La Reine Sanglante

Chapitre 39LA TOUR DU LOUVRE

Louis remonta jusqu’à l’appartement du comtede Valois. Lorsque celui-ci vit entrer son neveu, il demeura uninstant saisi d’une sorte de terreur au fond de laquelle il y avaitpeut-être un commencement de remords.

Louis Hutin était à peine reconnaissable. Sestraits tirés, le teint plombé de son visage, son attitudeaffaissée, ses mains agitées d’un tremblement, tout indiquait quele roi avait reçu une de ces blessures dont les tempéramentsviolents comme le sien ne se relèvent pas.

« Sire, vous ne pouvez oublier que nousavons dans les cachots du Temple un traître, rebelle, dilapideurdes deniers royaux, prévaricateur et faux-monnayeur. Sire, c’estl’homme qui a voulu vous faire mourir…

– Que n’a-t-il réussi ! murmura leroi. Je serais mort sans savoir…

– C’est Marigny, Sire !… Ces papierssont l’ordre de mise en accusation et en jugement ; il fautque la chose se fasse vite, il faut qu’un terrible exemple soitdonné…

– Marigny ?… bégaya Louis en passantses mains de cire sur son front. C’est vrai.Donne !… »

Et il signa…

Valois, d’un œil ardent, suivit cette main quiétait en train d’assassiner Marigny, et, quand ce fut fini, ilsaisit les parchemins d’un geste farouche, et il sortit.

Louis Hutin demeura seul.

Longtemps, il demeura à cette place, immobile,sans un geste, presque sans pensée. Seulement, de loin en loin, unegrosse larme roulait sur ses joues.

Vers le petit jour seulement il se leva,appela Valois, et, sans autre explication, sortit du Temple, etrejoignit son escorte, puis se mit en route vers le Louvre.

On a vu que ce fut à ce moment que Stragildoput rejoindre lui-même le comte de Valois.

Quant à Louis Hutin, il gagna son appartementsans prononcer une parole, s’enferma dans sa chambre, et, touthabillé, se jeta sur son lit où, presque aussitôt, il fut terrassépar un sommeil de plomb.

Quand il se réveilla, le soir descendait surParis.

Alors, il appela Hugues de Trencavel, et luidit :

« Escortez-moi à la Tour duLouvre… »

C’est là que nous retrouvons la reine du paysde France.

Une voix cria :

« Place au roi !… »

La porte s’ouvrit. Louis Hutin parut. D’unbond, Marguerite se mit debout et, la tête baissée, pantelante,composa son visage avec cette rapidité et cette science consomméequi faisaient d’elle la maîtresse absolue de ce jeune homme.

Louis fit un geste : Juana sortit.Lui-même referma la porte. Il marcha vers la reine, s’arrêta à deuxpas d’elle, et, doucement, murmura :

« Me voici, Marguerite.Regarde-moi… »

Louis hocha doucement la tête.

« Je suis changé, n’est-cepas ? » fit-il avec un sourire d’une infinietristesse.

Louis, à pas lents, marcha jusqu’à une tablesur laquelle il déposa un flacon rempli d’un liquide clair comme del’eau de roche.

Puis, il alla à la fenêtre et tira lesrideaux.

Les rayons du soleil à son déclin inondèrentde lumière la chambre où se déroulait ce drame.

Marguerite, d’un mouvement brusque, se tournavers la fenêtre…

Alors, une sorte de vertige s’empara d’elle.L’horreur de sa vie passée se déchaîna en rafales dans son esprit.Elle étendit le bras, agita la main comme pour conjurer un spectreet râla :

« La Tour de Nesle !… »

Un profond soupir gonfla la poitrine de LouisHutin.

Elle tomba à genoux et balbutia :

« Fermez ces rideaux, Sire, je vous ensupplie. Vous ne voyez donc pas ce que jesouffre !… »

Louis Hutin, penché sur cette figurationvisible du regret et du remords, hocha lentement la tête, et ildit :

« Voilà l’aveu. Oui, si j’avais besoinencore d’un aveu de ta bouche pour me convaincre, cet aveu, levoilà. La Tour de Nesle, Marguerite, c’est l’irrécusable témoin demon malheur. Tu dis que tu souffres ? Moi, je ne souffre plus.Je crois que j’ai épuisé la souffrance… La Tour de Nesle !…C’est Gautier et Philippe d’Aulnay, cousus dans un sac etprécipités dans la Seine… »

Elle se courba davantage, comme écrasée.

« Philippe est mort, Marguerite »,continua le roi.

Elle poussa un cri déchirant.

Il continua, – peut-être sans avoirentendu :

« Gautier va mourir. Ils sont entrés à laTour de Nesle, et la mort les a touchés au front, comme elle atouché tous ceux qui ont franchi le seuil maudit. Regarde,Marguerite, allons, il le faut ! Je regarde bien,moi !… »

Terrorisée, elle obéit, se releva, et ses yeuxexorbités se fixèrent, là-bas, sur la tour.

« Que vois-tu, Marguerite ?Parle ! Si tu ne parles pas, je parlerai, moi !

– Grâce, râla Marguerite, grâce,Louis !… »

Louis Hutin, de nouveau, s’était dirigé versla table où il avait déposé le flacon. Ce flacon, il le prit dansses mains, et, pensif, l’examina un instant.

