Joseph Balsamo – Tome II (Les Mémoires d’un médecin)

Chapitre 18La double existence – La veille

Aussitôt que le regard de Lorenza eut recouvré sa puissance,
elle jeta un rapide coup d’œil autour d’elle.

Après avoir examiné chaque chose sans qu’aucun de ces mille
riens qui font la joie des femmes parût dérider la gravité de sa physionomie, la
jeune femme arrêta ses yeux sur Balsamo avec un tressaillement douloureux.

Balsamo était assis et attentif à quelques pas d’elle.

– Encore vous ! fit-elle en se reculant.

Et tous les signes de l’effroi apparurent sur sa physionomie ;
ses lèvres pâlirent, la sueur perla à la racine de ses cheveux.

Balsamo ne répondit point.

– Où suis-je ? demanda-t-elle.

– Vous savez d’où vous venez, madame, dit Balsamo ;
cela doit vous conduire naturellement à deviner où vous êtes.

– Oui, vous avez raison de rappeler mes souvenirs ; je
me souviens en effet. Je sais que j’ai été persécutée par vous,poursuivie par
vous, arrachée par vous aux bras de la royale intermédiaire que j’avais choisie
entre Dieu et moi.

– Alors vous savez aussi que cette princesse, toute puissante
qu’elle est, n’a pu vous défendre.

– Oui, vous l’avez vaincue par quelque violence magique !
s’écria Lorenza en joignant les mains. Oh ! mon Dieu !mon Dieu !
délivrez-moi de ce démon !

– Où voyez-vous en moi un démon, madame ? dit Balsamo
en haussant les épaules. Une fois pour toutes, laissez donc, je vous prie, ce bagage
de croyances puériles apportées de Rome, et tout ce fatras de superstitions
absurdes que vous avez traînées à votre suite depuis votre sortie du couvent.

– Oh ! mon couvent ! qui me rendra mon couvent ?
s’écria Lorenza en fondant en larmes.

– En effet, dit Balsamo, c’est une chose bien regrettable qu’un
couvent !

Lorenza s’élança vers une des fenêtres, elle en ouvrit les rideaux,
puis, après les rideaux, elle leva l’espagnolette, et sa main étendue s’arrêta
sur un des barreaux épais et recouverts d’un grillage de fer caché sous des
fleurs, qui lui faisaient perdre beaucoup de sa signification sans lui rien
ôter de son efficacité.

– Prison pour prison, dit-elle, j’aime mieux celle qui conduit
au ciel que celle qui mène à l’enfer.

Et elle appuya furieusement ses poings délicats sur les tringles.

– Si vous étiez plus raisonnable, Lorenza, vous ne trouveriez
à votre fenêtre que des fleurs sans barreaux.

– N’étais-je pas raisonnable quand vous m’enfermiez dans
cette autre prison roulante avec ce vampire que vous appelez Althotas ?
Non, et cependant vous ne me perdiez pas de vue ; cependant j’étais votre
prisonnière ; cependant, quand vous me quittiez, vous souffliez en moi cet
esprit qui me possède et que je ne puis combattre ! Où est-il cet
effrayant vieillard qui me fait mourir de terreur ? Là, dans quelque coin,
n’est-ce pas ? Taisons-nous tous deux, et nous entendrons sortir de terre
sa voix de fantôme !

– Vous vous frappez l’imagination comme un enfant, madame, dit
Balsamo. Althotas, mon précepteur, mon ami, mon second père, est un vieillard
inoffensif, qui ne vous a jamais vue, jamais approchée, ou qui,s’il vous a
approchée ou vue, n’a pas même fait attention à vous, lancé qu’il est à la
poursuite de son œuvre.

– Son œuvre ! murmura Lorenza ; et quelle est son œuvre ?
Dites.

– Il cherche l’élixir de vie, ce que tous les esprits
supérieurs ont cherché depuis six mille ans.

– Et vous, que cherchez-vous ?

– Moi ? la perfection humaine.

– Oh ! les démons ! les démons ! dit Lorenza
en levant les mains au ciel.

– Bon ! dit Balsamo en se levant, voilà votre accès qui
va vous reprendre.

– Mon accès ?

– Oui, votre accès ; il y a une chose que vous ignorez,
Lorenza : c’est que votre vie est séparée en deux périodes égales ;
pendant l’une, vous êtes douce, bonne et raisonnable ; pendant l’autre, vous
êtes folle.

– Et c’est sous le vain prétexte de cette folie que vous m’enfermez ?

– Hélas ! il le faut bien.

– Oh ! soyez cruel, barbare, sans pitié ;
emprisonnez-moi, tuez-moi, mais ne soyez pas hypocrite, et n’ayez pas l’air de
me plaindre en me déchirant.

– Voyons, dit Balsamo sans se fâcher et même avec un sourire
bienveillant, est-ce une torture que d’habiter une chambre élégante, commode ?

– Des grilles, des grilles de tous les côtés ; des
barreaux, des barreaux, pas d’air !

– Ces grilles sont là dans l’intérêt de votre vie,entendez-vous,
Lorenza ?

