !duc, duc ! »

– Très bien !

– « Vous êtes un homme, vous ; vous êtes fort ;
vous avez pris Mahon ; secouez-moi donc un peu ce diable de prunier, afin
que j’aie cette satanée prune. » N’est-ce pas cela, comtesse,hein ?

– Absolument, duc ; je disais la chose tout bas, tandis
que vous la disiez tout haut ; mais que répondiez-vous ?

– Je répondais…

– Oui.

– Je répondais : « Comme vous y allez,comtesse !
Je ne demande certes pas mieux ; mais regardez donc, regardez donc comme
cet arbre est solide, comme les branches sont rugueuses ; je tiens à mes
mains aussi, moi, que diable ! quoiqu’elles aient cinquante ans de plus
que les vôtres. »

– Ah ! fit tout à coup la comtesse, bien, bien, je comprends.

– Alors, continuez l’apologue : que me dîtes-vous ?

– Je vous dis…

– De votre voix flûtée ?

– Toujours.

– Dites, dites.

– Je vous dis : « Mon petit maréchal, cessez de
regarder indifféremment cette prune, que vous ne regardez indifféremment, au
reste, que parce qu’elle n’est point pour vous ; désirez-la avec moi, mon
cher maréchal ; convoitez-la avec moi, et si vous me secouez l’arbre comme
il faut, si la prune tombe, eh bien !… »

– Eh bien ?

– « Eh bien, nous la mangerons ensemble. »

– Bravo ! fit le duc en frappant les deux mains l’une
contre l’autre.

– Est-ce cela ?

– Ma foi, comtesse, il n’y a que vous pour finir un
apologue. Par mes cornes ! comme disait feu mon père, comme c’est galamment
troussé !

– Vous allez donc secouer l’arbre, duc ?

– À deux mains trois cœurs, comtesse.

– Et la prune était-elle bien une reine-claude ?

– On n’en est pas parfaitement sûr, comtesse.

– Qu’est-ce donc ?

– Il me paraît bien plutôt que c’était un portefeuille qu’il
y avait au haut de cet arbre.

– À nous deux le portefeuille, alors.

– Oh ! non, à moi tout seul. Ne m’enviez pas ce
maroquin-là, comtesse ; il tombera tant de belles choses avec lui de l’arbre,
quand je l’aurai secoué, que vous aurez du choix à n’en savoir que faire.

– Eh bien, maréchal, est-ce une affaire entendue ?

– J’aurai la place de M. de Choiseul ?

– Si le roi le veut.

– Le roi ne veut-il pas tout ce que vous voulez ?

– Vous voyez bien que non, puisqu’il ne veut pas renvoyer
son Choiseul.

– Oh ! j’espère que le roi voudra bien se rappeler son
ancien compagnon.

– D’armes ?

– Oui, d’armes, les plus rudes dangers ne sont pas toujours
à la guerre, comtesse.

– Et vous ne me demandez rien pour le duc d’Aiguillon ?

– Ma foi, non ; le drôle saura bien le demander
lui-même.

– D’ailleurs, vous serez là. Maintenant, à mon tour.

– À votre tour de quoi faire ?

– À mon tour de demander.

– C’est juste.

– Que me donnerez-vous ?

– Ce que vous voudrez.

– Je veux tout.

– C’est raisonnable.

– Et je l’aurai ?

– Belle question ! Mais serez-vous satisfaite, au moins,
et ne me demanderez-vous que cela ?

– Que cela, et quelque chose encore avec.

– Dites.

– Vous connaissez M. de Taverney ?

– C’est un ami de quarante ans.

– Il a un fils ?

– Et une fille.

– Précisément.

– Après ?

– C’est tout.

– Comment, c’est tout ?

– Oui, ce quelque chose qui me reste à vous demander, je
vous le demanderai en temps et lieu.

– À merveille !

– Nous nous sommes entendus, duc.

– Oui, comtesse.

– C’est signé ?

– Bien mieux, c’est juré.

– Renversez-moi mon arbre, alors.

– J’ai des moyens.

– Lesquels ?

– Mon neveu.

– Après ?

– Les jésuites.

– Ah ! ah !

– Tout un petit plan fort agréable, que j’avais formé à tout
hasard.

– Peut-on le savoir ?

– Hélas ! comtesse…

– Oui, oui, vous avez raison.

– Vous savez, le secret…

– C’est la moitié de la réussite, j’achève votre pensée.

– Vous êtes adorable !

– Mais, moi, je veux aussi secouer l’arbre de mon côté.

– Très bien ! secouez, secouez, comtesse ; cela ne
peut pas faire de mal.

– J’ai mon moyen.

– Et vous le croyez bon ?

– Je suis payée pour cela.

– Lequel ?

– Ah ! vous le verrez, duc, ou plutôt…

– Quoi ?

– Non, vous ne le verrez pas.

Et, sur ces mots, prononcés avec une finesse que cette charmante
bouche seule pouvait avoir, la folle comtesse, comme si elle revenait à elle, abaissa
rapidement les flots de satin de sa jupe, qui, dans l’accès diplomatique, avait
opéré un mouvement de flux équivalent à celui de la mer.

Le duc, qui était quelque peu marin, et qui, par conséquent,
était familiarisé avec les caprices de l’Océan, rit aux éclats,baisa les mains
de la comtesse, et devina, lui qui devinait si bien, que son audience était
finie.

– Quand commencerez-vous à renverser, duc ? demanda la comtesse.

– Demain. Et vous, quand commencerez-vous à secouer ?

On entendit un grand bruit de carrosses dans la cour, et presque
aussitôt les cris de Vive le roi !

– Moi, dit la comtesse en regardant par la fenêtre, moi, je
vais commencer tout de suite.

– Bravo !

– Passez par le petit escalier, duc, et attendez-moi dans la
cour. Vous aurez ma réponse dans une heure.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer