La Reine Sanglante

Chapitre 5LA COUR DES MIRACLES

Nous avons laissé Buridan et ses compagnonsdevant la porte d’une masure de la Cour des Miracles ; près duseuil, avons-nous, se dressait une perche au sommet de laquellependait un quartier de charogne toute sanglante.

Cette perche, c’était le pavillon de la Courdes Miracles.

Et elle indiquait que ce logis était celui duroi.

Il y avait un roi. Là, comme au Louvre.

En effet, dès que des hommes sont réunis ensociété, quel que soit le but de cette société, ils se croiraientincapables de respirer s’ils ne se mettaient sous la tutelle d’unmaître. Il y aurait là ample matière à réflexions ; mais commenous sommes ici pour raconter une histoire et non pour nous livrerà des palabres philosophiques qui ne changeraient rien auxconceptions de ceux qui nous lisent et qui auraient, par surcroît,le désavantage de les ennuyer, nous nous contentons de résumertoutes réflexions intempestives dans cet alinéa.

Il y avait un roi à la Cour des Miracles.

Ce roi s’appelait Hans. C’était une brute. Ilétait doué d’une force herculéenne. Quand on tuait un bœuf, Hansarrivait, retroussant sa manche, balançait son poing dans l’espace,le poing s’abattait sur le front de la bête qui tombait, assommée,presque toujours du premier coup.

Lancelot Bigorne, faisant signe à Buridan dele suivre, était entré dans le logis, c’est-à-dire dans le Louvrede Hans.

Devant l’âtre, une vieille femme filait duchanvre, une vieille, très vieille, la tête branlante, une vieillequi grelottait de fièvre.

« Où est Hans ? » demandaBigorne.

La vieille leva le doigt vers le plafond poursignifier que le roi était au premier.

« Est-ce qu’il va descendre ? »reprit Lancelot.

La vieille fit oui d’un signe de tête.

L’escalier de bois, dont on entrevoyait lesmarches disloquées au fond d’une obscure salle, gémit sous un paspesant et Hans apparut.

En voyant ces étrangers, il fronça lessourcils.

« Qui êtes-vous ? demanda-t-il enles dévisageant d’un regard soupçonneux. Que demandez-vous ?Comment avez-vous pu entrer dans la Cour desMiracles ? »

Lancelot esquissa un geste mystérieux,probablement quelque signe qui servait aux truands à se reconnaîtreentre eux.

Hans le considéra attentivement, et dans cettefigure bestiale on eût pu surprendre alors un éclair d’intelligencedépourvue de cette astuce qu’elle exprimait d’ordinaire.

Hans prit un escabeau, s’assit gravement etdit :

« Soyez les bienvenus chez moi… Lavieille, va donc nous chercher à boire, ce sont des amis.

– Hans, dit Bigorne, nous allonst’expliquer le sujet de notre visite…

– Tout à l’heure ! fit Hans.L’habitude, ici, avant de boire avec quelqu’un et de cimenter ainsil’amitié, est de lui demander son nom. Quiêtes-vous ? »

Buridan fit signe à Bigorne de parler.

« Moi, dit celui qui servaitd’introducteur, je suis Lancelot Bigorne. Ce gros que tu vois là,Hans, c’est Guillaume Bourrasque, empereur de Galilée ;celui-ci, avec son nez pointu, c’est Riquet Haudryot, roi de laBasoche ; celui-ci, qui pourrait lutter avec toi sansdésavantage, c’est messire Gautier d’Aulnay, et celui-là, c’estJean Buridan. Voilà qui nous sommes. »

À chacun de ces noms, la sauvage physionomiede Hans s’était de plus en plus éclairée. Lorsque le dernier nomfut prononcé, cette physionomie redevint grave. Hans fixalonguement le jeune homme et dit :

« C’est vous qui êtes JeanBuridan ?

– C’est moi, répondit Buridan.

– Daignez donc accepter ce vin, venu il ya vingt-cinq ans de Bourgogne : buvez-le dans ces coupes, quisont réservées pour les circonstances illustres… »

Buridan s’inclina et, le premier, vida sacoupe d’un trait.

Lorsque les trois flacons eurent été épuisésjusqu’à la dernière goutte, Hans reprit :

« Maintenant, il est temps que je sachele motif du grand honneur qui m’est fait en ce jour ?

– Hans, je sais que, si j’allais me jeteraux pieds du roi ou de la reine, j’obtiendrais grâce pour mescompagnons et moi ; je sais que, si je disais certaines chosesau premier ministre Enguerrand de Marigny ou à l’oncle du roi,comte de Valois, nous serions saufs. Eh bien, moi Buridan, en monnom et au nom de mes compagnons, je viens demander l’hospitalité àHans le truand, roi des mendiants et régent de la Cour desMiracles. »

Hans se leva et dit gravement :

« Je vous reçois comme mes hôtes dans laCour des Miracles… Je vous ai suivis, Jean Buridan, LancelotBigorne, Guillaume Bourrasque, Riquet Haudryot. Je vous ai suivisdans vos actes et, sans vous connaître, sans vous avoir vus, je mesuis dit : Ceux-là sont des révoltés ; ceux-là, tôt outard, aboutiront à la Cour des Miracles, parce que, tôt ou tard,Paris tout entier les accablera de sa haine. Je vous attendaisdonc. Vous êtes ici les hôtes de Hans le truand. Vous êtes ici chezvous. »

Hans, d’un geste lent, désigna la pièce où ilse trouvait, les meubles, les fauteuils, produits de ses rapines etde ses pillages ; de ce même geste, il parut envelopper lamaison et la Cour des Miracles tout entière. Puis cettephysionomie, qui s’était éclairée par degrés jusqu’à jeter desombres éclairs d’intelligence hautaine, s’éteignit aussi pardegrés, rentra dans la nuit, et devant les compagnons étonnés,pensifs, il n’y eut plus qu’une figure de brute monstrueuse.

Hans, lentement, sortit de la maison et rentradans le logis, à la porte duquel pendait un quartier de charognesanglante.

*

**

Trois jours s’étaient écoulés. Guillaume,Riquet et Gautier jouaient aux dés, mangeaient et buvaient.

Lancelot Bigorne dormait.

Buridan, pendant ces trois journées, tenta desortir de la Cour des Miracles. Mais il lui semblait que peu à peuun cercle se resserrait autour de ce misérable quartier. Dans lesrues avoisinantes, des patrouilles passaient de plus en plusnombreuses. Il remarqua que des sentinelles étaient apostées. Ilcrut comprendre qu’il se préparait quelque chose de formidable. Ilsongeait à Myrtille. Il songeait à Valois. Il songeait à cettefemme qui était sa mère, et que Bigorne lui avait assuré êtrevivante. Mille pensées se heurtaient dans sa tête. Il éprouvaitl’indicible besoin d’aimer et d’être aimé.

Une nuit, Lancelot Bigorne l’entendit quimurmurait :

« Et pourtant, vous êtes mon père, comtede Valois !… »

Il souffrait affreusement de l’incertitude oùil se trouvait, et toute cette souffrance se traduisait par cettepensée qui ne lui laissait aucun répit :

« Le comte de Valois est mon père !Et le comte de Valois m’a dit qu’il aime Myrtille ! EtMyrtille est chez le comte de Valois !… »

Le matin du quatrième jour, vers dix heures,il rassembla ses compagnons pour leur proposer quelque suprême etnouvelle tentative.

Au moment où il allait parler, la portes’ouvrit et une femme parut.

« Gillonne ! » criaBuridan.

Buridan tremblait et ne se sentait pas lecourage d’interroger la vieille.

« Seigneur Jésus ! j’en ai eu du malpour vous retrouver ici ! Enfin, grâce à un de mes amis quiest manchot, goitreux et ulcéreux de son métier, j’ai pu pénétrerjusqu’ici… J’ai su que vous étiez venu au rendez-vous que je vousavais assigné à l’hôtel de Valois, j’ai su que malheureusement vousn’aviez pas réussi… oui, mais j’étais là, moi !

– Que veux-tu dire ? balbutiaBuridan.

– Que j’ai fait ce que vous n’avez pufaire !

– Myrtille !…

– Je l’ai délivrée !…

– Courons !… mes amis…, ma chèreGillonne… »

À ce moment, Simon Malingre entrait à sontour.

Et Simon Malingre donnait la main àMyrtille !

Dans l’instant qui suivit, les deux amantsétaient aux bras l’un de l’autre. Pendant quelques minutes, onn’entendit que les sanglots de bonheur de la jeune fille et lesexclamations bruyantes de Guillaume, de Riquet et de Gautier.

Il semblait à Buridan et à Myrtille qu’ilsfaisaient un rêve.

Lorsque Buridan s’arracha de cette extase, ilchercha des yeux Gillonne pour la remercier.

Gillonne et Simon Malingre avaientdisparu !…

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer