La Reine Sanglante

Chapitre 8MARGUERITE

« Stragildo…

– Vous venez de m’appeler,madame ? »

La reine releva sa tête, frissonna etdit :

« Es-tu prêt ? »

Stragildo sourit, il écarta son manteau etmontra un court poignard à lame acérée, large, l’arme del’assassinat.

Paris, ce soir-là, avait une physionomie deterreur ; Paris, sillonné de rondes d’archers du guet, despatrouilles à cheval ; Paris, avec ses chaînes tendues, sesportes fermées et, au fond des ruelles, la marche silencieuse detroupes armées d’où montait le sourd bruissement du cliquetis desarmures.

Ces masses de gens d’armes, pareilles à desflots se déversant en un bassin central, affluaient vers le mêmepoint de Paris…

Et c’était ce point que maintenant contemplaitMarguerite de Bourgogne, ce point sur lequel se concentrait toutel’ardeur de ses pensées.

« La Cour des Miracles !… Dansquelques heures, le siège sera complet ! Dans quelques heures,l’assaut, peut-être, sera donné par les archers du roi contre laCour des Miracles !… En ce moment, le comte de Valois,Enguerrand de Marigny, prennent leurs dernières dispositions !Demain, peut-être, le roi me dira :

« Rassurez-vous Marguerite, le capitaineBuridan, roi des truands, est mort !… »

Un sanglot râla dans la gorge de la reine deFrance.

À ce moment, Stragildo, pareil au géniemalfaisant, se rapprocha de la reine :

« Madame, dit-il avec un sourire deférocité paisible, pourquoi vous inquiéter ainsi de choses qui n’envalent pas la peine ?… Songez que j’ai des hommes à moi parmiles archers qui vont attaquer la Cour des Miracles. Songez que meshommes ont l’ordre de vous débarrasser de cette jeune fille !…Myrtille morte, Enguerrand de Marigny, son père, en mourra dedouleur ; cela fera deux !… »

La reine palpitait, agitée de frissonstumultueux.

Son esprit éperdu oscillait entre la jalousieet l’amour.

Elle voyait Myrtille morte… et l’affreusevision lui inspirait une joie plus affreuse…

Monstrueuse joie de la mère rivale de lafille !

Elle voyait Buridan mort… et alors lessanglots l’étouffaient.

« Allons, reprit Stragildo avec safamiliarité de valet possesseur de secrets effrayants, il est tempsd’agir ! Ne nous occupons pas de Gautier d’Aulnay, puisqu’ilest à la Cour des Miracles avec Buridan et que tous les habitantsde la Cour des Miracles vont mourir !… Mais Philippe !madame, Philippe ! Je vous dis qu’il est temps !…

– Que dis-tu ?

– Je dis, madame, gronda Stragildo, quevous avait fait saisir Philippe d’Aulnay. Je dis que, par uneimprudence folle, vous l’avez fait enfermer au Louvre !… Jedis que le roi vient d’apprendre que Philippe d’Aulnay estprisonnier au Louvre et qu’il veut le voir, l’interroger !… Jedis que si un mot échappe à Philippe, vous êtes perdue !

– C’est vrai ! c’est vrai !bégaya la reine. Oh ! qu’il meure donc, celui-là ! Es-tuprêt ?… »

Et, comme tout à l’heure, Stragildo soulevason manteau, montra son poignard, et il murmura :

« J’attends, madame, j’attends que vousme disiez enfin en quel cachot se trouve d’Aulnay !…

– Eh bien… va donc ! rugitMarguerite de Bourgogne… Tu trouveras Philippe d’Aulnay dans lecachot n° 5…

– Fasse le diable que j’arrive àtemps ! gronda-t-il. Car vous avez bien hésité,madame ! »

Et, rapide, silencieux, glissant dans lesténèbres, il s’élança dans l’escalier de la tour, sortit, franchitla Seine et se rua vers le Louvre.

Comme il passait le pont-levis, Stragildo vitle roi qui, escorté de flambeaux et d’hommes d’armes, traversaitune cour…

« Où va le roi ? demanda-t-il d’unevoix rauque à un archer. Il se rend à l’attaque de la Cour desMiracles ?…

– Non, répondit l’archer. Le roi vainterroger un prisonnier qui se trouve dans le cachotn° 5.

– Malédiction ! » rugitStragildo.

*

**

Marguerite de Bourgogne, demeurée seule sur laplate-forme de la Tour de Nesle, avait repris sa contemplation,essayant de percer les ténèbres ou de saisir quelqu’une de cesrumeurs lointaines qui venaient de la Cour des Miracles.

À ce moment, elle tressaillit.

Une femme était devant elle !… Peut-êtreun de ces spectres qu’elle voulait fuir et qui s’incarnait pour luibarrer le chemin… car cette femme semblait vraiment porter lemasque de la mort sur son visage tragique.

Cependant, après un instant de terreurnerveuse, la reine eut une exclamation de joie : elle venaitde reconnaître le spectre… la femme si soudainement apparue…

« Mabel ! fit Marguerite.

– Oui, ma reine, c’est moi !…

– Que le Ciel te préserve et te bénisse,toi qui viens toujours à la reine dans les moments de danger et quisembles, d’un souffle, d’un regard, écarter ces dangers l’un aprèsl’autre.

– Madame, vous disiez que j’arrivetoujours au moment où il faut écarter de vous quelque péril.Seriez-vous donc menacée en ce moment ?

– Oui ! fit la reine d’une voixsourde. Philippe, ce Philippe que j’ai fait jeter dans uneoubliette, où il devait mourir… eh bien, par je ne sais quelletrahison, le roi a su que cet homme était dans un des cachots duLouvre… le roi l’a voulu voir… et, à cette heure, Philippe d’Aulnaylui parle peut-être… à moins que Stragildo ne soit arrivé à temps,ajouta-t-elle avec un sourire terrible.

– Stragildo n’arrivera pas à temps auLouvre, dit-elle.

– Que veux-tu dire ? gronda la reineen frissonnant.

– Je veux dire qu’au moment où je sortaisde la royale forteresse pour venir ici, le roi se rendait au cachotn° 5…

– Je suis perdue !

– Je le crois ! dit Mabel avec uncalme terrible.

– C’est bien, je vais au Louvre ; etlà, je saurai si je puis me défendre ou si enfin ma destinée vas’accomplir. »

Mabel eut un geste qui arrêta Marguerite prêteà s’élancer vers l’entrée de l’escalier tournant.

« Vous oubliez, dit-elle, que vous avezpromis de m’accorder ce que je suis venue vous demander ?

– Que veux-tu donc ?

– La grâce de Buridan ! D’un mot,vous pouvez l’obtenir du roi. Un sourire de vous peut faire rentrerdans leurs antres les bêtes fauves déchaînées. »

La reine haletait. Un combat terrible selivrait en elle. Mabel la contemplait avec une si ardenteexpression d’espoir, que ses yeux, dans la nuit, paraissaientfulgurer.

« Dis-moi ce qu’il faut faire… maintenantque tu m’as mis cet espoir au cœur… oh ! je ne vis plus,vois-tu ! Sauver Buridan… le sauver seul… oui, tu m’y as faitsonger… c’est le salut pour moi… car mon sort est lié ausien. »

Mabel parut se replier sur elle-même. Ellechancelait.

« Si vous tuez Myrtille, vous tuezBuridan ! Le pauvre enfant ! À la minute suprême del’agonie, peut-être mourra-t-il encore avec un sourire de bonheur,s’il sait que Myrtille est sauvée ! Mais le condamner à vivre,madame, et lui faire savoir qu’elle est morte, elle… ah !madame, plutôt bêtes fauves, plutôt l’incendie de la Cour desMiracles ! plutôt la corde du gibet ! »

Mabel râlait. Ses mains cherchaient les mainsde Marguerite. Elle se courbait. Ses genoux se ployaient.

