La Reine Sanglante

Chapitre 42SUPRÊMES TENTATIVES

La journée s’écoula lentement.

À mesure que l’heure fixée approchait, Buridansentait son impatience et ses terreurs s’exaspérer. Pourtant, ilétait impossible que Valois ne tînt pas parole, puisqu’il y allaitde sa propre vie !…

À quatre heures, il décida de sortir.

Guillaume devait rester en surveillance devantle caveau où était enfermé Stragildo. Riquet devait rester dans legrenier du logis, afin de surveiller les abords de laCourtille.

Bigorne seul devait accompagner le jeune hommequi, ne tenant plus en place, s’éloigna une heure avant celle qu’ilavait fixée lui-même.

« Un instant, dit Bigorne en lerejoignant. Supposez qu’à cinq heures Marigny et Gautierfranchissent le pont-levis du Temple, que ferez-vous ?

– Eh bien, je m’avancerai à leurrencontre…

– Bon, fit Bigorne. Maintenant, supposezqu’à cinq heures, les portes du Temple ne s’ouvrent pas pour vousrendre Gautier… je ne parle pas de Marigny. Queferez-vous ?

– J’attendrai jusqu’à six heures, ditBuridan, d’une voix altérée. À six heures, j’irai au Louvre.

– Vous y êtes bien décidé ?

– Certes !…

– Eh bien, nous ironsensemble… »

Lorsque, après une affreuse attente, cinqheures sonnèrent enfin, son cœur se mit à battre violemment… Lesdernières ondulations sonores du bronze s’évanouirent… les minutess’écoulèrent… le pont ne s’abaissait pas !…

Buridan se rongeait les poings.

Six heures sonnèrent !… Buridan eut commeun rugissement de rage…

« Au Louvre ! dit-il.

– Au Louvre, soit ! » fitBigorne.

Ils couraient dans la rue Saint-Martin,lorsque tout à coup, une église se mit à sonner le glas.

Une autre église, tout à coup, puis une autresonnèrent le glas des morts, puis d’autres encore… toutes leséglises de Paris sonnaient le glas !

« Oh ! murmura Buridan, que sepasse-t-il donc ? Qu’importe, après tout ! repritBuridan. Au Louvre ! Au Louvre !… »

Il allait s’élancer… À ce moment, du coin dela rue Saint-Martin déboucha un groupe pareil à une apparition derêve dans la nuit qui s’épaississait.

Ce groupe comportait d’abord douze jeunesgarçons vêtus comme des enfants de chœur qui eussent servi unemesse des morts. L’un d’eux, qui marchait en tête, agitait sanscesse une sonnette au son grêle. Derrière, venait un moinecolossal, la tête sous la cagoule noire et portant une croix énormedont le christ était couvert de voiles noirs. Puis douze clercs endeuil, psalmodiant des prières. Puis un rang de six porteurs detorches. Puis douze hallebardiers, la pointe de la hallebardetournée vers la terre. Enfin, le héraut-juré de la ville de Paris,monté sur un cheval noir que deux valets conduisaient en bride.Derrière, il y avait encore un rang de porteurs de torches, puisencore douze hallebardiers, et, enfin, la foule… La fantastiqueprocession s’arrêta.

Le héraut, alors, un grand parchemin à lamain, cria d’une voix forte, dans le silence :

« Nous, Louis, dixième du nom, comte deChampagne et de Brie, roi de Navarre, roi de France :

« Faisons savoir à tous et à toutes, ànotre noblesse, à nos bourgeois et manants, à nos curés parisiensde notre bonne ville que des prières publiques seront dites àcompter de ce jourd’hui et pendant un mois durant dans toutes leséglises de notre royaume… »

Le héraut sonna de la trompe. Puis il prit unautre parchemin et cria :

« De par le roi !

« Nous, Jean-Baptiste Biron dit Bel-Air,crieur-juré de la ville de Paris, bachelier de l’Université, hérautprévôtal et royal ;

« Avec douleur et meurtri decœur ;

« Faisons savoir à tous présents quelesdites prières ordonnées par notre sire le roi sont à l’effetd’obtenir la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Dieu, deNotre-Dame la Vierge et de messieurs les saints duparadis ;

« Pour l’âme de très haute, très noble,très puissante princesse Marguerite de Bourgogne, reine de France,épouse très vertueuse et très aimée de notre Sire Louisdixième ;

« Laquelle est morte dans la fleur de sonâge, dans le Louvre royal, le soir de ce jour, vingt-deuxième deseptembre de l’an de grâce 1314. »

Le héraut sonna de la trompe. Et, comme sic’eût été un signal, les cris de douleur, les lamentationséclatèrent. L’enfant de chœur agita sa sonnette. Les clercscrièrent :

« Priez, mes frères ! Priez, messœurs ! Priez pour la reine !… »

Et la fantastique procession passa dans lalueur des torches, dans cette rumeur de pitié, de gémissements, dedésespoir qui bruissait sur Paris.

Pitié véritable, car Marguerite de Bourgogneétait très aimée du peuple.

Gémissements et clameurs exagérés, car iln’était pas bon de paraître témoigner une douleur tiède pour uneaussi auguste mort. Buridan était atterré.

« Morte ! gronda-t-il. Margueriteest morte ! Valois triomphe !…

– Et notre voyage au Louvre est inutile,seigneur capitaine ! dit Bigorne, qui reprit instantanémentcette expression d’insouciance qui faisait le fond de saphysionomie. Croyez-moi, maître, vous vous obstinez à une besogneimpossible. Le sire de Marigny est condamné, – et c’est justice,par tous les diables. Songez au nombre de malheureux qu’il a faitpendre pour s’enrichir ; songez que vos amis, vos frères, lesd’Aulnay, ont mené, grâce à lui, une misérable existence, alorsqu’ils étaient nés pour être de riches seigneurs. Je vous jure,maître, que si vous aviez réussi à sauver cet homme, c’eût été uncrime dans votre vie…

– C’est le père de Myrtille ! dit lejeune homme.

– Quoi qu’il en soit, c’est fini.Marguerite est morte. Valois n’a plus rien à redouter de vous.Donc, il est maintenant inutile de vous obstiner. »

Buridan, revenant sur ses pas, s’était remisen marche vers la Courtille-aux-Roses. Il était accablé. En mêmetemps, une colère furieuse se déchaînait en lui contre ce qu’ilappelait un coup du sort : Marguerite mourant juste à cemoment-là !…

« Il me reste un jour ! grondaBuridan. Je puis trouver encore le moyen de sauver le père deMyrtille… »

Il faisait nuit.

Buridan et Bigorne, l’un désespéré, l’autretout joyeux, arrivaient dans la rue Vieille-Barbette. Au loin, ilsentendaient la rumeur de Paris qui pleurait et priait pour l’âme deMarguerite.

« Je le sauverai ! » répétaBuridan qui triomphait de son abattement.

Comme il pensait ces mots avec une ardeur defarouche obstination, il vit à deux cents pas de lui, dans ladirection du Temple, une grande lueur de torches.

Était-ce la procession funèbre qui passait parlà ?… Non !… Buridan, à la lueur des torches, distinguaune masse de cavaliers qui s’avançaient au pas vers lui.

Il frissonna. Le pressentiment d’unecatastrophe s’abattit sur lui. De ses yeux hagards, il contemplaitces cavaliers qui venaient du Temple, formidables sous leursarmures.

Il sentit que Bigorne le saisissait par lebras et l’entraînait derrière une haie, en murmurant :

« Alerte ! Ce sont les gens d’armesde Valois !… »

Et comme Buridan, haletant d’une insurmontablehorreur, se demandait ce que signifiait cette sortie des troupes deValois, Bigorne gronda à son oreille :

« Vous avez demandé la vie de Marigny àValois ? Regardez, maître. Voici la réponse de Valois quipasse ! »

En effet, derrière les cinquante premierscavaliers, venaient deux prêtres ! Derrière les deux prêtres,marchait le bourreau Capeluche ! Et derrière Capeluche, venaitun homme pieds nus, vêtu d’une chemise, la corde au cou, un ciergeà la main !… Et cet homme, c’était Enguerrand deMarigny !…

Tout aussitôt, venait le comte de Valois, àcheval, couvant son ennemi d’un sourire de mort. Puis, cinquanteautres gens d’armes fermaient la marche.

Ce fut une vision terrible qui passa enquelques minutes.

Buridan, l’âme pleine d’épouvante, la boucheouverte, les yeux exorbités, regardait sans pouvoir faire un pas niun geste ; il était rivé au sol.

« Venez ! » dit Bigorne,lorsque le cortège fut passé.

Autour du Châtelet, c’était un fouillis deruelles noires d’où s’exhalaient de fétides émanations.

Ce fut dans une de ces ruelles que LancelotBigorne conduisit Buridan.

Ils s’arrêtèrent devant une maison basse. Iln’y avait aucune fenêtre sur la rue. La porte était peinte enrouge ; solide, puissante, elle eût défié les madriersd’attaque avec ses armatures de fer. Elle était munie d’unjudas.

