La Reine Sanglante

Chapitre 46GAUTIER D’AULNAY

Il paraît que Charles de Valois était presséd’en finir avec ses prisonniers, et qu’après s’être débarrassé deMarigny et de Marguerite comme on a vu, il voulait promptement sedébarrasser de Gautier d’Aulnay, car en traversant Paris, Bigorneentendit le crieur public annoncer aux Parisiens que :

« Le lendemain matin, sur la place duMartroi-Saint-Jean, seraient mis à mort les frères d’Aulnay,reconnus coupables de haute trahison, sur leur propre aveuenregistré par le Parlement !

« Que l’un des deux frères, Philippe,sire d’Aulnay, s’étant fait justice à lui-même en se tuant dans saprison, serait supplicié en effigie ;

« Mais que le survivant serait suppliciédans son corps ;

« Qu’en conséquence, ledit survivantGautier, cadet de la famille d’Aulnay, serait écorché vif par lamain du bourreau. »

Buridan savait déjà que Gautier allait mourirle lendemain matin, et quel genre de supplice lui était réservé.Accablé de douleur et d’épouvante, le jeune homme n’en gardait pasmoins une lueur d’espoir au fond de son cœur. Cette journée atrocefut bien lente pour lui. Elle s’écoula cependant ; la nuitvint, et Riquet Haudryot, envoyé en éclaireur, arriva bientôt,disant que Gautier d’Aulnay était en marche pour la place duMartroi-Saint-Jean.

« Il est donc temps d’agir, dit Buridan.L’élixir ?…

– Le voici, dit Riquet. Il m’a coûté…

– Peu importe !… Va, vite… Es-tu sûrqu’il le prendra ?

– Il n’a pas bu de la journée et doitenrager de soif. Il boira, c’est sûr. »

En même temps, Riquet versait le contenu de lafiole dans un pot qu’il acheva de remplir d’eau fraîche. Guillaumeassistait à ces préparatifs en poussant des grognements dedésespoir.

« Passe encore pour Philippe ! Etencore, celui-là a échappé au supplice. Mais Gautier. Ah ! cepauvre Gautier ! »

Un sanglot coupa la parole à GuillaumeBourrasque. Quant à Riquet, simplement, il était descendu au caveauoù Stragildo était enfermé et lui avait passé le pot d’eau fraîcheen disant :

« Eh ! on vous a oublié aujourd’hui.Ce n’est pas notre faute, nous nous sommes occupés d’une de vosvictimes. »

Stragildo, sans rien dire, saisit le pot et levida jusqu’à la dernière goutte.

Puis il reprit cette attitude d’immobilitéfarouche qu’il gardait depuis qu’il était au pouvoir de sesennemis. Stragildo se savait condamné. Toute la question pour luiétait de savoir comment on le ferait mourir. Il savait qu’iln’avait ni grâce ni miséricorde à attendre de Buridan. Enfin,solidement ligoté, cet espoir qu’il avait eu d’abord de pouvoir unedeuxième fois s’enfuir l’avait peu à peu abandonné. Dans la matinéede ce jour, Haudryot, comme tous les matins, lui avait descendu àmanger. Et, doué d’un robuste appétit, Stragildo avait mangé commed’habitude, mieux même, lui sembla-t-il. Seulement, lorsqu’il futrassasié, il eut soif. Il chercha le pot plein d’eau qu’on luiremplissait plusieurs fois par jour, et il ne le trouva pas.

Alors, il sentit sa soif s’exaspérer ets’aperçut qu’on lui avait fait manger des viandes fortementépicées.

Lorsque, enfin, la nuit venue, Riquet luiapporta de l’eau, il reprit, aussitôt après avoir bu, son attituded’insouciance farouche, et même l’espoir rentra en lui.

Peut-être ne le tuerait-on pas ?…

Peut-être Buridan finirait-il par oublier etlui ferait grâce de la vie ?…

Et déjà, il échafaudait des projets devengeance.

Au moment où Stragildo sentait renaître enlui, en même temps que l’espoir, sa passion de vengeance, ilchancela. Ses yeux se voilèrent. Une torpeur s’empara de lui. Ilvoulut crier et il comprit que sa langue se paralysait…

« Ils m’ont empoisonné ! »songea-t-il.

