La Reine Sanglante

Chapitre 22ENGUERRAND DE MARIGNY

Après l’extraordinaire entrevue du roi deFrance et du roi d’Argot, après la mort de Hans, après enfin, ladélivrance de Marigny, des seigneurs et des archers enfermés dansla Cour des Miracles par l’audacieuse manœuvre de Buridan, LouisHutin, tenant religieusement la parole qu’il avait donnée, avaitprescrit aux chefs de retirer leurs troupes et, vaincu, mais nonhumilié, était lui-même rentré dans son Louvre.

Pendant le reste de cette journée, le Louvreretentit donc des éclats de la colère royale qui, à propos de toutet de rien, menait grand tapage.

Cette colère du roi se manifestait d’autantplus violente qu’il n’avait personne autour de lui pour l’apaiser,personne pas même ses courtisans, pas même Valois, pas même lareine qui, en apprenant ce qui s’était passé à la Cour desMiracles, s’était enfermée dans ses appartements, pas même enfinLancelot Bigorne qui avait disparu sans que nul pût dire au roi cequ’il était devenu.

Louis Hutin, qui s’était rapidement habituéaux grimaces de son éphémère bouffon, le redemandait à tous leséchos du Louvre, mais en vain.

Bigorne était loin. Et il y avait chance pourqu’il ne revînt pas de si tôt faire rire le roi Hutin, qui aimaittant à rire. Louis, après avoir essayé de passer sa fureur sur lesvalets ou sur les meubles, envoya donc chercher le comte de Valois,qui bientôt se présenta devant lui.

Louis Hutin allait toujours droit aubut ; il ne connaissait point les chemins tortueux de ladissimulation.

« Expliquez-moi, fit-il dès l’abord, lesinsinuations que ce Lancelot Bigorne a portées contrevous ?

– Je ne comprends pas bien, dit-il. Leroi, je crois, vient de me parler de Lancelot Bigorne ?

– Sans doute ! je te parle de monbouffon.

– Votre bouffon ! s’écria Valois,stupéfait. Lancelot Bigorne est devenu votre bouffon ?

– C’est vrai, tu ne sais pas. Eh bien,oui ! J’ai pris le digne Lancelot à ma cour. C’est désormaismon fou. Le drôle a disparu, ce qui m’ennuie fort, je l’avoue, carje n’ai vu personne pour me faire rire comme il sait le faire.

– Ainsi, reprit Valois, bouffon ou non,Lancelot Bigorne est venu au Louvre et a disparu ?

– Oui, répondit le roi, et il m’a parléde différentes choses fort sérieuses, car ce bouffon ne rit pastoujours ; je m’en étais aperçu déjà à la Tour de Nesle. Ilm’a parlé entre autre de Philippe d’Aulnay… et de toi.

– Je m’étonne qu’un grand roi comme vousaccorde la moindre créance à un pareil misérable. J’ai à dire.Sire, que ce Lancelot Bigorne a été autrefois mon valet et que j’aidû le chasser. Qu’il cherche à se venger, c’est tout naturel, carson impudence ne connaît pas de bornes. Quant à Philippe d’Aulnay,Sire, il parlera, je vous le jure, ou s’il ne peut parler, ilécrira. Par un moyen ou par un autre, je lui arracherai le nom quevous cherchez. J’en prends ici l’engagement solennel.

– Et quand cela ? fit vivement leroi.

– Dès demain ou peut-être même dès cesoir. Mais, Sire, laissez-moi m’étonner que vous ayez l’espritainsi préoccupé d’aussi pauvres questions, alors que les intérêtsde votre règne sont gravement compromis et que vous-même, Sire,vous êtes menacé !

– Mes intérêts compromis ! moi-mêmemenacé !

– Par qui ? reprit Valois, sûrdésormais d’avoir reconquis tout son crédit, par qui, sinon parcelui que je vous ai dénoncé.

– Marigny ! s’exclama sourdementLouis.

– Lui-même ! N’avions-nous pasrésolu son arrestation ? N’aviez-vous pas tout préparé, Sire,pour cette arrestation qui vous sauvait et sauvait l’État ?Avec une inconcevable audace, Marigny vous a tendu un dernierpiège.

– Un piège ! à moi ! gronda leroi, pourpre de fureur.

– À vous, Sire ! Vous avez confié àvotre plus mortel ennemi le commandement suprême des compagnies quidevaient cerner la cour des Miracles… Qu’est-il arrivé, Sire ?Vous le savez !…

– Quoi ! tu supposes donc que si mesmeilleurs chevaliers et si deux mille de mes archers se sonttrouvés prisonniers des truands, c’est que Marigny…

– C’est que Marigny, Sire, les aentraînés ! Ne l’avez-vous pas vu marcher à leurtête ?

