La Reine Sanglante

Chapitre 41AU TEMPLE

Le premier soin de Buridan fut d’enfermer sonprisonnier en prenant cette fois toutes les précautions nécessairespour qu’il ne pût s’évader. Par surcroît, le sacripant fut ligoté,aux poignets et aux chevilles, avec des chaînettes de fer queBigorne arracha à une porte. On laissa pourtant assez de jeu à cesentraves pour que le prisonnier n’eût pas à souffrir et qu’il pûtmarcher. Enfin, il fut résolu que, d’heure en heure, on iraits’assurer que Stragildo ne se livrait à aucune tentative et que, lanuit, chacun monterait faction à tour de rôle devant la porte ducaveau où il avait été jeté.

Sur le soir, Buridan se prépara à sortir de laCourtille. Mais, alors, les quatre compagnons s’aperçurent que lesenvirons, toujours si déserts, étaient étrangement animés. Desgroupes nombreux allaient et venaient, se dirigeant, semblait-il,vers le Temple.

Buridan remit sa sortie au lendemain.

Mais, le lendemain, dès le matin, la mêmefoule se porta encore du côté du Temple. Bigorne, envoyé enéclaireur pour voir ce qui se passait, revint au bout d’une heureen disant que les Parisiens, campés autour du Temple, chantaient,riaient, buvaient et ne s’interrompaient de cette occupation quepour pousser des cris de mort contre un homme que l’on jugeait àl’intérieur de la vieille forteresse…

Cet homme, c’était le premier ministre deLouis X…

Le procès d’Enguerrand de Marigny avaitcommencé !…

Buridan se sentit pâlir…

Tant que durerait le procès, c’est-à-direqu’il y aurait foule autour du Temple, son projet n’était pasexécutable.

Un jour se passa encore, puis un autre…

Enfin, le soir du cinquième jour, comme lanuit tombait, les quatre compagnons virent que la foule sedissipait. Les mêmes groupes animés qu’ils avaient vus arriver tousles matins s’en allaient en poussant force cris de joie. Et cetteimmense joie de Paris était quelque chose de terrible à voir et àentendre. C’était la revanche des longues années de terreur,c’était la haine accumulée pendant vingt ans qui faisaitexplosion.

Enguerrand de Marigny, convaincu de forfaitureet dilapidation, était condamné à mort ! La sentence portaitqu’il serait exécuté dans le délai de trois jours pendant lesquelsle condamné devait prier dans la chapelle du Temple et faire amendehonorable. Après quoi, l’ancien favori de Philippe le Bel, leministre tout-puissant de Louis X, devait être conduit aux fourchesde Montfaucon pour y être pendu par maître Capeluche, exécuteur deshautes œuvres.

« Bon ! pensa Buridan, j’ai troisjours… je le sauverai ! »

Il attendit la nuit. Les abords de laCourtille-aux-Roses avaient repris leur aspect de lugubre solitude.Les Parisiens, sûrs désormais d’être vengés, étaient rentrés dansParis où ils attendaient avec impatience le matin de fête où ilsverraient enfin se balancer au bout d’une corde l’homme qui, silongtemps, les avait terrorisés.

Alors, Buridan expliqua à ses amis qu’ilallait se rendre au Temple et parler à Valois.

Il embrassa ses compagnons l’un après l’autreet s’éloigna.

« C’est fini ! sanglota Guillaume,nous ne le verrons plus !…

– Qui sait ? » murmura Bigornequi venait de réfléchir profondément à cette aventure et dont lesréflexions avaient peut-être modifié la conviction.

Buridan s’avançait d’un pas ferme vers leTemple dont la sombre silhouette se voyait de la Courtille.

Arrivé à quelques pas de la grande porte,Buridan appela.

« Qui va là ? cria la sentinelle, del’autre côté du pont-levis.

– De par le roi ! » réponditBuridan.

Le pont-levis s’abaissa. Le chef de postevint, accompagné de plusieurs archers, reconnaître celui qui venaitau nom du roi. Buridan, sans un mot, déplia l’un des deuxparchemins qu’il avait enlevés à Stragildo. L’officier le lut à lalueur d’une torche que portait un soldat, et, le rendant àBuridan :

« C’est bien. Vous pouvez entrer. Oùdois-je vous faire conduire ?

– Chez le gouverneur duTemple. »

Étant entré, Buridan se trouva en présenced’un homme d’armes tout bardé de fer et armé jusqu’aux dents. Commeil avait fait pour l’officier, Buridan exhiba son parchemin. Lesoldat ne savait pas lire, mais le sceau royal suffisait.

« Il faut que je parle à ton maîtresur-le-champ, de la part du roi », fit Buridan.

L’homme s’éloigna et alla dire quelques mots àun autre homme qui veillait dans la pièce voisine.

