Le Bataillon de la Croix-Rousse

Une rentrée – Aspect de la salle

En prenant la séance comme prétexte à donner àsa mère pour justifier une sortie qu’elle devait trouverprématurée, Saint-Giles n’avait pas mal choisi car, nous le savons,à cette séance, Châlier devait parler pour la première fois depuisson aventure.

Tout Lyon attachait une grande importance à ceque dirait Châlier en telle circonstance.

Cette séance mémorable s’ouvrit à neuf heuresdu soir.

Dans la salle, il y avait un millier depersonnes.

Dehors, beaucoup de Jacobins n’avaient putrouver place.

La foule était houleuse et mêlée.

À l’intérieur, où cependant l’on n’entraitqu’avec des cartes, un œil exercé aurait été étonné de voir nombrede figures très fines surmontant des Carmagnoles.

Dans les tribunes, au milieu d’un groupe deces Jacobins à mains blanches, deux femmes : l’une, lasupérieure du couvent, l’autre, sœur Adrienne.

Toutes deux tricotaient comme leursvoisines.

À Lyon, où l’on n’aime pas être en retard surParis et où l’on est souvent en avance sur la capitale, lesJacobins avaient imposé aux femmes qui assistaient à leurs séances,une sorte d’impôt : on distribuait de la laine et ellestricotaient des bas pour les soldats.

Du reste, grand bruit de voix dans la salle,car le Tout-Lyon était là, le Lyon républicain comme le Lyonroyaliste : mais les hommes de ce dernier parti étaientdéguisés : les moins connus s’étaient contentés d’endosser lablouse et la carmagnole ; les autres s’étaient ingéniés àtrouver des travestissements sûrs.

L’abbé Roubiès, sous un déguisement de petitevieille, la baronne, grimée en galopin des rues, criaient tous deuxet vendaient des journaux ; d’autres que nous ne nommerons paspour éviter des énumérations fastidieuses, tous les personnagesimportants de ce drame enfin et beaucoup d’autres assistaient àcette rentrée de Châlier, empruntant aux basses classes leursvêtements et leurs coiffures pour ne pas être reconnus.

Étienne, en Auvergnat, était très réussi, maisil constatait avec désespoir que la baronne ne regardait queSaint-Giles.

À chaque instant celui-ci s’en approchait sousprétexte de lui vendre ses journaux ; mais Saint-Giles nefaisait point attention à ce moutard.

Avec son coup d’œil d’artiste, il avaitremarqué sœur Adrienne aux tribunes et son regard ne la quittaitplus, ce qui semblait agacer beaucoup la baronne.

Elle tournait autour de l’artiste avec tantd’insistance qu’elle risquait de se faire reconnaître, mais lui,tirant son carnet, s’était mis à faire un croquis de sœur Adrienneet il le poussait au portrait autant qu’il pouvait.

Il demandait à ses voisins :

– Qui est donc cette citoyenne, là-haut,près de cette vieille ?

– Connais pas… ! répondit-on.

Comme, dans une foule, rares sont les artistescapables de deviner une beauté merveilleuse sous les traits émaciéset contractés d’une sœur Adrienne, il en résultait que celle-cin’attirait pas les regards de la masse.

Mais des voix murmurèrent :

– Le voilà ! Le voilà !

C’était Châlier qui entrait.

À sa vue, la salle tout entière se leva et lesalua par des bravos enthousiastes.

Les royalistes surtout se montraientfrénétiques. Le mot était donné pour que Châlier, se croyantvigoureusement appuyé, eût beaucoup d’audace et d’élan.

L’abbé Roubiès avait, de plus, calculé qu’ilne fallait exciter aucun soupçon, par conséquent il avait envoyé laconsigne suivante à tous les groupes : « Hurler avec lesloups ».

C’était laconique et pittoresque.

En conséquence, Châlier prit possession de latribune au milieu d’un orage de vivats, de trépignements etd’applaudissements.

Le tribun leva la main ; il se fit ungrand silence.

Pour s’imaginer ce que fut cette séance oùChâlier devait être assassiné, il faut que le lecteur se rendecompte de ce que fut ce fameux Club des Jacobins lyonnais quitenait correspondance avec vingt départements.

Les séances de ce club de 1793 étaient unmélange de folie et d’héroïsme, de conceptions grandioses etd’utopies irréalistes, de purs dévouements et de louches ambitions,de propositions burlesques et de sublime éloquence.

Le même homme pouvait être, le même soir,ridicule et logique, au-dessous de tout comme orateur, et serelever tout à coup à des hauteurs prodigieuses.

Cette salle des Jacobins, très simple,prenait, à de certaines heures, un caractère imposant quand lepublic était soulevé par un beau mouvement.

Châlier surtout exerçait une grande action surla foule et sur les esprits simples.

Mais si certains orateurs excitaient lespassions et déchaînaient les colères, il arrivait que lesdivagations de certains fanatiques, débitées en mauvais style et enmauvais français justifiaient les rires des curieux venus là Dours’amuser.

Malheureusement, il fallait étouffer leséclats de son hilarité dans son mouchoir, parce que la majorité dela salle « s’emballait », même sur les propositions lesplus sottes, pourvu qu’elles eussent l’air d’avoir pour but lebonheur du peuple.

Les ignorants, remplis d’une foi aveugle, demoutons devenaient tigres, quand on se moquait d’eux et des fousauxquels ils croyaient.

Il y avait donc au Club des types de tribunsqui faisaient la joie des loustics mais ceux-ci ne s’en amusaientqu’en sourdine.

En revanche, le Club avait des orateurs detalent, qui développaient avec une sauvage énergie les théoriessanguinaires dont s’épouvantait la bourgeoisie, car ces théoriessoulevaient des tempêtes de convoitises dans le cœur despauvres.

On ne saurait nier que l’idéal des Jacobins etmême des Hébertistes qui allaient plus loin encore, n’ait étél’amélioration du sort du plus grand nombre.

C’était le secret du succès de ceux quiprêchaient la doctrine.

Et comme la terre accaparée par la noblesse,comme le capital accumulé par la bourgeoisie se trouvaient malrépartis, le peuple qui le sentait acceptait aveuglément lesremèdes empiriques que lui proposaient les charlatans ou lesutopistes de bonne foi.

C’est ainsi qu’il applaudissait Cusset, nomméreprésentant à la Convention, lorsqu’il prêchait publiquement lesdogmes de la loi agraire.

« Le temps est venu, disait-il, où doits’accomplir cette prophétie : les riches seront dépouillés etles pauvres enrichis. »

Carpan était aussi encouragé par les bravos,quand il formulait ainsi son système :

– Si le peuple manque de pain, qu’ilprofite du droit de sa misère pour s’emparer du bien desriches.

Mais le plus écouté de tous étaitChâlier : il terrifiait les royalistes et fanatisait lesrépublicains.

Ceux qui étaient venus pour rire, se moquer,conspuer, après l’avoir entendu, sortaient épouvantés, la terreurdans l’âme, en maudissant la Révolution.

D’autres, entrés royalistes, s’en allaientrépublicains.

Les historiens les plus prévenus contreChâlier constatent son éloquence extraordinaire, marquée au coin dumysticisme et inspirée par la Bible.

Lamartine, dans son livre des Girondins, où ilest l’adversaire des Jacobins, où il rapetisse leurs hommes et lescalomnie souvent, Lamartine qui a pris parti contre Châlier avecune partialité visible, n’en a pas moins tracé de lui un portraitqui grandit singulièrement le tribun, malgré le désir évident de lestigmatiser.

Il écrivait des lettres dont les mouvementsbiaisés et incohérents affectent les soubresauts, les inspirationsdes oracles bibliques.

« Si j’étais Dieu, écrivait-il, jeremuerais les montagnes, les étoiles, les empires, je renverseraisla nature pour la renouveler. »

La destinée de Châlier, avortée dans le biencomme dans le crime, était toute dans ces premiers jets de son âme.La folie n’est que l’avortement d’une pensée forte mais impuissanteparce qu’elle n’a pas été conçue et gouvernée par la raison.

Il avait fondé à Lyon le Club central, foyerardent entretenu de son souffle et agité nuit et jour de saparole.

Ses discours, tour à tour bouffons etmystiques frappèrent le peuple. Rien n’était raisonné, tout étaitlyrique dans son éloquence. Son idéal était évidemment le rôle deces faux prophètes d’Israël, serviteurs de Jéhovah et égorgeursd’hommes.

Après avoir lu ce portrait de Châlier par ungrand poète, on peut se figurer l’orateur, son éloquencepassionnée, la fascination qu’il exerçait et la toute puissance desa parole que sœur Adrienne allait entendre.

Adrienne avait, en quelque sorte, reçu unepréparation spirituelle qui la prédisposait à être plus sensibleque personne à cette parole entraînante de Châlier.

Châlier avait une haute et vaste intelligence,un idéal merveilleux des destinées humaines, une chaleur depersuasion puisée dans un immense amour du peuple et le coup defouet de la honte subie.

Il eut l’occasion de débuter par un exordedont la baronne lui fournit le thème.

Elle était femme et jalouse, aveuglémentjalouse par échappées, jalouse à risquer sa tête.

Certes, reconnue ce soir-là, elle aurait étédéfendue : mais quelle imprudence à elle de faire engager pourelle un combat prématuré !

Qui sait même si l’abbé Roubiès ne l’eût passacrifiée ?

Aurait-il donné le signal d’une lutte pourl’arracher aux mains des Jacobins, si leurs, carmagnoles l’avaientarrêtée ?

Toujours est-il que depuis l’arrivée deSaint-Giles, la baronne évidemment le surveillait et trouvait trèsmauvais qu’il s’occupât de sœur Adrienne au point de faire sonportrait.

Au moment où Châlier montait à la tribune, àl’instant même où il allait parler, Saint-Giles crayonnait encore,crayonnait toujours.

Il semblait fasciné par la beauté superbe desœur Adrienne que la baronne devinait très bien sous l’émaciementdes traits.

N’y tenant plus, elle se rapprocha deSaint-Giles, ne prévoyant pas elle-même ce qu’elle allait faire,mais allant à lui invinciblement, poussée par la jalousie.

Elle se glissait comme son métier de vendeurlui en donnait le droit d’usage entre les rangées des bancs.

Arrivée derrière Saint-Giles, elle regarda lecroquis et elle éprouva un mouvement de colère ; l’artisteavait reproduit sœur Adrienne, non telle qu’elle était, mais tellequ’il la voyait avec l’illumination du talent.

La baronne ne put comprimer un mouvementnerveux que toutes les femmes comprendront, et elle pinçaSaint-Giles jusqu’au sang.

Il poussa un cri, se retourna vivement et l’onentendit le bruit d’une claque sur la joue de la baronne.

La salle entière protesta.

Saint-Giles n’était pas homme à rester sous lecoup d’une réprobation imméritée, sans protestercourageusement.

Il se leva et cria d’une voixtonnante :

– Citoyens, vous ne pouvez pas me blâmersans m’entendre.

Les royalistes qui n’aimaient pas beaucoupSaint-Giles, auraient volontiers continué à crier, mais sa parolevibrante dominait tous les bruits.

Puis la curiosité tenait tout le monde etchacun voulait savoir la raison du soufflet donné.

Saint-Giles reprit :

– J’ai donné à ce gamin une gifle un peuforte peut-être, mais je me suis laissé emporter par un mouvementde colère bien légitime.

« Ce crieur de journaux m’a pincébêtement, sans motif et jusqu’au sang. »

Il y eut un moment d’étonnement, mais labaronne sur laquelle tous les yeux étaient fixés, avait abaissé surson front son bonnet phrygien ; elle répondit en imitant leshoquets d’un galopin qui sanglote.

– Je l’ai pincé, parce que… il… il…n’écoutait pas le… le… discours du citoyen Châlier qui allait com…commencer à parler.

Les jacobins trouvant très irrévérencieux quel’on ne prêtât point attention à leur idole, crièrent bravo.

Saint-Giles voulut se défendre etdit :

– Je rendais service à la République enfaisant mon métier. Je dessinais.

La voix de la baronne riposta aigrement.

– Il… il… s’amusait à faire le… le…portrait d’une jolie citoyenne.

Saint-Giles se sentit écrasé par lavérité : la salle, du reste, lui criait d’un airfarouche :

– Assis ! assis !

Les femmes laides, sûres que ce n’était paselles qu’il croquait, prenaient des airs indignés.

Les hommes d’esprit riaient : lesimbéciles semblaient prêts à se fâcher.