Dans cette minute où il lui sembla qu’ilallait mourir, Stragildo fut envahi par une douleur que jamais iln’avait éprouvée. Mourir n’était rien. Mais mourir sans se vengerde ce Buridan qui était la cause de son malheur, cela lui apparutcomme la pire souffrance…

Dans cet instant, Buridan parut.

Il examina un instant à la lueur d’une torchele gardien des fauves.

Puis, se tournant vers Haudryot :

« Détache-le ! » dit-il.

Riquet s’empressa d’obéir et, avec sonpoignard, coupa les liens du prisonnier. Stragildo eut unrugissement de joie. Il se ramassa, rassembla toutes ses forces.Avant de mourir, il aurait la consolation d’étranglerBuridan ! Et il s’élança sur le jeune homme immobile. Ou, dumoins, il voulut s’élancer. En réalité, il fit péniblement deux paset s’arrêta. Il voulut lever les bras pour saisir à la gorgeBuridan qui, tout près de lui, ne bougeait pas ; et il sentitque ses bras étaient de plomb, qu’il lui était impossible de lessoulever !…

Buridan le toucha du doigt.

Et Stragildo vacilla.

Alors un flot de rage monta jusqu’à ce cerveauet, comme elle ne pouvait se traduire en cris et en paroles, car lalangue paralysée refusait son office, elle se condensa en larmesqui coulèrent sur ce visage stupéfié, immobilisé, étrangementrigide… Dans ce moment, Stragildo sentit que le poison se mettait àagir sur sa pensée.

« Viens », dit Buridan, qui sortitdu caveau.

Et Stragildo se mit à suivre docilement. Toutau fond de lui-même grondait la révolte de plus en plus faible etlointaine, qui finit par disparaître elle-même.

Derrière Buridan, Stragildo monta l’escalierd’un pas indécis ; mais il marchait et se tenaitsuffisamment ; il y avait en lui stupeur générale,anéantissement de la volonté ; mais le philtre qu’il avait bun’allait pas jusqu’à lui retirer la faculté de se mouvoir et lesens de la direction ; l’idée de fuir n’existait plus enlui ; ni l’idée de vengeance ; Buridan, Guillaume, Riquetlui apparaissaient comme des ombres ; il ne les reconnaissaitpas.

« Combien de temps doit durer l’effet del’élixir ? demanda Buridan à Haudryot.

– Environ trois heures. Après quoi, ledrôle reprendra toute sa force et toute son activité. Si tu m’encrois, il faut profiter de ce moment de stupeur pour le passer dela vie à trépas…

– Oui, dit Guillaume, et le misérablen’aura pas à se plaindre d’une telle mort, lui qui a précipitéPhilippe et Gautier, lui qui a… »

Buridan l’interrompit :

« Vous m’attendrez ici. Si je suis deretour avant la fin de la nuit, nous partirons ensemble. Si vous neme revoyez pas, vous irez au Roule, où j’ai donné à Mabel desinstructions pour vous… »

Guillaume et Riquet comprirent que Buridanallait tenter quelque épreuve impossible.

Mais comme ils le connaissaient têtu, commeils savaient, par expérience, que jamais il ne revenait sur unedécision une fois prise, ils le serrèrent dans leurs bras sansessayer de le détourner de son projet, quel qu’il fût…

Buridan prit Stragildo par le bras, aprèsavoir eu soin de le couvrir d’un grand manteau de couleur rougedont il rabattit la capuche sur son visage.

Stragildo se mit en marche, sansrésistance.

Ils traversèrent lentement une partie de Pariset arrivèrent enfin à la place du Martroi-Saint-Jean.

Buridan traversa la place, toujours donnant lebras à Stragildo, et se dirigea droit sur l’entrée de la prison. Ilcomprenait que tout dépendait de la résolution qu’il mettrait àexécuter son projet insensé. La moindre hésitation pouvait leperdre. Il ne se demanda pas s’il serait reconnu, si un obstacle nese dresserait pas tout à coup. Et même il s’efforçait de ne paspenser. Ou la chose réussirait, ou lui-même serait pris et iraitrejoindre Gautier, voilà tout.

Il entra dans le corps de garde, où unevingtaine d’archers dormaient ou jouaient.

« Le capitaine ! » demanda-t-ild’un accent impérieux.

L’officier fixa sur cet homme couvert de sonmanteau rouge un regard curieux et sur Buridan un regardinterrogateur.