Au bout d’un quart d’heure, une sorte de valetde chambre, qui remplaçait Simon Malingre, vint le chercher, et, depièce en pièce, le conduisit jusqu’à une salle où Buridan aperçutle comte de Valois assis dans un fauteuil, près d’une table,écrivant et souriant.

Ce que Valois écrivait à ce moment, c’était ledétail de l’exécution de Marigny. Il n’avait pas voulu laisser àd’autres le soin de régler la cérémonie…

Buridan s’était arrêté à deux pas du fauteuil,silencieux et pâle. Il attendait. Son attitude, étrangementpaisible, n’avait rien de menaçant…

« Qu’avez-vous à me dire ? »demanda Valois sans lever les yeux.

Et, continuant de sourire, il terminait à cemoment la phrase commencée :

« Après quoi, le maître des hautesœuvres, lui passera la hart au col, de manière que… »

Dans cet instant, Valois, étonné que l’envoyédu roi n’eût pas répondu à sa question, leva les yeux et vitBuridan.

Tout d’abord, la stupeur et l’épouvante leparalysèrent. Un flot de sang monta à son front, sa main trembla.Puis, grondant une sourde imprécation, il allongea le bras vers lemarteau qui lui servait pour appeler.

« Monseigneur, dit Buridan d’une voixcalme, vous pouvez appeler et me faire jeter dans un cachot, ou mefaire tuer même ; cela vous sera facile ; mais je vouspréviens que, si je meurs, vous êtes perdu, vous, sans que rienpuisse vous sauver. Il vaut mieux pour vous que vous m’écoutieztranquillement, d’autant que j’aurai vite fait… »

Valois n’appela pas.

« Soit ! dit-il, je vous entendrai.Vous dites que vous venez de la part du roi ?

– Je l’ai dit à vos gens, mais à vous, jevous dis que je viens de ma part…

– De votre part ! murmura-t-ilsourdement. Mais comment avez-vous pu entrer ici ?

– Grâce à ce papier, dit Buridan, ouplutôt grâce au sceau royal dont la vue a suffi… »

En même temps, il jeta sur la table l’un desdeux parchemins qu’il portait sur lui.

Mais ce n’était pas celui qu’il avaitmontré à l’officier du poste.

Valois saisit avidement le papier, leparcourut d’un air étonné, puis :

« C’est le roi qui vous a remis cetordre ?…

– Non, répondit tranquillement le jeunehomme. J’ai saisi ce parchemin sur votre serviteur Stragildo, et,comme vous voyez, je m’en suis servi. »

Valois respira… Son fils n’avait pas vu leroi ! Son fils ne venait pas de la part du roi !

« Et ce Stragildo ? reprit-il d’unevoix en apparence indifférente, vous le détenezprisonnier ?…

– Non, dit Buridan avec la mêmetranquillité, Stragildo est mort ; je l’ai tué. »

Cette fois Valois frémit d’une joie puissante.L’un après l’autre, avec une sorte de folie, Buridan jetait tousses moyens de défense comme il avait jeté sa dague.

Il s’approcha vivement d’un flambeau etprésenta le papier à la flamme, tandis que, de sa main droite, ilsaisissait sa dague pour tenir Buridan en respect.

Mais Buridan ne fit pas un geste ; illaissa le comte brûler le parchemin…

« Je le tiens ! » gronda Valoisen lui-même.

En effet, Buridan s’était ainsi dépouillé detoutes ses armes offensives et défensives.

« Parlez maintenant, dit Valois. Que mevoulez-vous ?

– Monseigneur, dit Buridan, je suis venupour vous demander la vie et la liberté de trois hommes que vousdétenez prisonniers dans les cachots du Temple…

– Voyons… Quels sont ces troishommes ?

– C’est d’abord Philippe d’Aulnay…

– Ah ! ah ! dit Valois,toujours souriant. Pour celui-là, mon maître, il me seraitdifficile de lui rendre vie et liberté, vu qu’il esttrépassé !

– Mort !… Philippe estmort !… »

Une puissante douleur étreignit le cœur dujeune homme, et elle lui fut d’autant plus amère qu’il ne pouvaits’y livrer, qu’il devait garder toutes ses forces pour faire face àla situation…

« Philippe d’Aulnay étant mort, quelssont les deux autres ?

– D’abord le frère de Philippe :Gautier d’Aulnay. Est-il donc mort aussi ?…

– Non, Gautier d’Aulnay n’est pasmort ; pas encore ; celui-là est réservé au supplice quiattend les blasphémateurs… Voyons donc le troisième ?

– Enguerrand de Marigny. »

Valois eut un étrange regard pour Buridan.

« Comment, vous qui haïssez Marigny, quil’avez provoqué, insulté publiquement et l’avez même poursuivi,l’épée au poing, sur le Pré-aux-Clercs, comment pouvez-vousdemander la vie et la liberté de cet homme ?

