La Reine Sanglante

Chapitre 15LES DEUX ROIS

Deux heures après la bataille, dans ce logisoù Marigny avait établi son quartier général et où il avait revu safille et Mabel, dans cette même salle où avait eu lieu la scène àlaquelle nous faisons allusion, Louis Hutin, Valois, Châtillon etquelques autres tenaient conseil.

La douleur du roi était terrible, et, aprèss’être répandue en gestes extravagants s’était terminée par uneviolente crise de fureur.

Louis, abattu, écoutait les conseils de sesfamiliers, et surtout de Valois, lesquels se résumaient en unseul : lever le siège !

« Sire, dit Châtillon avec fermeté, vousne pouvez condamner ni vos compagnons prisonniers, ni la ville deParis qui subirait un effroyable désastre : il faut nousretirer ! »

À ce moment, des pas précipités montèrentl’escalier.

« Laissez entrer ! dit Louis enprêtant l’oreille. C’est peut-être une nouvelle. »

Châtillon courut ouvrir la porte, jeta unregard dans l’escalier et revint, tout effaré.

« Sire, dit-il, c’est un de nos amisprisonniers : Malestroit.

– Mon brave Geoffroy ! s’écriajoyeusement le roi. Qu’il entre ! Qu’il entre !

– Me voici, Sire ! dit Geoffroy deMalestroit, en pénétrant dans la pièce. Mais je dois prévenir leroi que je suis accompagné par deux ambassadeurs de messieurs lestruands et que j’ai répondu de leur vie.

– Tu as promis cela,Malestroit ?

– J’ai promis bien plus ! J’aipromis que ces deux hommes pourraient parler devant le roi.

– Et à qui as-tu promis,Malestroit ?

– Au capitaine Buridan, Sire. Et lecapitaine Buridan m’a dit :

« – J’ai foi en votre promesse, sire deMalestroit, j’ai foi dans la magnanimité du roi. »

« Ayant promis, Sire, je dois déclarerque si j’ai eu tort, si le roi ne ratifie pas mes paroles, jeretourne me rendre prisonnier à merci. »

Malestroit se retira de quelques pas etattendit, les bras croisés. Le roi devînt pensif.

« Un gentilhomme doit tenir parole, ditLouis, et, puisque tu as engagé la mienne, si étrange que soitl’ambassade, je recevrai ces hommes. »

Geoffroy de Malestroit alla à la porte et fitun signe.

Deux hommes entrèrent, s’avancèrent ets’inclinèrent devant le roi qui, quelques instants, les contemplasilencieusement. Ils ne semblaient ni fiers de leur victoire, niintimidés par l’assistance.

« Qui es-tu ? demanda enfin LouisHutin en s’adressant à l’un d’eux.

– Le duc de Thunes ! réponditl’homme laconiquement.

– Et toi ? reprit le roi ens’adressant à l’autre.

– On m’appelle Hans, roi d’Argot.

– C’est toi le roi du royaumed’Argot ? fit Louis. Et si je te faisaispendre ? »

Hans sourit et répondit :

« J’espère pouvoir vous prouver tout àl’heure combien peu je crains la mort. Mais je vous préviensloyalement que si vous me faites pendre, il pourra en résulter degrands malheurs pour vous et les vôtres.

– Sire !… intervint Malestroit.

– Paix ! fit Louis Hutin. J’ai ditque ces hommes pourraient parler. Voyons, toi, puisque tu es leroi, parle ! Qu’as-tu à me dire en ton nom ? »

Hans redressa sa taille de colosse.

« En mon nom ? fit-il, d’un tonsurpris. Rien, Sire. Je parlerai donc au nom de ceux quim’envoient.

– Soit ! Qu’ont-ils à medemander ?

– Sire. La Cour des Miracles vous demandede retirer les compagnies d’archers que vous avez armées contreelle.

– Est-ce tout ?

– La Cour des Miracles vous demande ausside respecter et confirmer les privilèges qui lui ont été octroyéspar les rois vos prédécesseurs, savoir : le droit d’élire leurroi, leurs ducs et comtes, massiers et suppôts ; le droit defaire eux-mêmes leur police dans les limites du royaume d’Argot etautres que vous connaissez. Mais, parmi ces privilèges, Sire, il enest un que nous défendrons jusqu’à la mort. Ou ce privilège sera,ou la Cour des Miracles ne sera plus.

– Quel est ce privilège ?

– Deux êtres seuls, jusqu’à cette heureoù est parvenue l’histoire du monde, le possèdent : c’estDieu, et c’est le mendiant. Le malheureux condamné qui va mourir etque votre vindicte, Sire, envoie au bûcher ou au gibet, cemisérable, s’il parvenait à se sauver des mains de vos sergents,devient inviolable dès qu’il est entré dans l’église ou dans laCour des Miracles, dans la maison de Dieu ou dans la maison desmendiants. Sire, le mendiant a le droit de grâce tant que sa mains’étend sur la tête du condamné. Prenez garde, Sire ! Entouchant à ce droit, vous avez peut-être aussi touché au droit deDieu. Prenez garde, roi. Lorsque vous aurez détruit les droits deDieu, vous aurez peut-être aussi détruit vos droits à vous. Votreautorité, c’est celle que vous tenez de Dieu. Supprimez l’une, voustuez l’autre. Tout s’enchaîne. Du roi à Dieu, de Dieu au mendiant,un seul chaînon brisé et l’échafaudage sur lequel est bâti le mondes’écroule. »

Le roi, Valois, Châtillon, Malestroit, lesautres seigneurs présents considéraient avec étonnement la brutequi parlait ainsi d’un ton calme où un philosophe eût démêlé uneprofonde ironie, mais Louis, comme s’il eût voulu échapper àl’influence du truand, secoua rudement la tête.

« Je sais ce que tu veux dire : ceBuridan, ce Gautier d’Aulnay, ce Bourrasque, cet Haudryot, ceBigorne, enfin, m’ont gravement offensé : ils mourront.

– Même Lancelot Bigorne, Sire ?…D’après ce qu’il m’a raconté, vous lui aviez promis… »

Le roi hésita.

« Celui-là m’a fait rire, fit-il enfin,en se déridant. Et, par Notre-Dame ! les occasions de riresont trop rares pour que celui qui fait rire ne soit pasrécompensé. Tu diras donc à Bigorne que ce que j’ai dit à la Tourde Nesle est dit. Qu’il vienne au Louvre me demander sa grâce. Iln’y a pas de bouffon au Louvre ; je lui offre l’emploi. Mais,quant aux autres, ils sont condamnés.

– Je ne vous demande pas leur grâce,Sire, dit froidement le roi d’Argot. Je vous demande de respecterle droit de la Cour des Miracles. Que ces hommes soient saisis horsdu refuge, c’est bien. Mais que vos archers tentent de les arracherpar la violence et les armes à la main, c’est ce qui ne sera pas.Sire, je suis venu en ambassadeur… Je vous demande uniquementceci : que nos privilèges, reconnus par vos aïeux, soientmaintenus par vous.

– Acceptez, Sire ! souffla Valois àl’oreille de Louis.

– Sire, dit Châtillon, à votre place,j’accepterais.

– Et si je n’accepte pas ? ditLouis, sombre et agité.

– En ce cas, dit Hans, nous nousdéfendrons jusqu’à la mort. Si nos droits meurent, nous devonsmourir avec eux. Seulement, Sire, en nous condamnant, vouscondamnez aussi ceux des vôtres que nous tenons prisonniers. Cedigne seigneur pourra vous le dire.

– J’atteste ! fit Malestroit. Sire,en ce moment, soixante chevaliers et seigneurs, la fleur de votrenoblesse, sont gardés à vue chacun par quatre hommes armés depoignards. Dans une heure, si nous ne sommes pas de retour, cessoixante chevaliers tomberont, frappés à mort. Dans une heure, vosdeux mille archers seront massacrés. Dans une heure, dix milletruands et mendiants, décidés à mourir, se répandront dans Paris latorche à la main. »

Les assistants écoutaient ces paroles, pâlesd’épouvante.

Chez le roi, au contraire, ces menacesprovoquaient une sourde colère prête à se déchaîner.

Sa fureur allait éclater. Il se leva commepour jeter un ordre.

À ce moment, le roi d’Argot se mit à genoux.Louis Hutin s’arrêta, interdit.

Hans se prosterna, son front toucha leplancher.

« Sire, dit le roi d’Argot, il y alongtemps, bien longtemps, que je me suis juré à moi-même de nejamais m’humilier devant personne au monde, fût-ce devant un princetout-puissant comme vous l’êtes ! Le jour où je me suis jurécela, je me suis dit que la minute de ma première humiliationserait aussi celle de ma mort. Sire, je m’humilie devant vous.C’est donc le vœu d’un mourant que vous entendez.

– Parle ! fit Louis d’une voix dontil ne put dompter l’émotion.

– Sire, je ne menace pas. Sire, jesupplie. Je vous prie humblement d’avoir pitié, non pas de nous,mais de votre ville de Paris, de votre seigneurie, de vous-même.Sire, un mot de vous, c’est la joie, l’apaisement, la concorde, queje n’aurai pas payées trop cher de ma mort. Jurez, Sire roi, jurezde respecter le sacré privilège de la Cour des Miracles, et vosserviteurs, vos amis vous sont rendus à l’instant… »

Le roi hésitait. Il n’y avait plus de colèreen lui. Mais il redoutait l’humiliation d’un recul, l’aveu de ladéfaite.

« Sire ! cria le roi d’Argot, Dieuet le mendiant ont droit de refuge. Mais vous avez, vous, le droitde grâce. Faites grâce, Sire ! Et vous serez aussi grand queDieu, et vous aurez vaincu par la clémence et la générosité…

– C’est donc à ma merci que tu faisappel ?

– Oui, Sire ! dit humblement le roid’Argot.

– Et tu dis qu’en reconnaissance de maroyale clémence mes seigneurs seront libres ?

– Oui, Sire. »

Le roi se leva. Il leva la main.

« Je fais grâce, dit-il. Sur Notre-Dameet le Christ, je jure de maintenir le privilège de la confrérie desmendiants. Comte de Valois, donnez des ordres pour faire rentreraussitôt nos troupes. Mais que des sentinelles et des patrouillescontinuent à surveiller la Cour des Miracles. J’entends qu’aucunsergent ou archer du guet n’y puisse pénétrer pour saisir lescriminels dont les noms ont été publiquement criés par nos hérauts.Mais j’entends que, si Buridan et ses acolytes sortent du domaineoù s’exerce le droit de refuge, ils soient aussitôt saisis etlivrés à notre official. »

Hans se releva.

« Sire, merci ! dit-il. Que lesprisonniers soient tout à l’heure rendus à la liberté !ajouta-t-il en se tournant vers le duc de Thunes. Que lesbarricades soient démolies ! Que tout rentre dans l’ancienordre !… »

Louis et les assistants ne perdaient pas devue le roi d’Argot. Le duc de Thunes sortit et se dirigea en hâtevers la Cour des Miracles. Hans tira alors le poignard qu’ilportait à sa ceinture.

« Sire, dit-il, vous avez juré parNotre-Dame et le Christ de respecter nos privilèges. J’ai juré,moi, d’épargner un crime à la monarchie, une honte à Paris. C’estici un pacte que nous faisons de roi à roi ! Je ne vousdemande pas de le signer. Mais je signe, moi ! Et je signeavec mon sang… »

Dans le même instant, Hans se frappa à lapoitrine.

La lame s’enfonça profondément. Il la laissadans la plaie. Quelques secondes, il demeura debout. Mais sonvisage devenait d’une blancheur de cire.

Le roi et les assistants le considéraient avecune sorte de stupeur où il y avait peut-être de l’admiration. Hansmurmura faiblement :

« Vous voyez pour la dernière fois lafigure d’un homme libre qui ne s’est jamais humilié et qui meurtparce qu’il a juré, une fois pour toutes, de mourir au jour où ilcourberait la tête devant un homme fait à son image… Adieu, Sire,soyez heureux !… »

Il battit l’air de ses bras et tombalourdement. Il était mort.

Le roi de France, lentement, se découvrit.

*

**

Le lendemain, la Cour des Miracles avaitrepris son aspect habituel, sauf ce coin de la rue desFrancs-Archers qui avait été démoli. Une nuit et un jour de travailacharné suffirent aux truands à faire disparaître toute trace de labataille.

Le lendemain, disons-nous, il y eut grandconseil tenu entre Buridan, Bourrasque, Haudryot, Gautier etLancelot.

Buridan avait promis de délivrer Philippe.Avant même que de songer à aller retrouver sa mère et sa fiancée,il voulait tenir parole.

La difficulté était terrible. En effet, tantque les compagnons resteraient à la Cour des Miracles, ils étaienten sûreté. Mais, hors des limites du refuge solennellement confirmépar Louis X, ils redevenaient les condamnés à mort dont la têteétait mise à prix.

En somme, ils étaient prisonniers dans la Courdes Miracles aussi bien qu’ils l’eussent été dans une forteresse.Nous reviendrons d’ailleurs sur ce conseil tenu dans le logis ducapitaine Buridan – d’autant plus capitaine que Hans étaitmort ! – car, pendant cet entretien, se passa un événementdont nous aurons à rendre compte.

Pour le moment, disons seulement que LancelotBigorne avait eu une entrevue avec le duc de Thunes, lequel luiavait répété les paroles du roi Louis à son sujet.

Bigorne avait donc écouté toute la discussion.Puis il s’était dit :

« Puisque maître Buridan est assez foupour ne pas prendre tout simplement le bonheur qui s’offre à lui,puisqu’il refuse de quitter Paris avant d’avoir sauvé cet autre fouqui s’appelle Philippe d’Aulnay, je ne vois qu’un moyen d’arrangerla situation, c’est de devenir fou moi-même. »

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