La Reine Sanglante

Chapitre 38LES CACHOTS DU TEMPLE

Nous laisserons le comte de Valois, suivi deStragildo et de ses hommes, achever l’ascension de la colline deMontmartre, où ils sont sûrs de s’emparer de Buridan et de sescompagnons, et le lecteur voudra bien, avec nous, descendre dansces souterrains du Temple où nous avons eu l’occasion de pénétrer àla suite de la reine Marguerite de Bourgogne.

Pour cela, il nous faut revenir à la minute oùGautier d’Aulnay fut saisi, après l’avortement de l’audacieusetentative imaginée par Lancelot Bigorne pour délivrer le malheureuxPhilippe.

Gautier, donc, avait été subitement entourépar une vingtaine d’hommes d’armes et geôliers, et, ramassé surlui-même, le cou dans les épaules, pendant quelques secondes, ilparvint à se couvrir par un moulinet de sa rapière.

En cette misérable circonstance, la rapière deGautier se conduisit raisonnablement : témoins les sixassaillants qui passèrent de vie à trépas.

« Tête et ventre ! rugissait ce bonGautier pour toute oraison funèbre. En voilà un d’étripé ! Unautre de pourfendu ! Oh ! ce crâne qui s’ouvre !Bon ! Et toi, mon brave ? Pan ! En plein dans lagorge ! Qui en veut ? Ah ! truands ! Ah !garçons du diable ! Ah ! je…

Il n’eut pas le temps d’en dire plus…

La bande entière se ruant sur lui, il setrouva enveloppé de vingt étreintes qui ne faisaient qu’uneformidable étreinte ; il tomba sous la masse, aveuglé par lesang, étourdi par les coups assenés comme grêle sur son crâne.

Ce fut ainsi que le brave Gautiersuccomba ; il fut alors soulevé, emporté tout pantelant,descendu dans les souterrains, et, sur l’ordre de Valois, jeté aufond d’un trou noir qui était un cachot.

Dans la première heure, Gautier n’y vitgoutte, d’abord parce que la nuit était profonde dans ce réduit, etensuite parce qu’il était évanoui.

Lorsqu’il revint à lui, au bout d’un tempsqu’il n’eût su apprécier, il commença d’abord par se tâter sur tousles membres, et constata qu’il n’avait rien de brisé, qu’il n’étaitpas blessé, sauf quelques contusions à la tête.

Au fond du silence, il perçut un sifflement derespiration oppressée.

Il y avait sûrement quelqu’un ! Maisqui ? Mais quoi ? Gautier ne pouvait se faire aucune idéedu compagnon qui se trouvait près de lui.

« Homme ou bête, réponds ! »fit-il non sans commencer à éprouver une terreursuperstitieuse.

Un cri terrible lui échappa…

Ce qu’il voyait, c’était un homme si pâle, siamaigri, si pitoyable, que tout d’abord il ne le reconnut pas. Labouche de l’homme était tordue par une sorte de rictus effrayant.Ses yeux sans expression, ses yeux sans vie étaient deux abîmes dedouleur. Ses vêtements étaient en lambeaux. Des blessures à peinecicatrisées couturaient son visage.

Cette malheureuse loque humaine, c’était toutce qui restait du beau Philippe d’Aulnay.

« Philippe ! » rugit Gautier enreconnaissant son frère.

Les lèvres de Philippe se desserrèrent, etGautier, avec la surhumaine horreur des cauchemars, vit que cettepauvre bouche n’était plus qu’un trou noir d’où la parole nesortait plus, d’où ne fusaient que des bruits, des tronçons debruits…

« Dieu du ciel ! râla Gautier, ilslui ont arraché la langue !… »

Une longue minute, il l’étudia, l’examina avecune intense attention… puis, brusquement, il le lâcha, et il eut uncri sourd d’épouvante…

Il avait compris ! Cet être de jeunesse,d’amour, de beauté, Philippe d’Aulnay n’était plus qu’un corps sansâme…

*

**

Philippe était fou !…

Ce furent des heures effrayantes pour Gautier,en tête-à-tête avec le fou, dans le sinistre cachot toujourséclairé par les lueurs du falot, comme si Valois eût voulu que legéant subît jusqu’au bout l’horreur de cette vision.

Philippe ne bougeait pas dans son coin.

Quel temps s’écoula ?

Des heures ? ou des jours ? ou dessemaines ?

Gautier n’en eut aucune conscience.

Il vécut, si cela peut s’appeler vivre, prèsdu fou, qui, lentement, descendait à l’agonie.

Un moment vint où Philippe ne se levaplus.

Gautier, à genoux près de lui, soutenait satête, et, hagard, éperdu, assistait à cette mort lente, avec laterreur de devenir fou lui-même.

*

**

Il y eut un bruit de pas derrière la porte.Mais Gautier ne l’entendit pas…

Bientôt la porte s’ouvrit. Une lumière plusvive inonda le cachot.

Mais cette lumière, Gautier ne la vit pas.

Dans le couloir, quelques hommes d’armess’arrêtèrent, la dague au poing. Dans le cachot, un homme seuls’avança.

Puis cet homme frappa sur l’épaule deGautier.

Gautier d’Aulnay redressa la tête, puis sereleva, regarda l’étranger qui pénétrait dans cet enfer et lereconnut.

« Messire le roi, dit-il, voyez ce quevous avez fait de mon frère !… »

Louis X jeta sur le mourant un regardmorne :

« Regarde ce qu’il a fait demoi !… »

Gautier examina le roi plus attentivement et,malgré lui, frissonna de pitié : le jeune monarque paraissaitvieilli de trente ans. Ses cheveux avaient blanchi. Il était pâle,et, dans ses yeux, Gautier surprit la même expression de douleurétonnée qu’il avait vue dans les yeux de son frère.

Le pauvre Hutin se pencha sur Philippeagonisant.

« Sire, murmura Gautier, mon frère vamourir…

– Et moi ?… C’est la mort que jeporte en moi. Il meurt au Temple. Moi, je mourrai dans la vieilleforteresse qui est au bord de l’eau. Voilà toute la différenceentre nous deux. Laisse donc, Gautier, car il faut que jesache ! »

La voix de Louis X avait-elle fait ce quen’avait pu faire la voix de Gautier ?…

Peut-être !…

Car, dans les yeux du mourant, une flammed’intelligence s’avivait à cette suprême seconde. Et Philippe,réunissant ses dernières énergies, arriva à se soulever un peu,comme pour se rapprocher de celui qui lui parlait !…

« Me reconnais-tu ? demanda Louis,d’une voix qui tremblait. Reconnais-tu en moi ton sire ?

– Oui ! répondit le signe affirmatifde Philippe.

– Écoute donc, en ce cas ! Tu saisde quoi et de qui je veux parler ? Tu sais que je suis venu teparler de Marguerite de Bourgogne ?… »

Les yeux de Philippe rayonnèrent.

Mais, à ce moment, une voix sourde, avec unsuprême accent de haine, derrière le roi, gronda :

« Marguerite de Bourgogne ! Laribaude de la Tour de Nesle !… »

Le roi se redressa d’un bond furieux, seretourna, rugit :

« Qui a dit cela ?…

– Moi, répondit Gautier d’Aulnay.

– Tu mens ! hurla le roi. Tumens ! L’épouse du roi de France n’est pas ce que tudis !…

– Écoute, Sire ! gronda Gautier,dont la tête s’égarait et qui serrait les poings. Je puis te ledire, moi ! car j’ai vu, j’ai entendu ! Je suis entré àla tour sanglante ! Je suis monté jusque dans la salle desorgies !… J’y suis monté avec Philippe, est-ce vrai,frère ?… »

Gautier se retourna vers Philippe et ildemeura hébété de stupeur… Le mourant s’était misdebout !…

Sa main glacée s’abattit sur la bouche deGautier.

Mais Gautier écarta la main.

Philippe tomba sur ses genoux ; ilrâlait.

« Un soir, continua Gautier, avec ce mêmerugissement de rage et de fureur, un soir, elle nous a fait venir àla Tour de Nesle ; entends-tu, Sire roi ? Marguerite,reine de France, Marguerite de Bourgogne nous a attirés dans cerepaire où elle en avait attiré bien d’autres avantnous… »

Louis X s’était appuyé au mur du cachot.

Il avait laissé tomber sa tête sur sapoitrine.

Il était immobile, comme s’il se fût pétrifié…il ne regardait ni Gautier, ni Philippe, il regardait enlui-même.

« Rappelle-toi, Philippe ! hurlaitGautier… Nous fûmes ensemble cousus dans un sac, entends-tu, Sireroi, ta Marguerite nous fit enfermer tout vivants dans un sac, et,du haut de la tour, nous fûmes jetés dans le fleuve. »

Un frisson d’horreur secoua le roi.

Il jeta un regard sur Philippe comme pour luiadresser une suprême interrogation.

Et il le vit qui levait le poing sur sonfrère…

Puis, tout à coup, Philippe s’affaissa :il était mort.

*

**

Alors le roi se baissa, toucha le front de cecadavre, puis se releva en disant :

« Il est mort… »

Un furieux éclat de rire secoua Gautier quivociféra :

« Un de plus, un de moins,qu’importe ! S’il te fallait compter tous les cadavres queMarguerite de Bourgogne a semés sur sa route, tu deviendrais fou,Sire roi ! Va demander son secret à la Seine, elle te répondrapeut-être combien d’amants assassinés elle a charriés !…Mort ! Mon pauvre Philippe est mort ! ajouta le géantdans une explosion de sanglots. Aujourd’hui son tour, demain lemien ! Tue-moi ! Car j’ai été ce que Philippe n’a pasvoulu être ! J’ai été l’amant de la ribaude de la Tour deNesle !… »

Le roi, devant le cadavre de Philippe, devantles imprécations de Gautier, reculait.

Il atteignit la porte et s’enfonça dans lesombre couloir, poursuivi par les rugissements qui montaient ducachot.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer