La Reine Sanglante

Chapitre 12LA VEILLÉE DES ARMES

La première journée qui avait suivit leurréunion s’était passée, pour Buridan et pour Myrtille, comme uneminute de bonheur. Buridan songea alors à mettre sa fiancée en lieusûr, c’est-à-dire à quitter promptement non seulement la Cour desMiracles, mais encore Paris.

Seulement, lorsque Guillaume Bourrasque etRiquet Haudryot, envoyés en éclaireurs, allèrent étudier lesruelles avoisinantes, ils s’aperçurent que la Cour des Miraclesétait cernée de toutes parts et qu’il n’y avait aucune possibilitéde sortir.

Le coup fut terrible pour Buridan.

Bientôt, l’impossibilité même de tenter unesortie armée lui fut démontrée.

Buridan s’organisa donc dans le logis où Hansl’avait installé.

Le lendemain, à la première heure, Hans vintle trouver.

« Enguerrand de Marigny est celui quidirige toute cette armée qui, en ce moment, assiège le royaumed’Argot. Quelques-uns des nôtres ont pu l’approcher d’assez près.Et je vous dis, cet homme est résolu à détruire la Cour desMiracles. À moins qu’il ne soit poussé par une autre idée »,ajouta Hans en regardant fixement Buridan.

Buridan, un instant, baissa la tête et devintpensif.

« Vous avez raison, dit-il, ce n’est pascontre la Cour des Miracles ni même contre mes compagnonsqu’Enguerrand de Marigny a amassé dans toutes les rues avoisinantestout ce qu’il y a d’archers et de gens d’armes dans Paris.

– Et contre qui donc ?

– Contre moi ! » ditBuridan.

Le visage de Hans s’assombrit. Ses poings secrispèrent. Un double éclair jaillit de ses yeux. À ce moment,Buridan prononça :

« Il y a un moyen d’éviter cecarnage : faites-moi conduire à Enguerrand de Marigny, et jevous jure que les troupes royales vont se retireraussitôt. »

Hans ne répondit pas tout de suite. Ilsemblait plongé dans une rêverie qui emportait au loin sapensée.

« Je vous ai accueilli ici comme unfrère, je vous ai donné un asile et vous me répondez par uneinsulte. »

Buridan tressaillit.

« Vous êtes jeune, continua Hans, et vousavez l’esprit troublé par l’amour. Votre insulte, d’ailleurs, étaitgénéreuse, puisqu’en me proposant une action vile vous aviezseulement l’intention de sauver un ramassis de mendiants et deribaudes. Mais, sachez-le, il n’est pas un de ces mendiants, pasune de ces ribaudes qui accepterait d’avoir vie sauve moyennant lalâcheté que vous me proposez. N’en parlons plus. Ce soir, il y auraréunion générale dans cette cour, et là, devant tout le royaumed’Argot assemblé, j’aurai, moi, une autre proposition à vousfaire. »

Sur ces mots, Hans sortit, laissant Buridanstupéfait.

*

**

Cette journée s’écoula dans une inquiétudemortelle pour le jeune homme. S’il avait été seul, l’idée d’unebataille à livrer l’eût galvanisé. Mais il y avait Myrtille !Et Buridan, à la pensée que la jeune fille allait sans doutemourir, se sentait paralysé, ce qui prouve une fois de plus quel’amour est la pierre d’achoppement des hommes d’action.

Le soir vint enfin.

Sur un mot d’ordre donné par le chef suprême,c’est-à-dire le roi d’Argot, il y avait peut-être là cinq ou sixmille hommes et femmes, qui avaient afflué de tous les points duroyaume d’Argot. Et tous avaient pris place en bon ordre. Le duc deThunes, le duc d’Égypte, leurs comtes, leurs suppôts, leursmassiers, les Égyptiens, les hubins, les calots, les coquillards,les courtauds de boutanches : personnages hideux, farouches,déguenillés, figures sombres, tout ce monde inouï, fantastique,fabuleux, formait un ensemble de cauchemar.

Et cependant, tous ces visages étaient graves,tous les regards étaient tournés vers l’estrade, vide pour lemoment.