À ce moment, Marguerite, pantelante,échevelée, sublime, marcha sur lui, tomba à genoux, leva vers luiune tête splendide et tragique, et râla ceci :

« Louis, je t’aime !… Depuisquand ? Je ne sais pas ! Depuis toujours,peut-être ! Écoute ! Dans les tournois, quand tut’avançais sur ton destrier, la lance au poing, j’étais furieuse,ou je croyais que je l’étais. Mais quelque chose criait au fond demoi-même : « Folle ! Insensée ! » Je nevoulais pas t’aimer !… Je t’aimais !… Écoute tout !J’avoue tout ! J’ai été infâme, plus que les ribaudes. J’aiété criminelle. J’ai tué. Des spectres, il y en a quantité dans moiet autour de moi. Malheureuse ! oh ! l’effroyablemalheur ! Louis, je t’aime ! Tue-moi, cravache-moi,fais-moi subir le supplice des femmes adultères, mais laisse-moi tecrier que je t’aime… Ah ! la douceur de ce mot ! Pour lapremière fois, je le prononce avec mes lèvres et avec mon cœur.Pour la première fois, il m’inonde de pure clarté. Louis, jet’aime ! Ce mot, je l’ai répété à satiété, à d’autres, àd’autres encore ! Tue-moi ! Mais jamais une ivressepareille à celle de cette minute, jamais une telle douceur, jamaisun étonnement aussi profond dans mon âme… Âme de boue. Cœur defange ! Ribaude ! Infâme ! Je suis la ribaude de laTour de Nesle ! Affreux regret du bonheur perdu et que je voisen cette minute ! Oh ! Louis, mes yeux se dessillent, moncœur renaît à une vie nouvelle et mon âme de boue se purifie…Louis, Louis, je t’aime ! »

Un éclat de rire strident, funèbre !…

Elle leva la tête vers lui, et aussitôt elles’effondra : Louis ne la croyait pas ! Jamais plus Louisne la croirait !…

Elle ne bougeait pas, rien ne remuait enelle…

« J’ai pensé à te faire une grâcesuprême, Marguerite. Car je t’ai aimée… aimée… Enfin, voilà… tutrouveras dans le flacon de quoi échapper au procès et auchâtiment… Adieu, Marguerite, adieu !… »

Le roi se retira. Lorsqu’il fut rentré dansses appartements, il parut oublier qu’il existât une Marguerite aumonde. Seulement, il donna l’ordre qu’on entrât d’heure en heuredans la prison de la reine et qu’on vînt lui dire si rien denouveau ne s’y passait.

Lorsque Louis X fut rentré chez lui, il trouvale comte de Valois qui l’interrogea du regard. Louisrépondit :

– Eh bien, je l’ai condamnée. La reine vamourir.

– On va donc lui faire son procès ?balbutia le comte, en frissonnant de terreur.

– La reine va mourir, te dis-je. Elle estpeut-être morte à cette heure.

– Comment cela, Sire ?

– Je lui ai laissé du poison », ditsimplement Louis.

Valois étouffa un cri de joie furieuse quigrondait dans sa poitrine. Sauvé ! Il était sauvé ! Iln’avait plus à redouter la dénonciation de Marguerite !

« Sire, dit-il, dans l’affreux malheurqui vous frappe et dont je trouverai bien le moyen de vousconsoler…

– Je n’ai pas besoin de consolation, fîtle roi, d’une voix si calme et si morne que Valois en futsaisi.

– Sire, il faut pourtant que quelqu’uns’occupe des affaires publiques. Prévoyant que le roi auraitaujourd’hui d’autres préoccupations, j’ai pris à ma charge lessoins urgents qu’il ne convenait pas de renvoyer à demain…

– Merci, mon bon oncle, dit Louis. Tondévouement m’est surtout précieux en ce moment.

– C’est ainsi, reprit Valois, que j’aifait aujourd’hui tenir fermées toutes les portes de Paris ;elles seront d’ailleurs, par compensation, ouvertes toute la nuitprochaine. J’avais l’espoir de m’emparer de Buridan…

– Tout ce que tu fais est bien… MaisBuridan est-il pris ?

– Non, Sire !… Je m’étaistrompé. »

Louis demeura quelques minutes pensif, puis ilajouta :

« Que s’il est pris bientôt, j’entendsqu’on me l’amène ici, tu entends, et qu’on ne lui fasse pas demal.

– Bien, Sire ! » dit Valois,étonné.

« Lui me consolerapeut-être ! » songeait Louis.

Et Valois, de son côté, pensait :

« Sois tranquille, roi imbécile, on nelui fera aucun mal ; le coup de poignard qui lui sera appliquéle tuera net et sans souffrance !… »

« Sire, reprit-il, si le roi le veutbien, il est temps maintenant que je regagne mon poste au Temple.Car nous y avons des prisonniers d’importance : le félonMarigny, sans compter ce Gautier d’Aulnay, et je tremble toujoursqu’en mon absence…

– Va, mon bon Valois, va… »

Le comte s’inclina avec un sourire de hainesatisfaite. Valois qui, après sa conversation avec Stragildo, étaitvenu au Louvre pour voir ce qu’il adviendrait de Marguerite,Valois, rassuré, avait hâte maintenant de regagner le Temple, carl’heure approchait où il devait monter à Montmartre. Il salua doncLouis X et se dirigea vers la porte.

Il se retira en souriant. Louis X demeura seulavec ses pensées funèbres et son immense désespoir : ilcommençait à mourir…

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