La Reine Sanglante

Chapitre 43LA DERNIÈRE VISION DE MARGUERITE DE BOURGOGNE

Le comte de Valois, après le départ deBuridan, était resté de longues heures dans une prostrationd’esprit et de corps telle qu’on eût pu le tuer sans qu’il essayâtun geste de défense. Ce ne fut qu’au matin, lorsque le plein jourentra dans la chambre qu’il parvint à surmonter cette stupeur.

Des résolutions multiples se présentèrent àson esprit. Il pensa à faire rechercher Buridan et Bigorne, mais letemps manquait. Il pensa à sortir de Paris et à prendre la fuite,mais c’était renoncer à une situation conquise par vingt ans detravail terrible, c’était peut-être proclamer l’innocence deMarigny ! Il pensa à rassembler ses gens d’armes, à marchersur le Louvre, à braver le roi, à l’arrêter, à faire une révolutionde palais dont il fût sorti roi. Mais c’était le risque suprêmed’une bataille. Louis X était aimé. Il serait défendu… Il pensaaussi à obéir à Buridan, c’est-à-dire à relâcher au moment convenuMarigny et Gautier d’Aulnay… Mais il comprit qu’il préférait encoremourir plutôt que de mettre en liberté l’homme qu’il était arrivé àhaïr plus qu’il n’aimait sa propre vie. Enfin, il pensa à allersupplier Marguerite de démentir Buridan, si Buridan mettait samenace à exécution.

Et, comme il en était à envisager ce dernierprojet, tout à coup, le seul projet possible et pratique, le seulqui pouvait tout sauver, se présenta à lui…

Une heure plus tard, Valois entrait dans lecabinet de Louis Hutin.

« Sire, dit-il, je viens vous rendrecompte des mesures prises pour assurer l’exécution d’Enguerrand deMarigny, condamné pour dilapidation et forfaiture. S’il plaît auroi, nous avancerons d’un jour la cérémonie de la pendaison. L’âmedu ministre y perdra peut-être quelques prières, mais nous ygagnerons en tranquillité. Je sais que des gens sans foi,stipendiés par les amis du ministre, ont projeté de s’assemblerdemain, pour essayer de l’enlever. Sire, nous devons déjouer cesprojets. Sire, il faut que, demain matin, à l’aube, votre justiceroyale ait suivi son cours et que les mutins n’aient plus qu’uncadavre à délivrer. »

Louis approuva d’un geste indifférent.

Que lui importait que Marigny fût pendu teljour plutôt que tel autre ! Que lui importait même qu’il fûtdélivré !

Un vague espoir lui restait, c’est qu’ilpourrait peut-être arriver à oublier un peu, une fois queMarguerite serait morte. Seulement, il n’avait pas le couragede la tuer, – et elle ne prenait pas le poison qu’il lui avaitlaissé !

Valois étudiait Louis avec une scrupuleuseattention. Sans doute, il comprit cette effrayante indifférence duroi pour tout ce qui n’était pas sa douleur ; sans doute, ilse rendit compte que cette douleur naïve, absolue, était réellementincurable ; et peut-être vit-il en cette douleur un moyend’aboutir à l’acte qu’il avait résolu d’accomplir.

« Sire, reprit-il, quelque pénible quesoit mon devoir de conseiller intime et de bon parent du roi, ilfaut que je l’accomplisse jusqu’au bout. »

Louis X murmura, dans une sorte desupplication :

« Va-t’en, Valois. Tu as Marigny. Que tefaut-il de plus ?

– Ce qu’il me faut, Sire, c’est votrebonheur, c’est votre tranquillité, la paix de votre cœurreconquise. Tout cela est impossible tant que le crime habite sousle toit de votre Louvre, tant que vous respirez l’air que lacoupable empeste de son haleine…

– Elle mourra ! fit sourdement leroi.

– Vous dites : « Ellemourra !… » Pas n’est besoin qu’elle meure, Sire !Il faut seulement que votre honneur soit vengé et qu’un bonprocès…

– Je lui ai laissé du poison… Peut-êtreest-elle morte à cette heure ? »

Valois se pencha vers lui, et, à voix basse,plus basse :

« Veux-tu que je m’en assure,moi ?… »

Louis hésita une minute, puis, enfouissant satête dans ses deux bras, comme un enfant qui a peur :

« Va ! » dit-il.

Valois s’élança, en étouffant unrugissement.

Marguerite de Bourgogne, pendant ces quelquesjours, descendit lentement jusqu’au fond du désespoir. Cet espritsolide se détraqua. La folie, en peu d’heures, entra dans soncerveau et s’y installa victorieusement. Cette abolition del’intelligence chez la reine ne fut pas seulement provoquée par lasérie des secousses cérébrales, mais aussi par un faitmatériel.