Tout à coup, un grand silence se fit danscette foule : Hans venait d’apparaître sur l’estrade. D’unevoix que l’on put entendre jusqu’aux confins de la Cour desMiracles, il prononça :

« Francs bourgeois, Égyptiens, Argotiers,Courtauds, Sabouleux, Piètres, Capons, Orphelins, Narquois,Rifodés, Polissons, Calots, Francs-mitons, nos massiers et suppôtsvous ont dit qu’en présence des troupes royales prêtes à envahir leroyaume d’Argot, j’ai une importante proposition à vous faire.Cette proposition, la voici. Les troupes royales n’en veulent àaucun de nous. Leur chef, Enguerrand de Marigny, n’a d’autre butque de s’emparer de la personne de Jean Buridan, réfugié parminous. Si Jean Buridan est livré à Enguerrand de Marigny, l’attaquedont nous sommes menacés n’aura pas lieu et nous conserverons nosdroits et privilèges, entre autres celui qui fait de la Cour desMiracles un territoire défendu à tous sergents ou archers du guet.Je vous propose donc de faire venir ici le chevalier du guet et delui livrer Jean Buridan… »

Un silence de mort accueillit cettedéclaration.

« Que ceux qui sont de mon avis selèvent ! »

Nous avons dit qu’il y avait cinq ou six millehommes et femmes rassemblés là. Ces hommes étaient des mendiants,des voleurs, des tire-laine, des truands ; ces femmes étaientdes ribaudes. Les unes vivaient de leurs vénales amours. Les autresvivaient de fraude ou de brigandage.

Lorsque Hans eut fini de parler, sur toutecette foule, il y eut trois hommes qui se levèrent pourapprouver.

Dans le même instant, ces trois hommestombèrent assommés.

Il y eut, dans chacun des groupes dont ilsfaisaient partie, une rumeur courte et sinistre, puis de chacun deces groupes, on vit se détacher cinq ou six hommes emportant uncadavre. L’une de ces bandes entra dans la rue des Francs-Archers,l’autre dans la rue. Saint-Sauveur, la troisième dans la rue auxPiètres. Les porteurs funèbres atteignirent les premières lignes detroupes royales et jetèrent parmi les archers stupéfaits lescadavres des trois argotiers qui venaient d’être assommés. Puis cesporteurs paisibles et farouches regagnèrent leur place, et ce futtout.

« Eh bien, Jean Buridan ! cria alorsHans d’une voix éclatante, que penses-tu de ces gens sans feu nilieu, sans foi ni loi, de sac et de corde, tous à pendre et àrouer, amusants surtout lorsque, exposés au pilori, ils font auxhonnêtes gens de Paris la grimace de douleur par quoi la foule desgens honnêtes est toujours amusée ! »

Il y avait une sombre amertume dans cesparoles, qui vibrèrent et se répercutèrent dans le lourdsilence…

Buridan, Bigorne, Bourrasque, Haudryot etGautier d’Aulnay étaient au pied de l’estrade.

« Répondez, monseigneur de Valois, ditLancelot Bigorne.

– J’y vais ! fit Buridan. Oui, moi,fils de Valois et cousin germain du roi de France, je vais dire àces truands ce que je pense d’eux ! »

Il monta sur l’estrade.

Dans la multitude, il y eut une rumeur decuriosité, le nom de Buridan courut de table en table.

Puis, de nouveau, le silence régna.

« Argotiers du royaume d’Argot, dit-il,voulez-vous de moi pour compagnon ? »

Une tempête de clameurs se déchaîna.

Buridan attendait sur l’estrade, debout prèsde Hans, qui souriait étrangement.

« Voilà la lignée de Valois entruandée,dit Bigorne. Eh bien, par saint Barnabé, cela fait honneur auValois ! »

Hans fit signe et le silence se rétablit.

« Argotiers, dit-il, puisque vous nevoulez pas livrer Jean Buridan et ses compagnons, il faut songer àvous défendre. Demain, peut-être, la Cour des Miracles seraenvahie… C’est un défi suprême que vous venez de jeter à l’autoritéroyale, c’est la guerre que vous déclarez au premier ministre, auprévôt, à la force, à l’ordre…

– Guerre ! Guerre ! rugirentles truands, comme avaient rugi les seigneurs assemblés dans lagalerie du Louvre.