– Oh ! s’écria-t-elle, il me fait mourir à petit feu, et
il me dit qu’il songe à ma vie, qu’il prend intérêt à ma vie !

Balsamo s’approcha de la jeune femme, et avec un geste
amical il lui voulut prendre la main ; mais elle, se reculant comme si un
serpent l’eût effleurée :

– Oh ! ne me touchez point ! dit-elle.

– Vous me haïssez donc, Lorenza ?

– Demandez au patient s’il hait son bourreau.

– Lorenza, Lorenza, c’est parce que je ne veux pas le devenir
que je vous ôte un peu de votre liberté. Si vous pouviez aller et venir à votre
volonté, qui peut savoir ce que vous feriez dans un de vos instants de folie ?

– Ce que je ferais ? Oh ! que je sois libre un
jour, et vous verrez !

– Lorenza, vous traitez mal l’époux que vous avez choisi
devant Dieu.

– Moi, vous avoir choisi ? Jamais !

– Vous êtes ma femme, cependant.

– Oh ! voilà où est l’œuvre du démon.

– Pauvre insensée ! dit Balsamo avec un tendre regard.

– Mais je suis romaine, murmura Lorenza, et un jour, un jour
je me vengerai.

Balsamo secoua doucement la tête.

– N’est-ce pas que vous dites cela pour m’effrayer,Lorenza ?
demanda-t-il en souriant.

– Non, non, je le ferai comme je le dis.

– Femme chrétienne, que dites-vous ? s’écria Balsamo
avec une autorité surprenante. Votre religion, qui dit de rendre le bien pour
le mal, n’est donc qu’hypocrisie, puisque vous prétendez suivre cette religion
et que vous rendez, vous, le mal pour le bien ?

Lorenza parut un instant frappée de ces paroles.

– Oh ! dit-elle, ce n’est pas une vengeance que de
dénoncer à la société ses ennemis, c’est un devoir.

– Si vous me dénoncez comme un nécromant, comme un sorcier, ce
n’est pas la société que j’offense, c’est Dieu que je brave.Pourquoi alors, si
je brave Dieu, Dieu, qui n’a qu’un signe à faire pour me foudroyer,ne se
donne-t-il pas la peine de me punir, et laisse-t-il ce soin aux hommes, faibles
comme moi, soumis à l’erreur comme moi ?

– Il oublie, il tolère, murmura la jeune femme ; il
attend que vous vous réformiez.

Balsamo sourit.

– Et, en attendant, dit-il, il vous conseille de trahir
votre ami, votre bienfaiteur, votre époux.

– Mon époux ? Ah ! Dieu merci, jamais votre main n’a
touché la mienne sans me faire rougir ou frissonner.

– Et, vous le savez, j’ai toujours généreusement cherché à
vous épargner ce contact.

– C’est vrai, vous êtes chaste, et c’est la seule
compensation qui soit accordée à mes malheurs. Oh ! s’il m’eût fallu subir
votre amour !

– Oh ! mystère, mystère impénétrable ! murmura
Balsamo, qui semblait suivre sa pensée plutôt que répondre à celle de Lorenza.

– Terminons, dit Lorenza ; pourquoi me prenez-vous ma
liberté ?

– Pourquoi, après me l’avoir donnée volontairement, voulez-vous
la reprendre ? Pourquoi fuyez-vous celui qui vous protège ? Pourquoi
allez-vous demander appui à une étrangère contre celui qui vous aime ? Pourquoi
menacez-vous sans cesse celui qui ne vous menace jamais de révéler des secrets
qui ne sont point à vous, et dont vous ignorez la portée ?

– Oh ! dit Lorenza sans répondre à l’interrogation, le
prisonnier qui veut fermement redevenir libre le redevient toujours, et vos
barreaux ne m’arrêteront pas plus que ne l’a fait votre cage ambulante.

– Ils sont solides… heureusement pour vous, Lorenza !
dit Balsamo avec une menaçante tranquillité.

– Dieu m’enverra quelque orage comme celui de la Lorraine,quelque
tonnerre qui les brisera !

– Croyez-moi, priez Dieu de n’en rien faire ;
croyez-moi, défiez-vous de ces exaltations romanesques,Lorenza ; je vous
parle en ami, écoutez-moi.

Il y avait tant de colère concentrée dans la voix de Balsamo,
tant de feu sombre couvait dans ses yeux, sa main blanche et musculeuse se
crispait d’une façon si étrange à chacune des paroles qu’il prononçait
lentement et presque solennellement, que Lorenza, étourdie au plus fort de sa
rébellion, écouta malgré elle.

– Voyez-vous, mon enfant, continua Balsamo sans que sa voix
eût rien perdu de sa menaçante douceur, j’ai tâché de rendre cette prison habitable
pour une reine ; fussiez-vous reine, rien ne vous y manquera.Calmez donc
cette exaltation folle. Vivez ici comme vous eussiez vécu dans votre couvent.
Habituez-vous à ma présence ; aimez-moi comme un ami, comme un frère. J’ai
de grands chagrins, je vous les confierai ; d’effroyables déceptions, parfois
un sourire de vous me consolera. Plus je vous verrai bonne,attentive, patiente,
plus j’amincirai les barreaux de votre cellule. Qui sait ?dans un an, dans
six mois, peut-être serez vous aussi libre que moi, en ce sens que vous ne
voudrez plus me voler votre liberté.

