La Reine Sanglante

Chapitre 16OÙ LANCELOT BIGORNE DEVIENT FOU

Ce n’était pas une mince tentative qued’entreprendre de sauver Philippe d’Aulnay. Et, d’abord, était-ilvivant ? Ensuite, où était-il ?

Ces questions insolubles, Lancelot Bigorneavait entrepris de les résoudre. Son plan était d’ailleurs d’unebelle simplicité : il consistait à se rendre au Louvre, àgagner la confiance du roi déjà bien disposé à son égard, et là, aucentre même des renseignements, il saurait tout ce qu’il voulaitsavoir. La difficulté était d’arriver au Louvre sans encombre,c’est-à-dire de passer à travers les lignes des sentinelles quicernaient la Cour des Miracles.

– Adieu, compères, dit Lancelot àGuillaume et à Riquet.

– Comment, adieu ?…

– Oui, je m’en vais. Je m’ennuie ici.J’en ai assez de voir des visages de farfadets et de gnomes, desbossus, des aveugles, des manchots ; je veux voir de près unefigure de roi, et je m’en vais de ce pas au Louvre.

– Il est fou ! glapit Riquet.

– C’est bien ce que j’espèredevenir », dit Lancelot.

Et il partit sans plus d’explications.Enfilant donc la rue Saint-Sauveur, il essaya d’abord de se dirigervers la rue Tirevache dans l’intention de faire une station chezNoël-Jambes-Tortes. La rue, hors même des limites du royaumed’Argot, était parfaitement paisible. Bigorne aperçut bien cinq ousix archers qui jouaient au fond d’un cabaret, mais les archers nesemblèrent pas l’avoir vu.

Bigorne se frotta les mains et continua des’avancer plus vivement.

Seulement, un gros homme, à figure réjouie,qui venait de le dévisager, entra dans le cabaret où se trouvaientles archers.

« Eh bien, se disait Lancelot, où sontles sentinelles ? Où sont les patrouilles ? Décidément,il est plus facile qu’on ne croit de sortir de la Cour desMiracles ! »

Tout à coup, il éclata de rire.

« Et le digne Simon Malingre ? Et ladigne Gillonne ? excellents amis que j’ai par ma foi oubliésdans le logis que je leur ai généreusement octroyé. Diable !pourvu qu’ils ne meurent pas de faim !… Au fait, s’ilmouraient de faim, autant cette mort-là qu’une autre !N’importe, je voudrais bien…

– Arrête ! » fit une voix prèsde lui.

Lancelot Bigorne bondit et essaya de filer.Mais cinq ou six poignes robustes le saisirent et le maintinrentvigoureusement. En un clin d’œil, il eut les mains attachées audos.

« Suis-nous ! reprit rudement lamême voix.

– Heu ! Et où cela, mon bonmonsieur ?

– Tu le verras bien. Marche !…

– Parce que, au cas où cet endroit neserait pas celui que je pense, je pourrais vous indiquer cedernier, et alors vous toucheriez, vingt sûrement, peut-êtrecinquante ou même cent écus : une fortune !

– Oh ! oh ! fit le sergent.Cent écus ! Ça, truand ! oserais-tu bien te jouer d’unsergent du Châtelet ?

– Répondez, vous verrez après si jeplaisante.

– Soit ! Dis-moi où je devrais teconduire pour toucher cent écus ; je te dirai ensuite où je teconduis, moi.

– Au Louvre ! répondit laconiquementBigorne.

– Au Louvre ? dit le sergent enéclatant de rire. Moi, je te conduis tout bonnement au Temple, oùmonseigneur de Valois, qui t’interrogera tout d’abord, décidera detoi.

– Je maintiens ce que j’ai dit. C’est auLouvre qu’il faut me conduire si vous voulez toucher lagratification.

– Et, fit le sergent goguenard, une foisau Louvre, faudra-t-il pas te conduire devant le roi ?

– Vous l’avez dit, répondit froidementLancelot, c’est au roi lui-même que j’ai affaire. »

Cette fois-ci, le sergent fut secoué d’un fourire.

Quelle apparence, en effet, que ce malfaiteur,ce truand, eût affaire au roi ? C’était fou, c’était à setordre de rire, et c’était ce que faisait le brave sergent.