Devant ces dispositions, Saint-Giles haussales épaules et prit le parti de se rasseoir, plein du mépris, dureste, pour ses concitoyens.

Mais il n’en avait pas fini avec la vindictepublique.

La baronne, sûre qu’il ne recommencerait pasle portrait, s’était éclipsée comme une souris.

En vain Saint-Giles chercha-t-il soncroquis ; elle l’avait enlevé.

Non seulement Saint-Giles ne retrouva pointson dessin, mais il eut à subir les mauvais regards et lesgrognements des nombreux niais qui se trouvaient dans lasalle : cette colère contre le caricaturiste était soulevéepar l’exorde de Châlier qui, dès son début, saisit l’occasion decet incident pour entamer son discours.

Il se porta garant du civisme de Saint-Gileset de « ses vertus » ; on parlait ainsi en cestemps-là.

Mais, ce témoignage rendu, il stigmatisal’emploi de la force contre les faibles.

Si bien qu’il y eut des trépignements contreSaint-Giles, qui comprit ce soir là que la popularité d’un hommetient à bien peu de choses.

Châlier repêcha Saint-Giles en disant que sonmouvement de vivacité ne pouvait pas faire oublier ses services,mais que la légitime réprobation de toute une salle prouvait que lecœur du peuple était généreux.

Saint-Giles goûtait fort peu ces habiletésoratoires de Châlier et il allait risquer un éclat lorsquel’orateur tourna brusquement sur un autre sujet.

– Oui, s’écria-t-il, le peuple a l’âmecompatissante pour l’opprimé et il a souffert quand il m’a vu, moi,son tribun, victime des vengeances d’une milice brutale.

Il continua sur ce ton et la salle éclata entransports d’amour pour Châlier, de haine pour ses ennemis.

L’incident « Saint-Giles » futoublié.

Châlier, après avoir exploité en sa faveur lemouvement de pitié instinctive pour les persécutés, qui est uninstinct des masses, lança son grand discours qui était unréquisitoire contre les prêtres.

Car il ne s’était point trompé sur la main quil’avait frappé ; il avait reconnu celle des prêtres et lesdésignait à la fureur du peuple.

On lui avait promis l’appui de l’armée desAlpes, ses bataillons de Carmagnoles étaient déjà triplés, il nepouvait croire que les bourgeois de Lyon oseraient, dans cesconditions, se lancer dans une révolte contre les représentants enmission qui, de l’armée, allaient revenir à Lyon.

Il prépara le peuple au massacre contre lesprêtres et les nobles et il eût l’audace de s’écrier :

– Le grand jour de la vengeance arrive.Cinq cents têtes sont parmi vous qui méritent le même sort quecelle du tyran (Louis XVI). Je vous en donnerai la liste, vousn’aurez qu’à frapper.

« Louis Blanc ».

Et, pour enflammer l’auditoire, il raconta lelong martyre de l’humanité emprisonnée, volée, dépouillée, violée,tourmentée, brûlée, exterminée par les prêtres ministres de lareligion du Christ.

Il raconta les horreurs de la persécutiondirigée contre les Ariens, les massacres des Vaudois, le bûcher deJean Huss, les guerres de religion, les abominations desdragonnades et les sanglants mystères de l’inquisition.

Il avait le don des expositions rapides,mouvementées, pleines de couleur et d’images saisissantes : ilportait la conviction dans l’esprit par la lumière et la faisaitpénétrer dans le cœur par la flamme.

Sœur Adrienne écoutait frémissante maisétonnée de ces accusations contre cette religion qu’elle croyaittoute de bonté et de charité.

Un moment, elle se leva comme pour protester,mais Châlier la vit debout et, la couvrant de ses regards, il eutcomme un pressentiment, car il l’apostropha avec une superbevéhémence.

– Femme, lui dit-il, tu doutes peut-êtreque l’on ait pu commettre tant de crimes au nom du Christ qui nefut pas un Dieu mais un des grands tribuns de l’humanité. Écoutedonc la voix de l’histoire.

La supérieure qui se sentit prise de peur,força sœur Adrienne à se rasseoir, mais Châlier ne la quitta plusdu regard ; il avait deviné l’état mental de la jeunefille ; il soupçonna même son fanatisme ; il voulut laconvaincre.

Et il entassa les preuves avec une abondancequi accablait toute résistance loyale.

Puis, enveloppant sœur Adrienne du rayonnementde ce feu sacré qui était en lui et qui s’échappait par torrentsd’effluves, il fit revivre le passé comme par une évocationmagique.

Sœur Adrienne sentit qu’il ne parlait que pourelle ; il semblait avoir oublié la foule ; celle-ci,s’oubliant elle-même, se tourna tout entière vers cette jeune fillequi s’était lentement levée et qui écoutait livide, les lèvresblêmissantes.

De temps à autre, elle murmurait d’une voixentrecoupée :

– Il ment ! il doitmentir !

La supérieure toussait alors et, tirantAdrienne par la jupe, elle essayait de la ramener au calme.

Mais elle restait insensible à cessollicitations muettes.

L’abbé Roubiès suivait les péripéties de cettescène avec une attention extrême et il déplorait l’imprudence desœur Adrienne.

Il se pencha à l’oreille d’Étienne et luidit :

– Pourvu que, dans son indignation, ellene fasse pas un éclat trop tôt ! Sa surexcitation confine à lafolie. Là est le danger.

Et il donnait à tous les diables la supérieurequi aurait dû forcer Adrienne à se rasseoir…

– Enfin, dit-il, si Châlier va jusqu’aubout sans qu’elle proteste et l’insulte, il croira peut-êtrel’avoir convertie à la République quand il la recevra dans lecouloir.

Peu à peu les mouvements de lèvres convulsifsde la jeune fille s’étaient calmés, sa bouche s’était raidie, ellene prononçait plus un seul mot.

Quant à Châlier, il se surpassait dans lapéroraison de son discours.

Il avait saisi un crucifix et, le montrant àla foule, il s’écria :

– Je vous ai dit ce qu’était le grandpatriote juif, l’homme inspiré qui venait prêcher au monde laLiberté, l’Égalité, la Fraternité. Je salue respectueusement lamémoire de celui qui fut un sublime sans-culotte. Mais je maudisles prêtres pharisiens qui ont mis cet homme de bien sur lacroix ; je maudis les apôtres imbéciles ou ambitieux qui dugrand philosophe supplicié ont fait un Dieu dont voici l’imageodieuse, au nom de laquelle on a tyrannisé le monde depuis dix-huitcents ans.

Il montrait le crucifix.

– Oui, répéta-t-il, gloire à Jésus quiaima les pauvres et mourut pour avoir prêché au peuple juif lesgrands principes que notre Révolution vient de faire triompherMais, malédiction sur l’idole, honte au crucifix, emblème de notreesclavage.

« Et, dit Lamartine, racontant cetteséance, il prit dans ses mains l’image du Christ.

– Ce n’est pas assez, s’écria-t-il,d’avoir fait périr le tyran des corps (Louis XVI), il faut que letyran des âmes soit détrôné.

Et brisant l’image du crucifix, il en foulasous ses pieds les débris ».

Lamartine, l’Hymne des Girondins.

Beaucoup de Jacobins avaient encore dessentiments religieux ; le lourd manteau de la superstitionpesait sur les esprits ; il y eut dans la salle un moment destupeur.

Mais, tout à coup, sœur Adrienne poussa ungrand cri et l’on vit briller entre ses mains le long couteaucatalan dont son bras avait été armé par dom Saluste.

Cette lame étincelante aux mains de cette pâlejeune fille semblable à un spectre, fit courir un frisson dans lasalle.

Lorsque l’abbé Roubiès vit sœur Adriennetendant vers Châlier son arme dont le miroitement des lumièresfaisait jaillir des étincelles, il dit à Étienne :

– Voilà ce que je craignais : ellele menace trop tôt, elle ne pourra plus le frapper tout àl’heure ; c’est une mauvaise affaire.

Étienne secoua la tête d’un air entendu et diten manière d’écho :

– Très mauvaise !

Dans la salle, une rumeur sourde grandissaitet allait éclater, lorsque sœur Adrienne s’écria, s’adressant àChâlier :

– Monsieur, faites taire ce peuple etordonnez-lui de m’écouter.

Le mot monsieur allait soulever des tempêtessi Châlier n’eut levé la main et imposé le silence.