« Messire, dit Buridan, de par leroi ! »

L’officier, qui était assis, se leva aussitôtdans une attitude de respect. Nous avons expliqué déjà quelle étaitla puissance de ces mots : de par le roi !

« Vous avez un prisonnier ? repritBuridan.

– Oui, le sire d’Aulnay.

– Peu importe le nom. Ce prisonnierdétient un secret d’État.

– Je crois l’avoir deviné, fitl’officier. C’est pourquoi l’official sera ici demain pourrecueillir les derniers aveux du condamné. »

Buridan tenait toujours Stragildo par le bras.Il se pencha vers l’officier et murmura :

« Le condamné ne dira rien à l’officialpuisqu’il n’a rien voulu dire à Monseigneur de Valois. L’homme quevoici, messire, peut seul arracher la vérité au prisonnier. De parle roi, capitaine, cet homme doit être mis en communication avec lecondamné ; je l’accompagnerai pour recueillir les aveux.

– Il me faut un ordre écrit.

– Le voici », dit Buridan.

Et il jeta sur la table le deuxième des deuxparchemins qu’il avait pris sur Stragildo. Le premier, on s’ensouvient, avait été brûlé par Valois.

L’instant fut suprême. L’officier déplia leparchemin et le lut. Buridan, raidi, livide, sentit que son cœurs’arrêtait de battre. À ce moment, l’officier releva la tête, saluaBuridan et cria :

« Huit hommes pour descendre auxcachots… »

Et il tendit le parchemin à Buridan qui,étouffant un mugissement de joie, repoussa doucement le papier endisant :

« J’ai ordre de laisser en vos mains ceparchemin que vous aurez à représenter demain à réquisition demessire Jean de Précy. Seulement, je vous préviens que l’entretiendoit être secret.

– Mes hommes n’entendront rien, soyeztranquille. »

L’officier se dirigea vers une porte qu’ilouvrit. Là commençait un escalier que Buridan commença à descendre,Stragildo à son bras. Les huit archers suivaient. Deux d’entre euxportaient des torches. Une porte fut ouverte.

« Donnez-moi la torche », ditBuridan à celui des archers qui se trouvait près de lui.

Et il entra.

Derrière lui, il repoussa la porte…

Puis il planta la torche dans un coin ducachot.

Alors seulement il se tourna vers le fond, etvit un homme couché sur les dalles, les mains et les pieds liés decordes.

Cet homme au visage de cire, affreusementmaigri, c’était Gautier !… Il tenait ses yeux fermés,insensible, en apparence, à tout ce qui pouvait lui arriver.

Buridan s’agenouilla, appuya fortement sa mainsur la bouche de Gautier pour l’empêcher de crier, se penchajusqu’à son oreille et murmura :

« Tais-toi. Par le Ciel, si tu veuxvivre, tais-toi ! Ouvre seulement tes yeux etregarde !… »

Gautier ouvrit les yeux… des yeux hagards, desyeux d’agonie où la mort prochaine, déjà, projetait son ombre. Ilvit Buridan !… Et quelque chose comme un faible gémissementsouleva sa poitrine.

« Pas un mot ! Pas uncri ! » gronda Buridan.

Alors, de son poignard, Buridan trancha lescordes.

L’instant d’après, Gautier était debout, sieffaré, si tremblant, avec un visage si flamboyant que, pour ladeuxième fois, Buridan lui appliqua sa main sur la bouche, sansprononcer un mot.

Peu à peu, en quelques minutes, après lapremière explosion, cette joie furieuse qui bouleversait Gautierparut se condenser. Il se mordit les lèvres jusqu’au sang. Puis,comprenant sans doute que l’instant était terrible, il s’accota aumur et ferma les yeux… comme pour ne pas être ébloui.

D’un tour de main, Buridan enleva le longmanteau qui couvrait Stragildo, le jeta sur les épaules de Gautieret rabattit la capuche.

« Peux-tu marcher ? fit-il dans unsouffle.

Pour toute réponse, Gautier fit quelques pasdans le cachot et alla s’appuyer à la porte, la tête dans les deuxmains, pleurant silencieusement.

Buridan haletait. Il était couvert de sueurcomme s’il eût accompli quelque travail très pénible.

Cependant, il gardait tout son sang-froid.

Alors il poussa Stragildo dans l’ombre ducachot et lui mit la main sur l’épaule.