« Conduisez-moi au Louvre, faites savoirau roi que je désire faire des révélations importantes au roi seulsur ce qui s’est passé à la Tour de Nesle, et je vous réponds quele roi me fera immédiatement appeler devant lui ; je réponds àun tel point que ce n’est pas cent, mais peut-être deux cents écusque Sa Majesté allouera à celui qui m’aura amené devant elle.

– Soit ! fit l’homme, prenant sonparti, je vais te conduire au Louvre ; mais, si tu m’as menti,malheur à toi !

– Hélas ! je n’aurai jamais desupplice plus complet que celui que vous m’avez annoncé tout àl’heure.

– Au fait, dit le sergent, il a raison.Holà ! vous autres, reprit-il en s’adressant à ses hommes,nous changeons de direction et nous allons au Louvred’abord. »

Lancelot Bigorne ne souffla mot, mais ilrespira largement, comme quelqu’un qui vient d’être soulagé d’ungrand poids qui l’oppressait.

La troupe changea de direction, comme venaitde le commander son chef, et, quelques instants plus tard, arrivaitau Louvre.

Au Louvre, ce fut une autre histoire : ilfallut trouver un gentilhomme de la maison qui se chargeât d’allerinformer le roi.

Enfin, après une longue attente, on vintchercher le prisonnier, toujours étroitement surveillé, et on leconduisit devant Louis.

« Hi han ! fit Bigorne en manière desalamalec.

Louis bondit. Et il s’apprêtait à donner unordre rigoureux, lorsque, ayant regardé à deux fois le prisonnierqu’on lui amenait, il reconnut l’homme qui l’avait consolé et faitrire. Louis se radoucit et cria :

« Est-ce bien toi que je revois,fou ?…

– Je vois avec plaisir que monseigneur leroi a bonne mémoire, répondit Bigorne, il m’a tout de suite appelépar mon nom. »

Aussi, après avoir répondu audacieusement auroi, crut-il devoir appuyer sa réponse d’un nouveau braimentsonore, à la stupéfaction profonde des assistants, mais pour laplus grande joie du roi qui, cette fois, éclata franchement derire, riant autant des hi han ! frénétiques de Lancelot quedes mines effarouchées de ceux qui l’entouraient.

« Assez, assez ! maître fou, fit leroi, voyant que Lancelot ne s’arrêtait plus de braire. Voyons, tuas des révélations importantes à nous faire, paraît-il ? Ehbien, cesse de faire l’âne et parle en bon français. »

À ce moment, l’un des gentilhommes présentsfit deux pas en avant et se rapprocha du roi comme pour lui direquelques mots confidentiels.

« Qu’est-ce ? fit le roi ;parlez, monsieur. »

Le gentilhomme prononça à voix basse quelquesmots dont le résultat fut que, soudain, le sourire bienveillant duroi disparut par enchantement et, que ce fut d’un ton rude,mauvais, qu’il s’adressa à Bigorne, cependant que l’auteur de cechangement à vue rentrait dans le rang.

« Çà, que me dit-on, mon maître, que vousavez combattu aux côtés de ce truand qui a nom Buridan ? quevous avez été pris au sortir de ce lieu infâme, réceptacle decrimes et de rébellion qu’on appelle la Cour desMiracles ?

– Sire, fit Bigorne qui comprit cettefois qu’il jouait sa tête, ne saviez-vous pas que j’étais à la Courdes Miracles ?

– Certes. Mais tu as combattu ! Ont’a vu ! Est-ce vrai ?

– C’est vrai, Sire !

– Tu avoues donc ? gronda leroi.

– Je fais plus que d’avouer… je m’envante. Hi han ! tiens !… je voudrais vous y voir, vous,tout roi que vous êtes ! Et si votre vie dépendait uniquementde la vie d’un autre, – comme la mienne dépendait de celle de ceBuridan, – ne tireriez-vous pas l’épée pour la défense de cetautre, tout comme je l’ai fait pour le sire de Buridan ? Vousoubliez, Sire, maintenant que je suis délivré de toute crainte, ceque je vous ai dit de mon sort attaché à celui de ce Buridan quel’enfer engloutisse. Cet oubli me chagrine, mais ne me surprendpas, car, hélas ! il en est toujours ainsi : les grandsoublient volontiers tout ce qui touche aux petits comme moi. Moiqui n’ai paru me rebeller et n’ai défendu ma triste carcasse quepour la mettre tout entière au service de mon roi !… voilàl’accueil qui m’est fait ! Pauvre Lancelot Bigorne, pauvremoi, mon cœur en souffre et en gémit… mais du moins, par saintBarnabé, mon vénéré patron, tout le monde entendra madouleur ! »

Des hi han ! lamentables, funèbres,ponctuèrent ce discours fantastique autant que brave, car LancelotBigorne jouait tout simplement sa tête en ce moment.

Le roi ne put résister et, une fois encore, iléclata de rire, en disant :

« C’est vrai ! j’avais oublié queton sort était étroitement lié à celui de ce truand, et, parNotre-Dame, j’aurais fait comme toi. Mais, dis-moi, te voilà doncdégagé, que tu abandonnes ce Buridan ?

– Sans doute, et c’est pourquoi, mesouvenant des promesses faites par mon roi, j’étais parti pourvenir le trouver et me mettre à sa dévotion, lorsque ces brutes (ildésignait du regard les hommes qui le gardaient) sont tombées surmoi comme une volée de corbeaux voraces, m’ont ficelé… que c’en estpitié… et m’auraient entraîné vers je ne sais quel cul debasse-fosse, si celui-là n’avait entendu ma voix et pris sur lui deme conduire ici.

– Pauvre Lancelot Bigorne, dit le roi,moitié ironique, moitié touché, tu seras entré en tes nouvellesfonctions de fou d’une bien triste manière, mais, n’importe, tum’as bien fait rire, et je te revaudrai cela.

« Messieurs, ajouta-t-il en se tournantvers les seigneurs stupéfaits, je vous présente mon fou, celui quiseul a le droit de dire les vérités les plus désagréables à tous,même à moi…

– Surtout à vous, interrompitirrespectueusement Bigorne.

– Surtout à moi. Soit. Le drôle a lalangue bien pendue, gare à vous, messieurs ! Pourtant, que nulne s’avise de molester mon bouffon… il pourrait lui en cuire. Etvous autres, qu’attendez-vous pour délier les cordes qui paralysentles mains de Sa Majesté la Folie ? »

En un clin d’œil, les liens qui attachaientles bras de Lancelot Bigorne furent tranchés, et, tandis que sesgardes s’écartaient de lui avec respect, plus d’un puissantseigneur vint lui faire son compliment, cherchant à s’attachercette puissance qu’était à l’époque le fou du roi. Lancelot, bonprince, se laissait congratuler et embrasser avec unecondescendance comique.

Cependant les gardes qui l’avaient accompagné,s’étaient éclipsés prudemment, moins le sergent qui paraissaitattendre.

Lancelot le vit et, le prenant par la main, ille conduisit devant le roi à qui il dit àbrûle-pourpoint :

« Voici un homme à qui j’ai promis centécus en votre nom. Plaise à Votre Majesté les lui faire donner.

– Cent écus ! Malepeste ! c’estune somme, cela ! Voilà une plaisante manière de commencer tesfonctions ! Et pourquoi donnerais-je cent sous à ce bélîtrequi t’a arrêté ? »

Le sergent trembla.

« Pour avoir consenti à me conduiredevant vous au lieu de me traîner au Temple, dit Bigorne.

– Cent écus pour si peu.

– Bon, fit tranquillement Bigorne, voilàle roi qui déjà trouve que son bouffon ne vaut pas cent pauvresécus !…

– Allons, fit le roi, qu’on donne dixécus à cet homme et n’en parlons plus. Seulement, à l’avenir, soitplus ménager de mes deniers… si tu veux qu’il en reste pourtoi.

– Mon ami, dit Bigorne en allant ausergent, je t’ai promis cent écus de la part du roi ; le roine tenant pas la parole que j’ai donnée en son nom, tu teprésenteras de ma part au trésorier ; je t’abandonne mapremière année de paye.

– C’est bon ! fit Louis. Qu’on luidonne ses cent écus. Et puis qu’on le mette au cachot pour centjours, pour n’avoir pas exécuté l’ordre qu’il avait reçu deconduire son prisonnier au Temple… »

Le sergent sortit à demi enchanté et à demifurieux.

Bigorne se disait : « J’ai dit mapremière année. Donc, ce digne Louis croit que je m’installe àperpétuité. »

« Suis-moi », reprit le roi ens’adressant à son nouveau bouffon, tandis que les assistants, surun geste, rétrogradaient vers les antichambres.

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