– Je veux sauver Enguerrand de Marigny,parce que je ne veux pas que sa fille pleure ; je ne veux pasqu’il y ait dans la vie de Myrtille cette douleur de la mort de sonpère sous la hache du bourreau.

– Et si j’accepte ? Si je vaisouvrir le cachot de Gautier d’Aulnay, si je vais chercher Marignydans la chapelle où il demande pardon à Dieu, au pied de l’autel,avant de demander pardon aux hommes, au pied du gibet, si je lesconduis hors du Temple et que je leur dise : « Allez,vous êtes libres… », voyons, que ferez-vous pourmoi ?

– Monseigneur, dit Buridan, j’oublieraialors que vous êtes mon père, et le père que vous avez été. Si vousfaites grâce, je fais grâce…

– Et si je refuse ? rugitValois.

– En ce cas, monseigneur, j’irai trouverle roi dans son Louvre. Le roi me fera saisir et livrer aubourreau, je le sais. Mais, avant de me livrer, il aura entendu ceque j’ai à lui dire. Et voici, monseigneur, ce que je dirai auroi : « Sire, vous avez appris par moi, bien que je nel’aie pas voulu, les crimes de votre épouse, Marguerite deBourgogne. Vous détenez la reine prisonnière. C’est par ma faute,bien que la faute ait été involontaire. Il est donc juste, Sire,que vous appreniez aussi par moi que peut-être madame la reine estmoins coupable que vous ne pensez. Oui, il y a une explication à laconduite de la reine, sinon une excuse. C’est qu’un homme, quandelle était jeune fille, quand elle habitait à Dijon le palais duduc de Bourgogne, l’a poussée dans l’abîme ; cet homme,l’amant de Marguerite, Sire, c’était l’ambassadeur du roi votrepère à la cour de Bourgogne ; il s’appelle Charles, comte deValois. »

– C’est vrai ! Tu sais ce secret.Mais en admettant que tu sortes d’ici vivant et que le roit’entende, insensé, le roi ne te croira pas !… »

Buridan répondit :

« Le roi ne me croira pas, moi, c’estsûr ! car il imaginera que c’est là une simple vengeance de mapart…

– Alors ?… rugit Valois.

– Mais il croira la reine !

– La reine !… bégaya Valois, frappéde vertige.

– La reine prisonnière dans leLouvre ! La reine que le roi pourra interroger dès que j’auraiparlé ! La reine qui confirmera tout ce que j’aurai dit enfournissant les preuves !… »

Valois se leva : l’effroyable évidencelui sautait aux yeux ; il était perdu, si Buridan pouvaitrejoindre Louis X.

« Misérable, bégaya-t-il, tu ne sortiraspas d’ici, car…

– Un mot ! Un dernier mot !cria Buridan, qui d’un geste arrêta Valois prêt à frapper. Si jesors d’ici, monseigneur, vous avez vingt-quatre heures pourréfléchir ; si je ne sors pas, vous n’avez même pas uneheure ; car en ce moment même quelqu’un attend que jesorte ; si ce quelqu’un ne me voit pas à l’heure convenue, ilcourt au Louvre… Et ce quelqu’un, monseigneur, sera aussitôt reçu,car le roi le connaît… il s’appelle Lancelot Bigorne !…

– Lancelot Bigorne !… râlaValois.

– Votre ancienserviteur !… »

Il y eut une minute d’effrayant silence.Valois, effondré, la tête pleine de bourdonnements, agonisait deterreur. Son regard vitreux était rivé sur Buridan qui, de soncôté, le contemplait avec une sorte de sombre pitié… Et ce silence,ce fut Buridan qui le rompit.

« Monseigneur, dit-il, Enguerrand deMarigny doit être conduit à la mort sous trois jours. Un jour estécoulé déjà. Il est en ce moment dix heures du soir. Je vous donnetoute la journée de demain pour exécuter mes volontés. Demain soir,si à cinq heures Gautier et Marigny ne sont pas hors du Temple, àsix heures, je suis au Louvre… je parle… le roi interrogeMarguerite… la nuit prochaine, monseigneur, vous coucherez dans lescachots du Temple… »

Un soupir souleva la poitrine de Valois. De latête, il fit un signe d’acceptation, puis il se laissa aller enarrière, privé de sentiment, en apparence.

Buridan se rapprocha, se pencha sur lui, lecontempla un instant d’un étrange regard et murmura :

« Adieu, mon père… ! »

À la Courtille-aux-Roses, il fut saisi,embrassé, étouffé dans les bras de ses amis, délirants de joie.

« Corbleu ! Ventre du pape !Tripes du diable ! hurla Guillaume en manière de conclusion,mettons-nous à table !…

– Je savais bien qu’ilreviendrait ! » murmura Bigorne.

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