La Reine Sanglante

Chapitre 34OÙ SIMON MALINGRE MARCHE DE STUPEUR EN STUPEUR

Malingre avait déposé son épée et sa dague surun bahut et tiré de son sein un poignard à lame courte, mais trèslarge.

Tout en se livrant à ses occupations avec uneparfaite quiétude, il marmottait :

« Cette enragée guenon qui me joue leméchant tour de trépasser avant que j’ai pu lui dire tout ce quej’avais sur le cœur !… Hé ! hé ! me voilà tout àfait riche maintenant ; le magot de la défunte Gillonne étaitbien garni, hé ! hé ! »

Cette pensée du magot l’amena toutnaturellement à se tourner vers l’endroit où il avait posé lacassette.

Il resta bouchée bée, les yeux arrondis par lastupeur : la cassette qu’il avait laissée là, sur la table,quelques minutes avant, la cassette n’y était plus !…

Il se frotta les yeux comme pour s’assurerqu’il était bien éveillé et dit à haute voix :

« Voyons, voyons, je ne dors pas… j’avaisbien laissé la cassette là ! »

Et il se mit à fureter partout, revenanttoujours et malgré lui à la table, parlant tout haut, sans s’enapercevoir, répétant sans cesse :

« Pourtant, je l’ai laissée là… j’en suissûr… je ne dors pas… je ne suis pas devenu fou. »

Il se mit à trembler de tous ses membres, sescheveux se hérissèrent et il se sentit positivement devenir fou deterreur.

En effet, là, de derrière ce rideau auquel iltournait le dos, n’osant plus le regarder, de derrière ce rideau,une voix, la voix de Gillonne, Gillonne qu’il avait pendue de sespropres mains, il n’y avait pas un quart d’heure, la voix deGillonne s’était fait distinctement entendre :

« Tu l’as dit, Simon… C’est moi qui t’airepris mon bien ! Ah ! ah ! ah ! même la mortne peut me séparer de mon or chéri, mon or que j’aimais au-dessusde tout… Tu peux chercher, tu ne trouveras rien !… j’ai reprismon bien, ah ! ah ! ah ! »

Alors, éperdu, stupide d’étonnement, à moitiéfou de terreur superstitieuse, il clama désespérément :

« Arrière, fantôme… si tu as repris tonbien, je ne te dois plus rien… Laisse-moi… Je vais prendre mon bienà moi et si ce sont des prières que tu veux, eh bien, jeconsacrerai une partie de mon trésor en messes pour le salut de tonâme… mais laisse-moi.

– Ton trésor ?… Va, cours,cherche !… Si tu le trouves… »

Et il courut, en effet, comme la morte venaitde le lui ordonner.

Et telle était, chez lui, la puissance del’avarice, que l’idée ne lui vint même pas de fuir ces lieux qu’ilcroyait hantés.

Non ! la morte avait dit :« Cherche si tu trouves. »

Et la seule crainte qui le tenaillaitmaintenant était d’arriver trop tard.

Et, tout en courant vers le coin où, laveille, il avait enfoui son coffre, il grognait :

« Pourvu que je n’arrive pas troptard !… Pourvu que la gueuse ne m’ait pasvolé !… »

Et, en creusant le sol avec l’arme qu’iln’avait pas lâchée, poursuivi par cette crainte, cette hantise, ilrépétait toujours les mêmes phrases.

Cependant il avait creusé déjà un trou assezprofond. Il lui semblait qu’il aurait dû déjà rencontrer le bois ducoffret.

Il s’arrêta, s’assit les jambes pendantes endedans du trou qu’il avait creusé et larmoya :

« Elle m’a volé !… la gueuse m’atout pris. »

Or, comme il répétait pour la centième foispeut-être : « Trop tard !… La gueuse m’avolé ! » une main se posa sur son épaule et une voixrailleuse lui cria :

« Eh ! mais c’est mon camarade SimonMalingre !… Çà ! que fais-tu donc là à pareilleheure ? »

Il ne fut même pas étonné de voir là LancelotBigorne. Tout à son désespoir et à son idée fixe, il désigna letrou et dit de son ton larmoyant :

« La gueuse m’a volé.

– On t’a volé, compère ?… Mais,cornes du diable ! ce n’est pas une raison pour brailler commeun veau à l’abattoir… On ne réveille pas ainsi les gens, quediable !… Allons, lève-toi et suis-moi. »

Ces mots, dits d’une voix rude, commencèrent àtirer quelque peu Malingre de son engourdissement cérébral.

Il reconnut enfin Bigorne, la mémoire luirevint et, avec la mémoire, la conscience de la passe critique enlaquelle il se trouvait.

« Maintenant, marche de bonne grâce, situ ne veux pas que je te pousse avec la pointe de marapière. »

Malingre dut donc se résigner à marcher.

Mais, lorsqu’il vit que Lancelot Bigorne sedisposait à le faire entrer dans la salle même où il avait penduGillonne, la crainte du fantôme vint assaillir son esprit déjàfortement ébranlé par des secousses successives et il se raiditnerveusement en disant d’une voix suppliante :

« Non, pas là… pas là… »

Malingre ne pensait qu’au fantôme qui luiavait parlé là, derrière ce rideau, au fantôme qui l’avaitdépouillé.’

« Puisque tu as juré de nous perdre, ceque tu ferais indubitablement si je te laissais aller, ne voulantpas être tué par toi, je vais, puisque je te tiens, te tordre lecou comme à un poulet… ou plutôt non, je vais te pendre icimême.

– Me pendre ici ? dit Malingre quiavait entendu vaguement.

– Oui, scélérat, ici même… derrière cerideau !… »

Malingre se mit à rire.

« Ouais ! tu ris de cela,toi ?… Serais-tu brave, par hasard ?

– Me pendre ici, reprit Malingre quiriait toujours, que non… la place est prise… elle y est déjà,elle !…

– Bien ! bien ! Je vois où lebât te blesse », dit Lancelot, qui crut comprendre.

Et, se levant, il alla tirer le rideau.

Mais Malingre se boucha les yeux de ses poingsfermés et s’aplatit à terre en gémissant.

« Regarde s’il n’y a pas de quoi tependre proprement. »

Malingre regarda, en effet, et resta béant destupeur.

La corde était toujours là, se balançantlentement au-dessus de l’escabeau qui avait été remis en place parune main mystérieuse ; seulement Gillonne, qu’il avait laisséependue au bout de cette corde, Gillonne n’y était plus !

Malingre se demandait de plus en plus s’il n’yavait pas là de la magie.

« Allons, fit rudement Bigorne,marche… »

Et la scène qui s’était passée entre Malingreet Gillonne recommença.

Seulement cette fois, c’était Malingre qui setrouvait dans la situation de Gillonne, et c’était Lancelot Bigornequi le piquait, lui, Malingre, de la pointe de sa rapière et, luidésignant la corde, lui disait :

« Marche ! »

Arrivé là, le misérable perdit la notion deschoses.

Il vit, il sentit vaguement que Lancelot,riant et grimaçant, poussant de formidables hi han ! luipassait le nœud fatal au cou ; il sentit, une seconde, unedouleur atroce à la nuque et il se sentit balancé dans le vide etce fut la fin…

*

**

Or, Malingre n’était pas mort et Gillonnen’était pas morte.

Lancelot Bigorne avait assisté, caché dans undes bahuts qui ornaient la salle, à l’entretien de Malingre et deGillonne.

C’est lui qui, profitant de ce que Malingre setrouvait occupé à pendre Gillonne derrière le rideau, avaitadroitement subtilisé la cassette.

C’est lui qui, sorti par une fenêtre, étaitallé à l’autre où il avait assisté à toute la scène de lapendaison.

Lui encore qui avait dépendu l’infortunéeGillonne à temps, lui avait donné des soins, l’avait rappelée àelle et lui avait soufflé les paroles qui jetèrent la terreur dansle cerveau de Malingre.

Lui toujours qui avait confié Gillonne àBourrasque, lequel l’avait descendue dans le caveau voisin de celuioù se trouvait déjà Stragildo, pendant que Riquet transportait augrenier la cassette tant convoitée par Malingre.

Lui qui s’était élancé derrière Malingre et,après l’avoir laissé longtemps creuser le sol, l’avait enfinconduit là où il s’était livré à un simulacre de pendaison pourachever de le terrifier, ensuite de quoi il l’avait dépendu,descendu dans le caveau et jeté auprès de Gillonne qui, certes, seserait passée de ce voisinage.

*

**

Cependant, les secousses violentes qui avaientagité successivement et si rapidement son cerveau avaient fortementébranlé la raison de l’infortuné Malingre.

Lorsque, sortant de l’évanouissement danslequel il était tombé, il revint à lui, il se trouva dansl’obscurité d’une cave, sorte de cachot.

Lorsque, ses yeux s’habituant à l’obscurité ducachot, il vit Gillonne qui, terrifiée elle-même, s’était blottieen un coin et le regardait avec une crainte mêlée d’unesatisfaction farouche, sa raison vacilla complètement et lemalheureux devint fou tout à fait.

Il commença par montrer du doigt Gillonne endisant :

« Là !… Là !…Abomination !… le fantôme !… Que me veux-tu encore ?Tu m’as pris tout mon or… tout mon or chéri, tu me l’as pris… Tu aspris ma vie… Maintenant, c’est mon âme que tu veux ?…Hein ?… oui, pour la porter à messire Satan ?…Arrière !… Arrière !… Tu ne l’auras pas, mon âme… non, tune l’auras pas… »

À ces mots, Gillonne comprit et ellefrémit :

« Fou ! murmura-t-elle, il estfou !… Doux Jésus !… Mais il va m’étrangler… Je ne veuxpas rester ici… Non, c’est trop horrible ! Je deviendraisfolle moi-même. »

Et comme, à ce moment précis, Gillonne, auparoxysme de la terreur, frappait à la porte à tour de bras enhurlant, le fou crut que le fantôme se ruait sur lui ; il sedressa tout d’une pièce et saisit l’infortunée au cou par-derrière,en criant :

« Ah ! je te tiens… je te tiensbien !… Voyons qui sera le plus fort de nous deux… Ah !ah ! Mon or ?… où est mon or ?… Tu dis qu’il est là…Où çà ?… Ici ?… Oui ?… Bon, bon, attends que jefinisse de t’étrangler, car je te connais, moi… tu serais capablede me prendre par-derrière quand je creuserai là pour retrouver monor !… Ah ! ah ! ah ! je savais bien que je teferais rendre gorge… Je savais bien que je serais le plusfort. »

Et le fou lâcha Gillonne.

Mais Gillonne était bien morte, cette fois-ci,morte étranglée par Malingre, le fou, qui lui avait incrusté sesdoigts, véritables griffes, dans le cou.

Sans plus s’occuper du cadavre, le fou se ruaà plat ventre dans un coin de la cave et se mit à gratter le solavec ses ongles, et tout en grattant, il grognait :

« Il est ici, mon or… c’est ici qu’elleme l’a caché… Ah ! ah ! ah ! comme je l’ai bienforcée à parler… mais il faut creuser… creuser encore… C’estdur !… très dur !… mais n’importe, c’est pour mon or queje vais retrouver. »

Et il creusait toujours, en effet.

Ses doigts étaient en sang, mais il ne s’enapercevait pas, il ne sentait rien.

Longtemps encore il creusa le sol engrognant :

« Je le retrouverai, mon or… je leretrouverai… »

Soudain il s’arrêta et resta étendu de toutson long, la face contre terre, dans la fosse que lui-même avaitcreusée.

Il était mort !

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