« Dis-moi pourquoi tu veux que Buridansoit sauvé ? »

Mabel tomba tout à fait à genoux, et, avec uneinfinie douceur, avec un accent de simplicité tragique,répondit :

« C’est mon fils !

– Ton fils, Buridan, ton fils !

– Mon fils ! » répéta Mabel,d’une voix plus ferme.

En même temps, elle se releva.

« Écoutez-moi, dit-elle. Bientôt, il seratrop tard pour moi, pour mon fils et pour vous. Je vous dis queBuridan est mon fils. Je vous dis qu’il faut le sauver et sauveraussi celle qu’il aime, sans quoi la vie ne serait pour lui qu’uneagonie un peu plus longue…

– Mais, comment es-tu la mère de Buridan,voyons ?

– Il est juste que vous sachiez, eneffet ! dit Mabel avec une étrange intonation. Vous disieztout à l’heure que, sans doute, je n’ai jamais aimé. Eh bien, j’aiaimé ! Un jour, mon amant vint me voir dans la maison isoléeoù je m’étais réfugiée… À peine était-il entré que sa nouvellemaîtresse fit irruption…

– Le nom de cette maîtresse ?

– Vous allez le savoir comme le reste.Cette jeune fille, qui s’était livrée à mon amant, avait une âmepassionnée ; son cœur vibrait, mais comme peut vibrer l’airainque rien n’amollit ; la jalousie était la marque de sonesprit, mais une jalousie capable de crimes monstrueux… cette jeunefille, madame, se jeta sur moi et me poignarda… »

Marguerite jeta une sourde imprécation.

« Elle me crut morte !… continuaMabel. Mais je vivais ! je voyais ! j’entendais ! jecomprenais ! Et je ne pouvais faire un mouvement !…Alors, madame, se passa la chose la plus affreuse. Ma rivaleordonna que mon fils fût tué comme moi !… Et c’est cela,voyez-vous, que je ne lui ai jamais pardonné. Mon amantobéit ! Il remit mon fils… son fils ! oui, sonenfant ! il le remit à un serviteur qui s’éloigna pour allerjeter le pauvre petit dans le fleuve… »

Cette fois, ce fut un gémissement qui jaillitdes lèvres de Marguerite.

« Maintenant, écoutez ceci !continua Mabel, se redressant toute droite, la voix dure, le visageflamboyant, pareille au génie de la vengeance. Écoutez ! leserviteur ne noya pas l’enfant ! Il fut pris de pitié !Il le déposa dans une cabane où des gens qui passaient lerecueillirent et l’emmenèrent à Béthune, en Artois, et l’yélevèrent !… L’enfant ne mourut pas ! Et moi je ne mouruspas !… Moi, je vins à Paris ; je laissai au temps le soinde changer mes traits… quelques années, d’ailleurs, suffirent àfaire de moi une vieille femme, car les heures comptaient doublepour moi, et chaque minute était une douleur.

– Tais-toi, tais-toi !

– Alors, je m’insinuai auprès de cellequi m’avait poignardée et avait donné l’ordre d’assassiner monfils. Je devins sa suivante préférée, son amie ; je l’étudiai,je reconnus en elle la femme aux passions violentes, et je préparaila plus terrible des vengeances !…

– Tais-toi, spectre !…

– Il faut bien que je vous disetout !… Le nom du pays où ces choses se passèrent : laBourgogne !… Le nom de la ville capitale : Dijon !Le nom de mon amant : Charles, comte de Valois, oncle du roide France !… Le nom de la jeune fille qui se donna à lui et mepoignarda : Marguerite de Bourgogne !

– Et ton nom, à toi, spectre maudit, jen’ai pas besoin que tu le dises ! car bien souvent il a sonnécomme un glas à mes oreilles : tu es Anne deDramans !…

– Oui ! répondit Mabel avec uneterrible simplicité.

– Eh bien, rugit Marguerite, c’est ladernière fois que ce nom sera prononcé ! Cette fois, du moins,mon poignard achèvera ce qu’il a commencé à Dijon… »

Et, d’un coup violent, elle frappa Mabel ausein.