– Non, non, s’écria Lorenza, qui ne pouvait comprendre qu’une
résolution si terrible s’alliât avec une si douce voix, non, plus de promesses,
plus de mensonges : vous m’avez enlevée, enlevée violemment ; je suis
à moi et à moi seule ; rendez-moi donc au moins à Dieu, si vous ne voulez
pas me rendre à moi-même. Jusqu’ici, j’ai toléré votre despotisme,parce que je
me souviens que vous m’avez arrachée à des brigands qui allaient me déshonorer,
mais déjà cette reconnaissance s’affaiblit. Encore quelques jours de cette
prison qui me révolte, et je ne serai plus votre obligée, et plus tard, plus
tard, prenez garde, j’en arriverai peut-être à croire que vous aviez avec ces
brigands des rapports mystérieux.

– Me feriez-vous l’honneur de voir en moi un chef de bandits ?
demanda ironiquement Balsamo.

– Je ne sais, mais tout au moins, ai-je surpris des signes, des
paroles.

– Vous avez surpris des signes, des paroles ? s’écria
Balsamo en pâlissant.

– Oui, oui, dit Lorenza, je les ai surpris, je les sais, je
les connais.

– Mais vous ne les direz jamais ? Vous ne les redirez à
âme qui vive, vous les enfermerez au plus profond de votre souvenir, afin qu’ils
y meurent étouffés ?

– Oh ! tout au contraire ! s’écria Lorenza, heureuse
comme on l’est dans la colère, de trouver enfin l’endroit vulnérable de son
antagoniste. Je les garderai précieusement dans ma mémoire, ces mots ! Je
les redirai tout bas tant que je serai seule, et tout haut à la première
occasion ; je les ai déjà dits.

– Et à qui ? demanda Balsamo.

– À la princesse.

– Eh bien ! Lorenza, écoutez bien ceci, dit Balsamo en
enfonçant ses doigts dans sa chair pour en éteindre l’effervescence et pour
refouler son sang révolté, si vous les avez dits, vous ne les redirez plus ;
vous ne les redirez plus, parce que je tiendrai les portes closes,parce que j’aiguiserai
les pointes de ces barreaux, parce que j’élèverai, s’il le faut,les murs de
cette cour aussi haut que ceux de Babel.

– Je vous l’ai dit, Balsamo, s’écria Lorenza, on sort de
toute prison, surtout quand l’amour de la liberté se renforce de la haine du
tyran.

– À merveille, sortez-en donc, Lorenza ; mais écoutez
ceci : vous n’avez plus que deux fois à en sortir : à la première je
vous châtierai si cruellement que vous répandrez toutes les larmes de votre
corps ; à la seconde, je vous frapperai si impitoyablement que vous
répandrez tout le sang de vos veines.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! il m’assassinera !
hurla la jeune femme arrivée au dernier paroxysme de la colère, en s’arrachant
les cheveux et en se roulant sur le tapis.

Balsamo la considéra un instant avec un mélange de colère et
de pitié. Enfin, la pitié parut l’emporter sur la colère.

– Voyons, Lorenza, dit-il, revenez à vous, soyez calme ;
un jour viendra où vous serez grandement récompensée de ce que vous aurez
souffert ou cru souffrir.

– Enfermée ! enfermée ! criait Lorenza sans
écouter Balsamo.

– Patience.

– Frappée !

– C’est un temps d’épreuve.

– Folle ! Folle !

– Vous guérirez.

– Oh ! jetez-moi tout de suite dans un hôpital de fous !
Enfermez-moi tout à fait dans une vraie prison !

– Non pas ! vous m’avez trop bien prévenu de ce que
vous feriez contre moi.

– Eh bien ! hurla Lorenza, la mort alors ! la mort
tout de suite !

Et, se relevant avec la souplesse et la rapidité d’une bête
fauve, elle s’élança pour se briser la tête contre la muraille.

Mais Balsamo n’eut qu’à étendre la main vers elle et à prononcer
du fond de sa volonté, bien plus encore que des lèvres, un seul mot pour l’arrêter
en route : Lorenza, lancée, s’arrêta tout à coup, chancela et tomba
endormie dans les bras de Balsamo.

L’étrange enchanteur, qui semblait s’être soumis tout le côté
matériel de cette femme, mais qui luttait en vain contre le côté moral, souleva
Lorenza entre ses bras et la porta sur son lit ; alors il déposa sur ses
lèvres un long baiser, tira les rideaux de son lit, puis ceux des fenêtres, et
sortit.

Quant à Lorenza, un sommeil doux et bienfaisant l’enveloppa
comme le manteau d’une bonne mère enveloppe l’enfant volontaire quia beaucoup
souffert, beaucoup pleuré.

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