« Me reconnais-tu ? »demanda-t-il.

Stragildo parut faire un effort.L’intelligence, peu à peu, se réveillait dans son espritstupéfié.

« Je suis Buridan, reprit le jeune homme.Écoute donc mes dernières paroles. Tu as été lâche et cruel toutela vie, et moi, je t’avais condamné à mort. Je ne te frappe pas,pourtant. Une dernière chance te reste, et, si elle t’estfavorable, je croirai que Dieu t’a pardonné. Quant à moi, en monnom, au nom de Marguerite livrée par toi, au nom de Philippe, deGautier que tu as voulu faire mourir, au nom de tous ceux que tu asprécipités du haut de la Tour de Nesle, je te pardonne. Écoute.Dans quelque temps, dans une heure, peut-être, tu sentiras tapensée se réveiller, tu pourras marcher et parler. Appelle, alors.Crie que tu n’es pas Gautier. Et quand on aura reconnu que tu n’espas celui qui doit être supplicié, rejette sur moi toute la fautede cette évasion, réclame-toi du roi, ou du comte de Valois… Enfin,cela sera ton affaire. Adieu… Stragildo !… »

Stragildo, les yeux fous, fit un suprêmeeffort pour crier, ou pour saisir Buridan… mais il était encoresous l’influence de la boisson… il vit Buridan saisir la torche… ille vit prendre Gautier par le bras… il les vit sortir !… Puisle bruit des pas s’affaiblit dans l’éloignement et il n’entenditplus rien…

*

**

Tant que Buridan fut en vue du corps de gardesur la place du Martroi, il se contint ; mais lorsqu’il eutentraîné Gautier au fond des sombres rues où, à cette heuretardive, on ne voyait pas âme qui vive, il se jeta dans ses bras,et subissant alors le contrecoup de cette émotion violente qu’ilavait domptée jusque-là, ce fut Gautier qui fut obligé de lesoutenir.

« Libre ! haletait Gautier. Libre etvivant !

– Oui, dit Buridan, nous allons pouvoirfuir. De bons chevaux nous attendent au Roule.

« D’ici quelques jours, nous serons horsdu royaume.

– Fuir ! gronda Gautier. Non pas. Jeveux venger mon frère, Buridan !…

– Viens, viens, dit Buridan. Viensd’abord te remettre par le bon dîner qui t’attend. Et, pendant quetu mangeras, je te raconterai ce qui est advenu à Marguerite deBourgogne et à Marigny. »

Gautier se laissa entraîner. Il vivait dans lastupeur de cette délivrance et, d’ailleurs, il mourait de faim.Dirons-nous l’étonnement, l’admiration et les cris de joie deGuillaume et de Riquet lorsqu’ils aperçurent Gautierd’Aulnay ?

Quant à Gautier, après s’être laissé admirer,contempler et caresser, il se mit à table et engloutit lesprovisions que Riquet, toujours prévoyant, avait entassées.

Puis, le géant tomba dans un profond sommeilqui se prolongea jusqu’au lendemain à midi et qui fut suivi d’unenouvelle attaque contre les victuailles renouvelées par Riquet.

Le reste de la journée se passa en récits,questions et réponses de part et d’autre.

Nous n’avons plus rien à ajouter en ce quiconcerne ces hardis compagnons sinon qu’au bout du quatrième jourils trouvèrent une occasion de sortir de Paris et purent gagner lehameau du Roule, où ils retrouvèrent Mabel, Myrtille etTristan.

Myrtille pleurait… Tristan lui avait racontéla mort de son père, mais il avait eu soin de mettre cette mort aucompte d’une attaque d’apoplexie qui avait emporté Marigny sansdouleur. Myrtille ignora donc toujours que le ministre avait étépendu.

Cette nuit-là, les compagnons de Buridanachevèrent les préparatifs du départ, qui fut fixé au lendemainmatin, pour attendre Lancelot Bigorne.

Or, dans le courant de cette nuit, Tristanconduisit Buridan à l’écurie où avaient été placés les chevaux, etlui montra plusieurs sacs.

« Qu’y a-t-il là ? demandaBuridan.

– La dot de Myrtille ! »répondit le vieux serviteur.

C’était le trésor de Marigny, le trésor queValois avait vainement fait chercher dans l’hôtel de la rueSaint-Martin.

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