La Reine Sanglante

Chapitre 44LES FOURCHES PATIBULAIRES DU SIRE DE MARIGNY

Nous rejoindrons maintenant Lancelot Bigorne,Guillaume Bourrasque et Jean Buridan au moment où, parmi les flotsdu peuple, ils franchissaient la porte aux Peintres. Cette foulequi, de tous les points de Paris, affluait à la porte où elles’endiguait pour se répandre ensuite dans la campagne comme unfleuve débordé qui cherche de la place pour ses eaux, cette foulejoyeuse était hors des murs, en route pour Montfaucon.

Des compagnies d’archers et de hallebardiersvinrent se ranger au pied du gigantesque piédestal de pierre quisupportait l’ensemble des fourches patibulaires deMontfaucon ; ces soldats repoussèrent la foule déjà compacteautour du gibet, et chacun s’installa.

Tout à coup, tout le monde fut debout ;une clameur terrible monta de cent mille poitrines :

« Le voilà !… »

Il faisait plein jour. Le soleil se levait etses rayons venaient se jouer parmi les énormes piliers et lesgrosses chaînes du funèbre monument.

Marigny marchait sans entraves, il était vêtude la chemise des pénitents et portait un gros cierge à la main. Ilétait pieds nus.

Il s’avançait d’un pas ferme. Une indomptablefierté se lisait sur son visage ; il ne semblait entendre niles cris de mort, ni les insultes ; il tenait ses yeux fixéssur Capeluche, qui marchait devant lui, sa corde enroulée aubras.

Comme on rapprochait du gibet, Marigny fit unpas plus vite, écarta rudement Capeluche et lui dit, à hautevoix :

« Ôte-toi ; tu m’empêches de voir legibet que j’ai offert à notre Sire !… »

Capeluche obéit et passa derrière lui.

Bientôt, le cortège s’arrêta au pied dusoubassement ; deux hommes s’avancèrent qui voulurent saisirle condamné par les bras, mais il les écarta, et, ferme, monta lesdegrés qui conduisaient à la plate-forme.

Enguerrand de Marigny se tourna vers la fouleimmense sur laquelle, à ce moment, plana un silence de mort et,redressant sa haute taille, sa tête flamboyante d’orgueil, ildomina, du haut du gibet, comme du haut d’un trône. Tout le mondecomprit qu’il allait parler.

Mais, dans cette minute, un homme qui, d’unregard ardent, contemplait cette scène, fit un signe, et, aussitôtvingt-cinq hérauts, massés au pied du soubassement, commencèrentune stridente fanfare, leurs trompettes levées haut vers le ciel.Cet homme, c’était le comte de Valois.

Marigny l’aperçut et fixa sur lui sesyeux…

Et il y eut dans les yeux de celui qui allaitmourir une telle flamme de mépris et d’insultante pitié que, mêmedans ce moment où il tenait enfin son rival abhorré, Valoisfrissonna de terreur et de rage : ce regard de mépris, il yavait vingt ans qu’il le connaissait !

Furieusement, Valois fit un autre signe.

Au même instant, et tandis que les trompettessonnaient, tandis qu’un long et profond murmure montait de lafoule, on vit un groupe se débattre trois ou quatre secondes sur laplate-forme : Capeluche et ses aides ligotèrent les mains ducondamné !… et, brusquement, entre les deux piliers de droite,apparut un corps qui se balançait dans l’espace, et, accroché auxjambes de ce corps, Capeluche qui tirait de toutes sesforces !…

Alors, Valois tourna bride, et, suivi de sesgens d’armes, descendit la colline.

Alors, commença devant le cadavre du premierpendu du gibet de Montfaucon un défilé inouï ; un fleuvehumain roula ses flots tumultueux : femmes, enfants,bourgeois, écoliers, moines, truands, jongleurs, artisans, manants,chacun passa en jetant une dernière insulte au cadavre d’Enguerrandde Marigny qui se balançait mollement au bout de sa corde.

Buridan avait tout vu.

Il avait vu arriver Marigny ; il l’avaitvu monter l’escalier qui conduisait à la plate-forme ; ilavait vu Capeluche lui passer la corde au cou ; il avait vules aides tirer sur cette corde et le corps s’élever dans les airs.L’espoir, jusqu’à la dernière seconde, ne le quitta pas. La cordeallait se rompre ! Capeluche avait juré ! Capeluche avaitété payé au triple de ce qu’il demandait !…

La corde ne se rompit pas !…

Alors, Buridan fut agité d’un tremblement depitié. Ses yeux pleins de larmes se fixèrent sur le cadavre et ilbalbutia :

« Ô Myrtille !… pauvreMyrtille !… »

Lorsqu’il commença à revenir au sentiment deschoses, il vit que la foule s’était écoulée.

Alors Buridan vit un homme monter l’escalier,se hisser au pilier et, de près, examiner curieusement la corde quisoutenait le corps.

Buridan allait s’élancer, croyant à uneprofanation, lorsque l’homme, se laissant glisser et sautant àterre, vint à lui. Buridan reconnut Lancelot qui lui dit :

« J’ai voulu voir pourquoi la corde arésisté…

– Eh bien ? gronda Buridan.

– Eh bien, fit Bigorne en haussant lesépaules, Capeluche n’a pas scié la corde ; elle estintacte ; je suis volé ! Allons, ajouta Bigorne,consolez-vous, que diable, compère Tristan ! Ce ne sont pasvos larmes qui rendront la vie à votre maître… Mourir de la cordeou d’une fièvre, cela se ressemble. Courage, par saintBarnabé !… »

Buridan vit alors que Bigorne parlait à unhomme qui, assis sur une grosse pierre, la tête dans les mains,paraissait insensible à tout ce qui se passait autour de lui. Il lereconnut aussitôt : c’était maître Tristan, c’était le vieuxet fidèle serviteur de Marigny. C’était l’homme qui s’étaitaffaissé près de lui au moment où Marigny avait été pendu…

Buridan se pencha vers Tristan, le toucha àl’épaule et lui dit doucement :

« Venez-vous avec nous ?… »

Tristan secoua la tête.

« Je reste là, dit-il. J’ai un dernierdevoir à remplir.

– Quel devoir ? Que prétendez-vousdonc faire ?

– Attendre la nuit, et, alors, descendrele corps de mon maître et l’enterrer décemment. »

Enfin, comme Buridan, persuadé qu’iln’arracherait pas Tristan à sa douleur, faisait un pas pours’éloigner, Lancelot se pencha vers le vieux serviteur et luidit :

« Compère, pour la besogne que vousvoulez faire, il faut être plusieurs : nous viendrons vousaider !

– Certes ! fit Buridan quientendit.

– Bon ! À quelle heure avez-vousl’intention d’agir ? reprit Bigorne.

– Dès que la nuit sera assez obscure pourque je ne puisse être aperçu.

– C’est bon. Mais il faut attendre quenous soyons là, dit Bigorne d’une voix étrange. J’ai besoin quevous nous attendiez. Me le promettez-vous ?

– À minuit », dit Tristan.

Buridan et Bigorne reprirent le chemin deParis.

« Maître Capeluche nous a bien volés, ditLancelot.

– Oui, fit Buridan et, par le Dieuvivant, je jure de ne pas quitter Paris avant d’avoir puni lemisérable…

– Hi han ! » fit Bigorne.

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