– C’est vrai ! c’est vrai !Oh ! le misérable !

– Mgr Enguerrand de Marigny demandeaudience ! » fit à ce moment la voix d’un huissier.

Le roi et Valois se regardèrent, toutpâles : Valois, d’un signe, indiqua au roi qu’il devaitrefuser l’audience.

« Que faire ? bégaya le roilorsqu’il se trouva seul avec son oncle. Que faire ? Eh !par Notre-Dame, c’est bien simple. Cet homme trahit, n’est-cepas ?

– Signez l’ordre d’arrestation,Sire ! dit Valois.

– Et cet ordre, une fois signé, quil’exécutera ?

– Moi ! » répondit lecomte.

Le roi saisit un parchemin et, de sa grosseécriture maladroite écrivit :

« Ordre à messire notre prévôt et à toussergents de la prévôté et à leur défaut à tout féal seigneur,porteur des présentes, de se saisir de la personne d’Enguerrand,sire de Marigny, et de le conduire en notre forteresse duTemple.

« Ce treizième de septembre, de l’an degrâce 1314.

« LOUIS,

« Roi de France. »

Valois s’empara du parchemin avec un geste dejoie qui échappa à Louis Hutin.

« Comment vas-tu t’y prendre ?demanda celui-ci.

– C’est bien simple, Sire. Vous venez derefuser audience à votre ministre. Il va sûrement rentrer dans sonhôtel de la rue Saint-Martin. Je vais prendre avec moi une escortesuffisante, le suivre, arriver en même temps que lui à l’hôtel etlà le saisir de mes propres mains.

– Et s’il résiste ? fit sourdementle roi.

– S’il résiste ? répéta Valois encherchant à lire dans les yeux de Louis une volonté que peut-êtreil n’osait pas exprimer tout haut. Que faudra-t-il faire, Sire, ence cas ?

– Par Notre-Dame, que fait-on auxrebelles ?

– C’est bien, Sire », dit Valois,qui aussitôt s’éloigna.

Valois s’était jeté dans les antichambres,ramassant sur son passage tout ce qu’il y avait d’hommes d’armessur lesquels il croyait pouvoir compter. Hugues de Trencaveldemeura seul au Louvre avec les Suisses qui formaient la garderoyale. Cette troupe montait à cheval un quart d’heure après queMarigny eut quitté le Louvre et se dirigea aussitôt vers la placede Grève, où le comte de Valois s’arrêta devant le logis du prévôtJean de Précy, lequel, ayant été mis au courant de l’opération quiallait s’accomplir, fut fort étonné et même quelque peu épouvanté.Mais comme Valois le tenait sous son regard, Jean de Précy ne fitaucune observation, monta à cheval et se mit en tête de la troupe,tandis que Valois se plaçait à l’arrière-garde.

*

**

Au moment où Marigny entrait dans la rueSaint-Martin, où se trouvait son hôtel, un des hommes vint leprévenir qu’une troupe forte d’une soixantaine d’archers etd’hommes d’armes les suivait à faible distance.

La nuit était venue.

Marigny se retourna sur sa selle et, dressésur ses étriers, jeta au loin un regard perçant.

Il eut un geste de lassitude et mit pied àterre devant son hôtel, dont il ordonna que le pont-levis demeurâtbaissé. Puis, d’un geste impérieux, il fit entrer ses gens.

« Monseigneur… fit une voix près delui.

– Que me veux-tu, Tristan ? demandaMarigny.

– Monseigneur, ne serait-il pas bon desonner du cor pour appeler tout notre monde à la défense del’hôtel ?

– Tu crois donc que l’hôtel va êtreattaqué ?

– Je ne sais ce que je dois croire, maisles gens qui nous suivaient m’ont paru de bien mauvaise mine.Pourquoi, monseigneur, pourquoi le roi vous a-t-il refuséaudience ? Pourquoi vous fait-il un si sanglantaffront ?

– C’est qu’il était occupé, sansdoute.

– Pourquoi, monseigneur, une troupe arméeen guerre s’attache-t-elle à nos pas… et pourquoi, oh ! tenez…pourquoi s’arrête-t-elle devant l’hôtel ?

– Tristan, fit Marigny d’une voix quin’admettait pas de réplique, va recevoir les hôtes que le roi nousenvoie et, si c’est à moi qu’ils en veulent, fais-les monter dansma salle d’armes. »

Le serviteur s’inclina profondément ets’élança vers le pont-levis au moment où Jean de Précy ordonnait àun de ses hérauts de sonner du cor.

Pendant ce temps, Enguerrand de Marignymontait lentement jusqu’à la vaste et somptueuse salle d’honneuroù, étant assis près d’une table, il laissa tomber sa tête dans sesdeux mains et murmura :

« Je n’ai pas de fille ! »

Machinalement, il avait déposé sur cette tablele rouleau de parchemin que lui avait remis le blessé rencontrédans la rue aux Forgerons.

« Monseigneur, haleta Tristan, qui rentraprécipitamment, c’est le grand prévôt, messire Jean de Précy.

– Eh bien, fit Marigny en se redressant,fais-le entrer ! »

Et Enguerrand de Marigny, haussant lesépaules, se dirigea vers son trône, placé au fond de la salle.

À ce moment, les yeux de Tristan tombèrent surle rouleau de parchemin. Il le saisit machinalement, comme Marignyl’avait déposé sur la table.

Tristan prit ce rouleau et l’emporta, non pasqu’il y attachât une importance quelconque, mais par simplehabitude invétérée de mettre en lieu sûr les papiers de son maîtredont il avait la garde spéciale.

Quelques instants plus tard, le prévôt entraitdans la salle, escorté de deux hérauts. Les gens d’armes étaientrestés à cheval dans la cour de l’hôtel, ainsi que Valois.

Jean de Précy s’approcha en tremblant duterrible ministre, qui le regardait venir d’un visage calme etsévère.

« Monseigneur, dit le prévôt en secourbant profondément, je viens du Louvre. Le roi, qui n’a pu vousrecevoir tout à l’heure, m’a commandé de courir après vous et devous dire qu’il vous attend sur l’heure. »

Un sourire de mépris glissa sur les lèvres deMarigny.

« C’est bien, je vous précède ;suivez-moi ! »

À ce moment, les portes latérales de la grandesalle d’armes s’ouvrirent et des deux côtés une foule dechevaliers, le poignard ou l’estramaçon au poing, firent irruptionet se rangèrent autour d’Enguerrand de Marigny. Jean de Précydevint pâle comme un mort et ses deux hérauts s’effondrèrent.

« Bataille ! Bataille !crièrent les gens de Marigny.

– Sus aux archers !

– Marigny, à larescousse ! »

Enguerrand de Marigny fit un geste et letumulte s’apaisa.

« J’entends que l’on respecte ici lesenvoyés du roi ! cria-t-il d’une voix forte ; j’entendsque chacun regagne son logis ou son corps degarde ! »

Un silence terrible s’abattit sur cetteassemblée. Alors, Marigny ajouta d’une voix plus douce :

« Le reste ne regarde que le roi. Dieu etmoi ! »

Et il se mit en marche, suivi du prévôt et desdeux hérauts, plus morts que vifs.

Dans la cour de l’hôtel, il monta à cheval etfranchit le pont-levis.

Au même instant, il se trouva entouré,enveloppé, serré de toutes parts ; deux hommes saisirent labride de son cheval et la troupe entière se mit en route sans queMarigny eût prononcé un seul mot.

Peu après, la troupe s’arrêtait devant lasombre masse du Temple. Alors, les gens qui entouraient Marignys’écartèrent et se placèrent en cercle autour de lui Marigny mitpied à terre.

Jean de Précy l’imita.

Et, parmi les hommes d’armes, il y eut aussiquelqu’un qui mit pied à terre.

Ce quelqu’un s’avança dans le cercle etprononça :

« Enguerrand de Marigny, tu es accusé defélonie, dilapidation et forfaiture…

– Valois ! rugit Marigny. Malheur àmoi qui ai pu oublier un instant qu’il y avait au monde unValois ! Misérable ! que ne t’es-tu montré tout àl’heure ! tu ne serais pas sorti vivant de mon hôtel.

– Enguerrand de Marigny, continua Valoisd’une voix frémissante de joie, au nom du roi, jet’arrête !

– Et moi, je tesoufflette ! »

En même temps, d’un geste foudroyant, la mainde Marigny se leva et, à toute volée, s’abattit sur le visage deValois qui chancela, recula de plusieurs pas et hurla :

« Il y a rébellion ! À mort, lerebelle ! »

Dans le même instant, Marigny fut entouré.

Mais sans doute, dans cette minute tragique,apparut-il à ces gens plus formidable qu’il n’avait jamais été, carpas un poignard ne se leva sur lui.

De lui-même et sans que personne le touchât,il marcha au pont-levis, qu’il franchit.

Quelques instants plus tard, Enguerrand deMarigny, premier ministre de Louis X, était enfermé dans un cachotdes souterrains du Temple.

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