La Reine Sanglante

Chapitre 3ROLLER

Rien ne pouvait peindre la stupeur dumalheureux soldat, lorsque, pour toute réponse, il se vit saisirpar trois ou quatre de ses camarades.

Il n’eut que le temps de crier :

« Mais qu’ai-je fait ? »

Et, au même instant, il se trouva bâillonné,emporté, sans que personne parût s’émouvoir, car ces arrestationssoudaines étaient fréquentes au Louvre.

Bientôt on arriva à une sorte de boyau étroitet infect où l’air était à peine respirable. Une porte s’ouvrit,l’homme fut projeté comme un paquet, la porte se referma, et ce futtout. Pendant la première heure, le pauvre diable, devenu foufurieux, bondit dans l’étroit cachot où il était enfermé et essayade se briser le crâne contre les murs. Mais il paraît qu’un crânede Suisse, c’est dur (avons-nous dit que cet homme, comme tous sescamarades, était Suisse ?), car il ne réussit qu’à se faire defortes bosses au front. Il essaya de s’arracher la barbe. Maiscette barbe, rude et touffue, était aussi bien plantée que lesvieux chênes séculaires qui poussaient sur les pentes del’Helvétie. Cependant, à force de se heurter le crâne contre lesmurs, à force d’employer ce système d’épilation, le pauvre Suissefinit par s’évanouir de douleur et tomba tout de son long dans unemare d’eau dont la fraîcheur le réveilla presque immédiatement.Alors, il se mit sur son séant, et sans s’apercevoir qu’il étaitassis dans une flaque d’eau, sans prêter la moindre attention auxbêtes immondes qui le frôlaient silencieusement, il se mit à selamenter sur son sort.

Peu à peu, il finit par comprendre que sescris eux-mêmes ne lui serviraient à rien et, alors il tomba dans cesilence morne et farouche des désespoirs absolus. Il n’avait mêmeplus la force de pleurer, et, dans le cachot numéro 6, on n’eûtentendu que le bruit rauque de son souffle. Il ne savait plus s’ilavait faim ou soif, ni s’il devait mourir. La vie ne luiapparaissait plus que comme une chose vague, lointaine, improbable,et enfin, au bout de quelques heures, avec un dernier gémissement,il se coucha tout de son long, attendant la mort.

À ce moment, la porte de son cachot s’ouvritsans bruit et se referma de même.

Mais le malheureux, qui, l’instant d’avant,était plongé dans une nuit impénétrable, s’aperçut alors qu’unefaible lueur éclairait son cachot.

Hébété, il leva la tête et vit que cette lueurpartait d’une lanterne sourde que portait une femme.

De la lanterne, ses yeux égarés remontèrentjusqu’au visage de la femme et il la reconnut.

C’était la première femme de chambre de lareine, c’était Mabel.

« Que voulez-vous ? demanda lepauvre diable, que le désespoir stupéfiait au point qu’il necherchait même pas à profiter de cet incident.

– Je viens te sauver », ditMabel.

Dans le même instant, le Suisse fut debout,agité d’un tremblement convulsif et bégayant des mots sans suite oùon eût pu cependant comprendre qu’il jurait une éternellereconnaissance à Mabel et qu’il la suppliait de disposer de savie.

« Suis-moi ! dit Mabel, et si tutiens à ne pas être repris, ne prononce pas un mot, ne fais pas ungeste. »

Le Suisse, à qui l’espoir rendait un peu deson sang-froid, fit signe qu’il avait admirablement compris.

Il suivit donc Mabel, qui sortit du cachot eten referma soigneusement la porte.

Puis, elle monta l’un après l’autre les deuxescaliers de pierre et le Suisse se trouva à l’air libre.

Quelques instants plus tard, celui qui s’étaitvu condamner à mourir de faim était hors du Louvre. Alors l’émotionqu’il éprouva fut telle qu’il se laissa tomber à genoux, saisit lebas de la robe de Mabel et la baisa avec ferveur, sans prononcer unmot.

Mabel accepta cet hommage du pauvre Suisse et,simplement, prononça :

« Allons, viens ! »

L’archer se releva et la suivit comme unchien. Elle eût été au bout du monde, qu’il l’eût suivie. Mabeln’allait pas au bout du monde, mais peut-être ce qu’elle attendaitde celui qu’elle avait sauvé était-il plus difficile et plusterrible. Elle s’arrêta près du cimetière des Innocents, pénétra àl’intérieur du Logis hanté et monta jusqu’à son laboratoire, oùelle alluma un flambeau.

Alors, elle tira d’une armoire du pain, unpâté et un pot de vin, disposa le tout sur une table etdit :

« Tu dois avoir faim et soif. Bois etmange. »

Le Suisse eut un rire d’enfant heureux ets’installa devant les provisions. Il ne mangea pas : ildévora.

Lorsqu’il fut rassasié, Mabel, qui l’avaitregardé faire en l’étudiant, lui demanda :

« Comment t’appelles-tu ?

– Roller. Wilhelm Roller.

– D’où es-tu ?

– D’Unterwalden.

– C’est en Suisse, n’est-cepas ?

– Ya.

– On m’a dit que les Suisses oubliaientdifficilement un bienfait. Est-ce vrai ?

– Mein Gott ! Je vous aidit que ma vie est à vous. Faites-en ce que vous voudrez.

– On m’a dit, reprit Mabel, que lesSuisses oubliaient encore plus difficilement l’injure.

– Tarteifle ! Si jamaisl’officier qui m’a mis au cachot n° 6 me tombe sous la main,je lui tords le cou comme à un canard !

– Mais, tu risques d’être repris etcondamné pour avoir tué un officier du roi et, cette fois, je neserai pas là pour ouvrir la porte de ton cachot. »

Le Suisse secoua la tête.

Il répondit, avec la même tranquillitéféroce :

« Cette fois-là, cela me sera égal demourir. Je n’en veux pas à l’officier d’avoir voulu me fairemourir, mais je lui en veux de m’avoir condamné sans motif.

– Mais enfin ! après avoir tué cethomme, n’aimerais-tu pas mieux regagner ton pays ? N’as-tudonc personne là-bas qui t’attende ? »

Les yeux du Suisse se voilèrent et sa voixtrembla :

« Là-bas, sur les pentes d’Unterwalden,il y a une vieille femme aux cheveux gris qui ne s’endort jamaissans avoir prié Dieu, la Vierge et les saints pour Wilhelm :c’est ma mère !

– Tu aimes bien ta mère ?

– Elle m’aime encore plus que je nel’aime.

– Oui, fit Mabel, avec un frisson, c’estle sort de toutes les vieilles mères d’aimer leur fils plus encorequ’elles n’en sont aimées. Écoute, je ne veux pas que ta mèrepleure de douleur en apprenant que son fils est mort dans la villemystérieuse qu’elle redoutait pour lui. Car je sais trop ce quesouffre une mère à apprendre la mort de l’enfant qu’elle a nourri.Wilhelm, tu reverras ta mère et ton pays. »

Les yeux du Suisse exprimèrent une joieprofonde, des larmes roulèrent sur ses joues.

« Je te donnerai assez d’or pour que tupuisses regagner la Suisse. J’assurerai ton départ de façon que tuéchappes à toute recherche. Et lorsque tu seras arrivé dans tonvillage, malgré les dépenses que tu auras pu faire, de l’or que jet’aurai donné il restera assez pour assurer une heureuse vieillesseà ta mère. En échange de tout cela, je te demanderai seulement derecommander à la vieille Margareth de prier tous les soirs, nonplus pour toi qui n’en auras plus besoin, mais… pour une mère… unemère comme la tienne. Elle s’appelle Anne de Dramans.

– Anne de Dramans ! fit WilhelmRoller en frappant son front carré qui semblait taillé dans un blocde granit arraché à la Jungfrau, le nom est gravé là.

– C’est bien, fit Mabel. Maintenant,écoute-moi. L’officier que tu veux tuer n’est pas coupable enverstoi. Il n’a fait qu’obéir, comme tu eusses obéi toi-même. Enfrappant cet homme, tu commettras donc un crime sans excuse.

– C’est vrai, dit Wilhelm, pensif. Maisqui donc alors a voulu ma mort ? Qui donc dois-je haïr etfrapper ? Oh ! vous allez me le dire, je le sens… Jedevine que vous ne m’avez amené ici que pour dire cela !

– Je vais te dire qui a voulu etfroidement ordonné ta mort ; mais jure-moi d’abord de ne pasagir avant que je t’aie dit : « Il est temps. »

– Je vous le jure, ya !

– Tu resteras ici, tu ne te montreraspas.

– Je vous le jure.

– Je t’apporterai, deux fois par semaine,les provisions dont tu peux avoir besoin ; et, maintenant,jure-moi aussi que lorsque je t’aurai dit : « Il esttemps ! » tu agiras sans hésitation et comme je tel’indiquerai.

– Je vous le jure, répéta le Suisse. Etmaintenant, à votre tour, dites-moi le nom de l’infâme ?

– Marguerite de Bourgogne, dit Mabel.

– La reine !… murmura WilhelmRoller. Oh ! je l’avais pressenti. J’avais deviné que cettefemme n’est qu’un démon vomi par l’enfer. J’avais surpris d’elledes regards qui m’avaient épouvanté. Et si j’osais…

– Garde tes pensées pour toi, grondaMabel, voyant que Wilhelm s’arrêtait. Mais, maintenant que tu saisle nom, dis-moi franchement si ta résolution de te venger estdemeurée la même.

– La même ? Non. Car tant qu’il nes’agissait que de l’officier, je ne songeais qu’à le tuer, tandisque cette reine, voyez-vous, je voudrais, avant de la faire mourir,la voir souffrir un peu de ce qu’elle m’a fait souffrir, à moi.Mais comment puis-je concevoir que je pourrais me venger de lareine de France ? Comment l’approcher ? Comment pénétrerjusqu’à elle ? Je sais trop bien comment le Louvre estgardé.

– Tu n’auras ni à la frapper, ni même àt’approcher d’elle. Et cependant, tu la tueras plus sûrement qued’un coup de dague au cœur.

– Comment ferais-je donc ?

– Tu m’as dit qu’un gentilhomme t’avaitrencontré et t’avait chargé de remettre un petit paquet à lareine ?

– C’est la vérité pure.

– Te rappelles-tu toujours, terappelleras-tu, quand il en sera temps, le visage et le nom de cegentilhomme ?

– Son nom, dit le Suisse, c’est Philipped’Aulnay. Et quant à son visage, c’était là une de ces figuresdont, malgré soi, on garde l’image dans le souvenir.

– Bien ! dit Mabel, en fouillantdans son aumônière : voici le paquet que Philippe d’Aulnayt’avait chargé de remettre à la reine, qui devait t’en récompenser.Tu as vu la récompense imaginée par Marguerite deBourgogne. »

Le Suisse frissonna. Il prit le paquet, quiétait exactement tel que Philippe d’Aulnay le lui avait remis.

« Ouvre-le ! » dit Mabel.

Wilhelm Roller obéit, et murmura :

« Deux pierres précieuses !

– Deux émeraudes, dit Mabel. Eh bien,quand il en sera temps, c’est avec ces deux émeraudes que tupourras te venger sans que rien au monde puisse sauver celle qui aimaginé pour toi la récompense que tu sais. Garde-les, garde-lesprécieusement. Et lorsqu’il en sera temps, il suffira que tu aillestrouver quelqu’un que je te dirai. Et si ce quelqu’un te demandealors qui t’a remis ces deux émeraudes, que répondras-tu ?

– Philippe d’Aulnay.

– Et si ce quelqu’un te demande où tu asrencontré Philippe d’Aulnay, que répondras-tu ?

– Près de la Tour de Nesle ?

– Cela suffit ; maintenant, tu n’asplus qu’à attendre. »

Et Mabel, après un dernier geste, s’éloigna,descendit l’escalier, sortit du Logis hanté, tandis que le Suisse,plongé dans une terrible rêverie, cherchait à comprendre à queleffroyable drame il se trouvait mêlé.

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