Mabel ne tomba pas…

D’un deuxième coup, elle frappa au mêmeendroit.

Cette fois, la lame se brisa.

Marguerite recula, effarée, engrondant :

« Oh ! est-il donc vrai que tu essorcière ? »

Pour toute réponse, Mabel écarta son vêtementà l’endroit où elle avait été frappée et montra une de ces cottesde mailles fines, serrées, telles qu’on les fabriquait dans lesateliers de Milan ou de Tolède, les deux grands centres de travailde l’acier, l’un en Italie, l’autre en Espagne.

Et Mabel ajouta alors :

« Maintenant, Marguerite, voici ce qui mereste à vous dire :

« Depuis que je sais mon fils vivant, mavengeance, si longtemps et si précieusement préparée, n’est plusdans mon esprit qu’un rêve qui s’efface. Je vous sauve si voussauvez mon fils et celle qu’il aime. »

Marguerite demeura longtemps sans répondre, latête baissée, les yeux fixés sur cette lame de poignard dont lesmorceaux étaient tombés à ses pieds.

Enfin, elle gronda :

« Ainsi, tu me donnes à choisir entre tavengeance et ton pardon, entre ma perte et le salut deBuridan ?

– Oui, je vous donne à choisir entre lapaix et la guerre. Et je vous jure, ajouta Mabel, je vous jure que,si vous choisissez la guerre, c’est vous, reine, qui serezécrasée.

– Eh bien, je choisis la guerre. Dussé-jeêtre écrasée comme tu me l’annonces, dussé-je, déchue de mon rang,traîner une existence lamentable, tout vaut mieux que la certitudede leur bonheur ! la guerre, soit. La guerre, dont ton fils etma fille vont être les premières victimes. »

Mabel, sans un mot, sans un geste, se dirigeavers l’escalier tournant, qu’elle descendit, et elle sortit de latour.

De l’ombre de ce saule, sous lequel Philipped’Aulnay avait si souvent guetté, un homme s’avança etdemanda :

« Est-il temps ? Faut-ilagir ? »

Mabel répondit :

« Oui. L’heure de la vengeance est venue,Wilhelm Roller. Va m’attendre au logis du cimetière des Innocents.Et si tu ne m’as pas revue avant midi, tu porteras au roi de Franceles papiers dont je t’ai parlé. »

Sur ces mots, Mabel s’éloigna en toute hâte,et l’homme qu’elle avait appelé Roller demeura quelques instants àla même place, puis, à son tour, s’éloigna.

*

**

Roller avait à peine fait quelques pas que,d’un massif qui baignait son feuillage dans les flots de la Seine,bondit un homme.

Sous les premières lueurs de l’aube, il y eutun éclair d’acier.

Un bras se leva et s’abaissa dans un gesterapide.

Roller s’abattit avec un sourdgémissement.

L’homme le considéra un instant avec unsourire, puis le saisit par les pieds et le traîna jusqu’à laSeine.

Puis il se redressa et regarda autour delui.

À ce moment, Marguerite de Bourgogne, fataleet tragique, apparaissait à la porte de la Tour de Nesle. Elle vitl’homme, murmura :

« Stragildo ! »

Le bravo s’approcha de la reine. D’un geste etd’un sourire, il lui désigna le malheureux qu’il venait de tuer etqui gisait sur le bord du fleuve, les pieds dans l’eau.

Marguerite n’eut pas un geste d’étonnement.Seulement, elle demanda :

« Pourquoi ?

– Parce que j’ai entendu quelques motsque votre estimable suivante disait à cet homme. »

Stragildo ajouta :

« Savez-vous, madame, que votre suivanteest une redoutable vipère ?… Eh bien, ceci était la dentvenimeuse qui devait vous mordre aujourd’hui. J’ai arraché ladent.

– Ramène-moi au Louvre, dit la reine, etraconte-moi ce que tu as vu, ce que tu as entendu dans le cachot dePhilippe d’Aulnay. »

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