Bigorne frappa violemment du poing dans laporte. Au bout d’un instant, le judas s’ouvrit et une figurebestiale apparut à travers le treillis qui la protégeait, vaguementéclairée par une lumière que l’habitant de cette maison tenait à lamain.

« Allons, ouvre ! dit Bigorne. C’estmoi qui t’ai parlé tout à l’heure, quand tu es sorti de Notre-Dameoù tu as remisé ton gibier de demain matin.

– Bon ! » fit tranquillement lafigure.

Buridan entendit grincer les verrous. La portes’ouvrit. L’homme apparut, une forte dague à la main.

Buridan se signa d’un geste rapide et entra,suivi de Bigorne. L’homme referma la porte. Nous disons que Buridanfit le signe de la croix, car il était bon chrétien, et cettemaison, c’était le logis du maître des hautes œuvres, cet homme,c’était Capeluche…

Le maître des hautes œuvres n’avait pas lâchéla dague qu’il tenait à la main. Il interrogea ses visiteurs d’unregard :

« Me connais-tu ? fit Bigorne.

– Non, répondit Capeluche.

– Je suis Lancelot Bigorne…

– C’est possible…

– Moi, je suis Jean Buridan, que tupendras peut-être un jour, car ma tête est mise à prix.

– C’est possible… »

Il y eut un instant de silence. Bigornefrissonnait, Buridan était calme. Capeluche demanda :

« Qu’est-ce que vous me voulez ?

– Tu vas le savoir, dit Buridan. Mais,réponds d’abord. Qu’est-ce que tu reçois pour chaquependaison ?

– Tantôt plus, tantôt moins. Cela dépenddu condamné, je veux dire de sa qualité. Bref, je me fais, bon anmal an, mille livres tournois. Tous les bourgeois de Paris n’enpeuvent pas dire autant. Sans compter ce que me donne la ville deParis pour l’exercice annuel de mes fonctions, c’est-à-direvingt-six livres parisis.

– Capeluche, dit Buridan, si je tedemandais de ne pas tuer Enguerrand de Marigny, quedirais-tu ?

– C’est possible. Tout est possible.

– Tu consens à faire pour Marigny ce quetu as fait pour d’autres ?

– Oui, dit Capeluche, sans hésiter.Seulement, pour celui-là, c’est grave. C’est un puissant. Unministre. J’aurai trois mois de cachot, au moins. La corde qui doitpendre un Marigny ne peut être une corde ordinaire, vouscomprenez ? »

Buridan défaillait. Il lui semblait queCapeluche allait se rétracter.

« Alors, ajouta tout à coup Capeluche,écoutez bien : pour préparer la corde d’un bourgeois,je demande trois écus, pas moins ; pour la corde d’un noblehomme, il me faut huit écus d’or ; pour Marigny, qui estministre, et en mettant mes trois mois de cachot à dix écus, l’undans l’autre, c’est trente écus d’or que vous me verserez. Sansquoi, bonsoir la compagnie !

– Vide tes poches ! rugitBuridan.

– Hein ! sursauta Bigorne.

– Oui ! le restant de la cassette deMalingre ! tu l’as sur toi, donne ! »

Il y avait vingt-sept ducats d’or, plusquelques écus, c’est-à-dire environ le triple de ce que demandaitle maître des hautes œuvres. Capeluche eut le grognement furieuxd’un avare qui découvre un trésor ; de ses larges mains, ilfit un tas des pièces d’or, et, en un instant, elles eurentdisparu.

Buridan s’approcha de lui, le regarda fixementdans les yeux et, d’une voix qui fit tressaillir lebourreau :

« Marigny ne mourrapas ?… »

Capeluche, pour toute réponse, se tourna versune croix et, en signe de serment, leva la main.

« C’est bon », dit Buridan.

Et, faisant signe à Bigorne de le suivre, ilse retira. Les deux hommes regagnèrent la Courtille-aux-Roses.Bigorne grondait :

« Qui m’eût dit qu’un jour ce serait moi,moi, Lancelot Bigorne, qui rachèterait la vie de Marigny !Saint Barnabé me soit en aide, je crois que j’en aurai une fièvremalingre, ou même la peste. »

Dans le grenier de la Courtille, ils dormirentdeux heures.

Au point du jour, les quatre compagnonsétaient debout. Bigorne et Guillaume Bourrasque sortirent en toutehâte. Seul, Riquet Haudryot demeura pour surveiller Stragildo.Lorsque Buridan arriva à la porte aux Peintres, il vit que déjà lepeuple sortait de Paris et se dirigeait vers le colossal gibet qui,sur les fonds pâles de l’aube, plaquait sa silhouette funèbre.

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