– Eh bien, soit : la guerre !dit Hans d’une voix qui domina le tumulte. Mais c’est ici uneguerre nouvelle, à laquelle nul de nous n’est habitué. Mais nous nesavons pas l’art des batailles rangées. Moi, roi d’Argot, jedéclare donc qu’il nous faut un chef, un capitaine. Moi, roid’Argot, je déclare que j’obéirai à cet homme qui peut nous donnerune victoire d’où nos privilèges sortiront affermis pour dessiècles.

– Oui ! oui ! un chef !…Et j’obéirai, dit le duc d’Égypte.

– Un capitaine qui nous guide ! ditle duc de Thunes.

– Ducs, comtes, massiers, suppôts,argotiers ! reprit Hans, ce chef est tout désigné. C’est JeanBuridan.

– Hourra ! Hourra !Hourra !

– Vive le capitaineBuridan !… »

Alors, mendiants, Égyptiens, truands seformèrent en une longue colonne qui défila devant l’estrade,étrange défilé d’êtres déguenillés et sordides, de visages hideuxet flamboyants ; effrayante procession d’où jaillissaient desmenaces, des cris de mort et des acclamations, où se confondaientpêle-mêle des jeunes femmes à la beauté flétrie, des vieilles quimarmottaient des imprécations et traçaient dans l’air des signescabalistiques, des géants aux épaules d’hercule, des gnomes auxjambes torses, et tout cela passait comme un torrent qui, sur sonpassage, charrie des fleurs, des arbres, des cadavres, et tout celahurlait :

« Hourra ! Hourra !Hourra !

– Vive le capitaineBuridan ! »

*

**

Buridan poussa la porte de la chambre qu’iloccupait avec Gautier, et, à la pâle lueur d’un flambeau, il vitMyrtille qui l’attendait…

Il la serra dans ses bras… Elle était toutetremblante…

« Buridan, fit-elle, ces cris de mort…ces clameurs… ces hommes dans la lumière des torches… J’ai tout vu,tout entendu de là-haut… Je suis descendue… Buridan, mon cherfiancé, que se passe-t-il ?

– Rien qui doive t’effrayer… mais tu aseu tort de descendre de ta chambre…

– Puisque tu dois te battre, Buridan, jeserai près de toi. Je veux ma part de tes dangers, et tu n’as pasle droit de m’écarter, puisque c’est ensemble que nous devonsmourir.

– Myrtille, si tu viens à la bataille,si, dans la mêlée, tu frappes l’un de ceux qui vont nous assaillir,si cet homme expire sous tes yeux, tu risques ceci : qu’enbaissant ton regard sur le cadavre, tu ne reconnaisses tonpère. »

La jeune fille devint très pâle.

Elle se recula de quelques pas, cacha sonvisage dans ses deux mains et Buridan l’entendit qui sanglotaittout bas.

Alors, il prit la main de la filled’Enguerrand de Marigny et la reconduisit dans sa chambre. Puis,tandis que Myrtille, tombant à genoux, priait la Vierge et lessaintes qu’elle tenait en vénération, Buridan redescendit jusquedans la salle du rez-de-chaussée où il retrouva ses compagnonsassemblés.

« Et maintenant, dit Buridan, puisque jesuis capitaine et que vous êtes les lieutenants, tenons conseil deguerre !… »

*

**

La journée qui suivit se passa en étrangespréparatifs qui furent faits du côté de la rue des Francs-Archers.La rue Saint-Sauveur et la rue aux Piètres furent barricadées. Et,certes, ces barricades étaient telles qu’elles pouvaient permettreaux assiégés de résister des mois.

Or, à la suite du conseil de guerre qui futtenu et où Buridan développa son plan, la rue des Francs-Archers,qui, cependant, était la principale, ne fut pas barricadée.

Or, c’était de ce côté-là que devait se porterle gros effort des assaillants…

Le soir vint. La nuit enveloppa de son ombrela Cour des Miracles, qui semblait écrasée de silence.

Les troupes royales semblaient dormir.

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