La petite Juana avait vidé le flacon de poisonapporté par le roi ; ce flacon, elle l’avait ensuite remplid’eau. Juana ne voulait pas que la reine s’empoisonnât ; ellene voulait pas être accusée d’avoir fait disparaître le flacon.

Lorsque Marguerite, après le départ de Louiset l’arrestation de Juana, put réfléchir, elle envisagea lasituation avec un sang-froid stoïque.

En somme, elle avait à choisir entre la mortvolontaire et la mort par les mains du bourreau.

Marguerite, douée d’une énergieextraordinaire, n’hésita pas : puisqu’elle était condamnée,elle voulut mourir à son heure, et de sa propre volonté. Ellechoisit le point du jour pour l’heure de sa mort.

Au matin, lorsqu’elle vit que les premièreslueurs du jour se glissaient dans sa chambre, elle se leva, marchad’un pas ferme à la table, saisit le flacon, le déboucha et en butle contenu sans que sa main tremblât.

D’abord, elle fut stupéfaite de se voir encoredebout. D’après l’idée qu’elle s’en était faite, le poison devaitla foudroyer. Elle n’éprouvait aucun malaise.

Alors, elle tira les rideaux de sa fenêtre, etle joyeux panorama de la vieille cité lui apparut dans l’air légerdu matin, dans la magie des couleurs qui vont du rose pâle à l’orrouge ; les toits serrés, dressant leurs pointes capricieuses,les girouettes, les murs de l’hôtel de Nesle et la Seine quicoulait, toute bleue, d’un bleu de saphir, et, enfin, devant elle,la Tour de Nesle.

Et, dans la joie de cette matinée, la tourperdait de son mystère sombre… On eût dit que ses fantômesl’avaient abandonnée, satisfaits de savoir que la sanglante ribaudeallait recevoir son châtiment.

Marguerite pénétra dans la profonde embrasure,colla son visage aux barreaux et, longuement, contempla la tour.Elle la contempla sans terreur. Maintenant qu’elle allait mourir,elle n’avait plus peur de voir la plate-forme se peupler despectres et la Seine rejeter des cadavres.

Voici exactement ce qu’elle pensait :

« Ce n’était pas du poison ! Louis avoulu faire une épreuve ! Louis ne veut pas que jemeure ! Louis m’aime encore ! Je vais vivre ! Jevais être heureuse… »

Dans cet instant même, elle porta la main àson front brusquement. Il lui sembla que quelque chose, elle nesavait quoi, se brisait dans sa tête. Puis, cette brève souffrancedisparut. Elle respira, souriante encore. Mais il y avait alorsdans ses yeux hagards quelque chose qui n’y était pas tout àl’heure. Une deuxième fois, elle sentit à la nuque une violentedouleur qui, presque aussitôt, disparut comme la première. Ellefixa la Tour de Nesle comme pour se convaincre qu’elle ne redoutaitpas la tour, maintenant qu’elle savait la vérité :que le roi avait voulu faire une épreuve et que, par conséquent, ilne voulait pas qu’elle mourût !…

« C’est qu’il m’aime toujours !Oh ! Je vais l’aimer, moi, comme je n’ai jamais aimé :Tour de Nesle, tour maudite, je te dis adieu. »

Dans cette seconde, elle demeura horrifiée,éperdue de terreur et recula en frissonnant, tremblante des pieds àla tête, d’un tremblement convulsif…

Là, sous ses yeux, en plein soleil, sur laplateforme de la Tour de Nesle, un spectre venait d’apparaître. Etc’était le spectre de Gautier d’Aulnay !…

Il y avait une cause à la vision deMarguerite. Marguerite avait bu le flacon que le Hutin avaitapporté plein de poison et que Juana, après l’avoir vidé, avaitrempli d’eau.

Ce poison eût foudroyé Marguerite. Les gouttesqui se mélangèrent à l’eau furent impuissantes à la tuer, maisgardèrent une force suffisante pour amener des troublesnerveux.

Ce trouble, en quelques secondes, devintgénéral. La vue, l’odorat, le toucher, se pervertirent et ce futune véritable crise de démence qui se déclara.

Sur la plate-forme de la Tour de Nesle,Marguerite vit donc un homme, et cet homme fut pour elle Gautierd’Aulnay. La malheureuse se mit à trembler et bégaya :

« Gautier ! L’homme qui m’amaudite ! Oh ! je le savais bien que je succomberais tôtou tard sous cette malédiction !… Il m’implore… Stragildo, neferme pas le sac, je ne veux plus que ces infortunés soientprécipités !… Assez de victimes ! Assez demeurtres ! Dieu puissant, assez !… Trop tard ! Illes a précipités !… »

Elle vit Gautier déchirer le sac avec sonpoignard. Alors, il apparut à la surface du fleuve et se mit àmarcher sur l’eau.

Il regardait Marguerite. Il venait à elle…

La reine rassembla le peu de forces qui luirestaient, fit retomber le châssis, tira les rideaux et sortit enchancelant de l’embrasure.

« Il ne pourra pas entrer, puisque j’aifermé la fenêtre », murmura-t-elle.

Brusquement, elle se redressa, porta les mainsà ses tempes et rugit :

« Je l’entends qui monte ! Ne lelaissez pas monter ! Louis, à moi !Grâce !… »

Elle essaya de sauter du lit, mais elledemeura comme paralysée par l’excès de l’épouvante. Elle entendaitdistinctement Gautier qui, entré dans le Louvre, était venu toutdroit à la Grosse Tour, et elle l’entendait monter.

Soudain la porte s’ouvrit…

Marguerite jeta les mains au-devant d’ellepour repousser l’affreuse vision ; mais la vision, après avoirsoigneusement fermé la porte, marchait jusqu’à elle et sepenchait…

Et cette fois, la vision irréelle devenaitréalité.

Car la porte s’était vraiment ouverte ;un homme, cette fois, s’approchait vraiment de Marguerite et sepenchait sur elle. Cet homme, c’était Valois.

Il tressaillit d’horreur.

Ce n’était plus Marguerite qui était sous sesyeux ; cette femme affreusement maigre, à demi morte defaim, presque un spectre elle-même, était-ce bien labelle, la souverainement belle Marguerite de Bourgogne ?…

Mais, tout aussitôt, cette pâle lueur de pitiéqui venait de s’éveiller dans le cœur de cet homme s’éteignit.Marguerite était agonisante, oui ! Mais elle n’était pas morteencore ! Elle pouvait parler ! Elle pouvait leperdre !

Il essuya la sueur qui coulait sur son frontet gronda :

« Marguerite, il faut boire lepoison… »

Elle eut encore la force de crier :

« Grâce, Gautier, grâce ! Ne me tuepas ! Je… Oh ! oh ! Mais tu n’es pas Gautier !…Qui es-tu ?… Ah ! Je te reconnais ! Tu esValois !… »

Elle eut un éclat de rire et hurla :

« Valois ! mon amant !Ah ! il manquait à mon agonie !…

– Silence ! rugit Valois en jetantun regard vers la porte.

– Mon amant ! cria Marguerite. Veneztous ! Spectres de ceux que j’ai aimés, et toi aussiBuridan ! Et toi Philippe ! Gautier ! Entrez, jeveux… »

La voix, soudain, s’étrangla dans sa gorge.Dans sa main tremblante, Valois, affolé, avait d’abord tiré sadague. Mais il la jeta. Il ne fallait pas de sang !… Alors,les yeux hagards, il chercha comment il pourrait tuer Marguerite…et, brusquement, il trouva !…

Les cheveux, les splendides cheveux deMarguerite, à pleines mains, il les saisit, les tordit en corde etles enroula autour du cou… il serra… cela formait deux cordes qu’ilnoua… Il serra toujours plus fort… Puis, lentement, il défit lenœud, ramena les cheveux sur les épaules… Il se pencha plus bas,livide, effroyable à voir, il se pencha jusqu’à toucher presque labouche de Marguerite et il eut un grondement furieux en voyantqu’elle respirait encore. Un faible son sortit des lèvres tuméfiéesde la reine. Et Valois recueillit ce dernier souffle, les dernièresparoles de Marguerite de Bourgogne :

« Myrtille, saints et anges… ayez pitiéde Myrtille… protégez ma fille… »

Une petite secousse l’ébranla, puis elle setint immobile pour jamais.

Valois recula lentement jusqu’à la porte ets’y adossa, les yeux fixés sur le cadavre. Il demeura là une heure,en proie à quelque formidable rêverie. Puis il sortit, gagna lecabinet du roi, livide, effroyable à voir ; il se pencha et,simplement, lui dit :

« Sire, la reine estmorte !… »

Le roi se redressa tout droit, poussa un grandcri et tomba tout d’une masse, évanoui. Valois se pencha, l’examinaavec une étrange curiosité, puis, se relevant, murmura :

« Avant six mois, je serai roi deFrance ! »

Et, tout raidi, les yeux fulgurants d’orgueil,il sembla, d’un farouche regard, jeter un défi à la destinée.

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