Une ardente curiosité s’était emparée de lafoule.

Que voulait cette jeune filleétrange ?

Que signifiait son poignard ?

Qu’avait-elle à dire ?

Châlier montrait un grand calme.

– Parle, citoyenne, dit-il, nous écoutonsEt à tous ceux qui l’entouraient : – Quoique dise, quoiquefasse contre moi cette femme, qu’on la laisse sortir en paix.

Sœur Adrienne reprit d’une voix trèsdouce :

– Monsieur, j’étais venue ici pour vousassassiner ! Je croyais faire un acte de justice, je metrompais ! Votre « sermon » (textuel) m’a éclairée.Vous êtes le Christ de Lyon et je vous ai vu passer, montant àvotre calvaire. Je vous haïssais alors, aujourd’hui je donnerais mavie pour sauver la vôtre !

Une tempête d’applaudissements monta de lasalle et se prolongea dans les tribunes en roulements pareils aubruit du tonnerre ; sous l’explosion de l’enthousiasme d’unefoule en délire, sœur Adrienne inclina la tête et s’évanouit.

Pendant que l’on s’empressait autour d’elle,que, sur l’ordre de Châlier on la transportait dans une salle oùdes femmes et un médecin lui donnaient leurs soins, il se produisitdans la salle un mouvement assez extraordinaire : on voyaitdes groupes quitter précipitamment leurs bancs et sortir.

Presque aussitôt ils étaient remplacés par desgens venus du dehors.

Ceux qui s’en allaient étaient desroyalistes.

Pour eux, la partie était perdue ; ilsredoutaient maintenant d’être reconnus et écharpés sur place.

Ceux qui rentraient étaient des Jacobinsenchantés de pouvoir enfin pénétrer dans l’enceinte.

On mettait les nouveaux venus au courant de cequi s’était passé et l’on commentait l’évènement.

Châlier, prévenu que sœur Adrienne avaitrepris connaissance, s’était rendu près d’elle.

Elle lui avait rapidement raconté tout ce quis’était passé et comment on l’avait poussée à l’assassinat.

Dans la situation d’esprit où elle setrouvait, son cerveau, arrivé à un degré de surexcitation inouïe,jouissait d’une lucidité et d’une pénétration extraordinaire ;une fois illuminée par la vérité, cette intelligence avait démêléavec une rapidité de conception étonnante toute la trame de l’abbéRoubiès : elle la dévoilait à Châlier et ne cessait de luirépéter :

– Prenez garde à vous ! Votre mortest résolue.

Peu à peu, cependant, les discours de sœurAdrienne se perdirent dans le vague et elle tomba dans l’étatextatique, qu’une réaction cataleptique suivait toujours de trèsprès.

Tout à coup, Châlier, qui n’était jamais àcourt d’idées, venait d’en trouver une ; elle était un peuthéâtrale, mais elle ne manquait point de grandeur.

– Combien de temps cette crise va-t-elledurer ? demanda-t-il.

– Mettons une heure, dit le médecin.

– Docteur, mon bel ami, que l’on préparetout pour conduire cette pauvre fille à l’asile que l’hospitalitérépublicaine va lui offrir.

– Lequel ?

– Le plus magnifique que l’on puissetrouver dans Lyon. Si tu peux quitter la malade, viens et tum’entendras émettre une proposition digne de l’antiquité.

Le docteur, qui savait ne rien pouvoir pourabréger la crise, laissa sœur Adrienne aux mains de deux femmesqu’il constitua ses gardes-malades, et il suivit Châlier, curieuxde connaître son idée.

On attendait l’orateur à la tribune : onl’y demandait ; il était impossible qu’il n’y remontât pointaprès cet incident dramatique.

Il y reparut triomphant et y fut accablé parles transports des Jacobins qui avaient fait venir des fleurs, descouronnes, et qui les lui jetaient.

Châlier n’eût point été un homme d’État s’iln’avait pas abusé de la situation, en l’exploitant à sonprofit.

Il n’y manqua pas.

Il raconta avec une verve originale etchaleureuse, en brodant éloquemment sur le thème, ce que sœurAdrienne lui avait révélé.

Naturellement, il se posa en martyr du peupleet s’appuya sur les dangers qu’il avait courus pour prouver que lesroyalistes ne reculeraient plus devant rien et qu’il fallaitcombattre pour en finir.

Puis, quand il eut galvanisé la salle, ill’apitoya sur le sort de cette pauvre jeune fille convertie à laRépublique par la magie de sa parole ; il ne se décernait bienentendu ce brevet d’éloquence qu’en termes modestes.

Puis, célébrant les beautés de ce grandcaractère de femme qui venait de s’affirmer si noble, ils’écria :

– Citoyens,

« C’est une âme fière et loyale que cellede cette jeune fille.

« Elle est digne de l’amour d’un boncitoyen, celle qui s’est révélée devant vous, assez vaillante pourtuer celui qu’on lui avait dépeint comme un monstre : assezsincère pour avouer devant tout un peuple le crime qu’elle allaitcommettre de bonne fois ; assez stoïque pour n’écouter que soncœur et proclamer la vérité sur une abominable conspiration, dontles auteurs vont la poursuivre de leur haine.

« Cette jeune fille n’a personne au mondepour la recueillir.

« Il lui faut un foyer.

« Personne que moi, voué hélas à une mortprochaine et inévitable pour la protéger.

« Il lui faut un mari.

« Ce soir donnons-lui le foyer, demain,un chaste amour, donnons lui un mari.

« Citoyens,

« Faisons quelque chose de grand :décrétons que la femme de Lyon la plus vertueuse, proclamée telleici même, aura comme étant la plus digne, l’honneur d’adopter cetteorpheline que lui confient les Jacobins de Lyon.

« Citoyens, vous allez voter, que chacuninscrive son nom sur un bulletin et l’on comptera les voix.

« Jamais pareil hommage en aucun temps,en aucun lieu, n’aura été rendu à une citoyenne. »

Un homme se leva, arrêtant l’explosion desbravos par un geste.

C’était Saint-Giles.

– Citoyens, dit-il, je pose hardiment etfièrement la candidature de ma mère que vous ne voyez jamais à vosséances parce qu’elle élève cinq orphelins pour la patrie.

Châlier ne s’attendait pas à trouver quelqu’unde plus grand que lui.

Les acclamations de la salle lui prouvèrentque trouver l’idée c’était bien, mais que s’en emparer c’étaitmieux.

Ce fils si sûr de la vertu de sa mère enlevaittous les suffrages du peuple et la sympathie de la foule allait àlui avec un irrésistible élan.

Nous l’avons dit, Châlier avait les faiblessescommunes à la plupart des tribuns du peuple et à presque tous lesorateurs.

Il était ombrageux pour sa popularité.

Le triomphe de Saint-Giles ne laissa point quede l’offusquer.

Il lui parut que l’artiste lui escamotaitassez indélicatement la gloire d’avoir trouvé une idée digne del’antiquité.

Il écoutait avec un sourire amer ce bruit desbravos et dit au docteur :

– Vraiment le peuple a des distractionsincroyables. Tout à l’heure, il blâmait la légèreté de Saint-Gilesquand celui-ci n’écoutait pas la plus sérieuse discussion (ilvoulait dire : mon discours) La brutalité de ce jeune hommefrappant un enfant avait révolté la sensibilité de la foule ;la voilà maintenant qui le porte aux nues.

– Pas lui, dit le docteur, mais sa mèrequi le mérite !

– Sans doute, la mère est une bonnecitoyenne, reprit Châlier les lèvres pincées. Mais vois donc,citoyen, comme le fils tranche du maître. Le voilà qui rédigelui-même la proposition concernant sa mère et la jeune fille ;il change les termes de mon projet : il y introduit pour maprotégée le titre de « pupille de la République ».

– C’est un mot assez bien trouvé !dit le docteur.

– Soit ! Mais, par convenance, ilaurait dû en référer à moi, auteur et rédacteur du projet.

En ce moment, Châlier se sentit tirer par labasque de son habit et il se retourna. Il vit le petit crieur queSaint-Giles avait calotté.

Le petit bonhomme lui faisait mystérieusementsigne de se taire et de le suivre. Châlier devina un allié dans cegarçon qu’il reconnut.

– Pardon, citoyen, dit-il au docteur. Jereviens dans un instant.

Et il sortit à la suite de la baronne.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer