Le Bataillon de la Croix-Rousse

Amour

Saint-Giles, malgré tout ce que Châlier avaitpu lui dire à ce sujet, Saint-Giles, fort de son courage et de saconscience, rentra chez lui et se coucha.

Il avait bien le droit d’être fatigué.

Le dîner, à Lyon, a toujours été fixé àmidi.

Vers onze heures, dans une sorte dedemi-sommeil, Saint-Giles entendit à sa porte comme un roulementsourd qui allait grandissant et qui fut bientôt accompagné de coupsde pied bruyants : c’était maître Ernest qui venait réveillerson frère.

– Entrez ! cria Saint-Giles.

Il dormait, insouciant qu’il était, la clefsur la porte.

Ernest se précipita en coup de vent dansl’atelier et il s’écria en tapant dans ses mains :

– Si tu savais comme elle estbelle !

– Qui ? demanda Saint-Giles.

– Adrienne, notre nouvelle sœur.

Saint-Giles tressaillit.

– Ah ! c’est vrai, fit-il.

– Comment, c’est toi qui nous donnes unesœur et, le lendemain, tu n’y penses plus !

– Je dors encore.

– Parce que tu es rentré au jour.

– Ma mère m’a-t-elle entendu ?

– Non ! mais moi qui ai l’oreillefine, j’ai reconnu ton pas.

Saint-Giles se leva et commença sa toiletteaprès avoir jeté un coup d’œil sur le panorama qui se déroulaitdevant ses yeux, du Rhône aux montagnes.

– Beau temps ! dit-il.

– Oui, dit Ernest, très beau ! Nousirons promener Adrienne : ma mère a dit que, puisqu’il faisaitdu soleil, on ferait une partie de campagne.

– Ma foi ! tant mieux ! ditSaint-Giles joyeux.

– Adrienne, tu comprends, a besoind’air : elle a vécu enfermée.

– A-t-on commandé une voiture, aumoins ?

– Oui. Maman a tout arrangé. Avec messœurs elle a habillé Adrienne. Si tu la voyais ! Comme elleest changée.

Et il décrivit la robe que l’on avait achetée,le bonnet, la nouvelle coiffure, les cheveux noirs que l’on avaitlaissé pousser depuis que la communauté était à Lyon, et quiétaient si épais qu’on aurait marché dessus s’ils avaient eu desannées de plus.

Il écoutait ce verbiage un peu distrait, caril se souvenait de sa nuit, et chaque mot sur Adrienne luirappelait la baronne.

Enfin, vêtu très simplement, presque enouvrier, car sa mère n’aurait pas voulu de son bras quand il étaithabillé en muscadin, il descendit.

Ernest avait, selon sa coutume, dégringolé lesétages et il avait crié en entrant :

– Le voilà !

Pour Adrienne, c’était un moment difficile etembarrassant.

Elle était vêtue à la mode du temps (modeprovinciale et très distinguée).

On eut dit une statue de déesse descendue deson socle de marbre, vivifiée par le souffle révolutionnaire.

Saint-Giles en demeura frappé de stupeur.

Le ridicule costume de la veille, la lourdecoiffe, tout le poids de ces nippes hideuses dont les dévotess’ingénient à couvrir les beautés de la jeunesse avaient fait placeà la robe si jolie de forme des ouvrières d’alors, au bonnet ronddont les rubans semblaient des ailes, à des ajustements simples quise drapaient superbement sur ce corps merveilleux de lignes et deproportions.

Et la tête, la tête surtout étaittransformée ; avec son doux sourire, ses yeux calmés maistoujours profonds, sa coupe majestueuse et sereine, le type idéalque Saint-Giles avait su deviner la veille se trouvait réalisé.

Il embrassa sa mère et vint prendre la maind’Adrienne un peu embarrassée.

Mais Saint-Giles sut trouver des parolesgracieuses qui la mirent à l’aise en la charmant.

Pour la première fois cette grande âmes’ouvrait aux joies de la famille.

Ce qu’elle ignorait le plus, c’étaitl’homme.

L’homme, c’est-à-dire pour elle, jusqu’alors,l’ennemi, le danger, l’auxiliaire du démon, l’être à fuir.

Et voilà que le monstre se présentait à ellesous les traits de Saint-Giles.

Toutes ses préventions s’envolèrent devant lesourire de l’artiste.

Les sombres théories du couvent furentculbutées en un instant.

Cette Révolution fut plus complète encore dansle cœur d’Adrienne que celle qui, la veille, s’était faite dans sonesprit.

La vie lui apparut charmante, en pleinelumière, au bras d’un compagnon taillé en demi-dieu comme l’étaitSaint-Giles.

Il lui offrit la main pour la conduire à saplace, près de lui, à table.

Ce repas que fêtait gaiement le soleil, fut unenchantement pour Adrienne.

Toute la nichée d’enfants avait le génieartiste, le mot spirituel, la verve joyeuse : on discutaitavec entrain, les saillies sautaient hors des lèvres en moussantcomme du champagne. Adrienne qui ignorait le rire en ressentitl’expansion et ses lèvres s’épanouirent pour la première fois,faisant accueil au bonheur qui venait à elle.

Mais elle fut encore bien plus ravie quand onparcourut Lyon à pied pour aller prendre aux barrières une voiturede campagne louée par un paysan des faubourgs et que l’on devaittrouver aux portes de la ville.

Saint-Giles avait donné le bras àAdrienne.

Ils formaient tous deux un couple si charmantque l’on se rangeait et que l’on se retournait sur leurpassage.

Les nombreux amis de Saint-Giles le saluaientet il traversait rues, places et carrefours au milieu d’une ovationfaite de sourires sympathiques et de coups de chapeau.

– Comme on vous aime ! disait-elle,étonnée de cette popularité.

Il prenait pour elle des proportions destatue.

Peu à peu, elle se familiarisait : dejeune homme à jeune fille, l’amitié va vite.

Elle était si loyale et l’écho de saconscience sonnait si purement qu’on eût dit qu’elle étaitd’or.

Quand ils furent descendus en pleine campagneet qu’ils se furent égarés sous les ombres vertes d’un bois, ellelui raconta sa vie passée et ses enchantements nouveaux.

Saint-Giles vit dans sa belle simplicité nuecette grande âme, candide et fière ; il mesura la haute portéede cette intelligence ; il vit s’épanouir la première fleur detendresse de ce cœur.

Il en reçut une impression si douce et siprofonde qu’il oublia les enchantements de sa nuit.

En reprenant le chemin de Lyon dans lavoiture, tous deux se taisaient.

Madame Saint-Giles les observait ensouriant.

En approchant des barrières, elle dit à sonfils :

– Tu t’engages dans trois jours, jecrois ?

– Oui ! dit-il.

– Ne crois-tu pas que nous ferons bien derenouveler cette promenade pendant les trois derniers jours que tupasseras avec nous ?

– Oui ! dit Saint-Giles ensouriant.

Sa mère l’avait deviné et lui l’avaitcomprise.

Mais, en ce moment, on entendit le bruit d’unetroupe entrant à Lyon.

C’était, comme on le dit à Saint-Giles, unecolonne de soldats réguliers qui escortaient deux représentants dupeuple venant à Lyon pour prêter à Châlier le concours de leurautorité et le poids de trois mille baïonnettes jetées dans labalance des partis.

On était le 27 mai au soir.

– Ma mère, dit Saint-Giles, les riantsespoirs s’évanouissent ; demain c’est la sanglante réalité cardemain l’on se battra.

Il ne se trompait que d’un jour.

Le 29 mai, en effet, la bataille décisive selivrait dans les rues de Lyon.

Voici ce qui était arrivé.

Châlier avait reconnu la faute qu’il avaitcommise en attaquant ses ennemis avec des forcesinsuffisantes : il avait organisé ses carmagnoles, armé leplus de peuple qu’il avait pu et écrit aux représentants en missionà l’armée des Alpes pour obtenir de la troupe de ligne.

Les représentants promirent du secours et lecomité devint très audacieux.

– Les représentants, dit Lamartine,frappèrent les riches d’un emprunt forcé de six millions. Ilsorganisèrent un Comité de Salut Public, imitation de celui deParis.

Ils décrétèrent une armée révolutionnaire. Ilsrelevèrent l’audace de Châlier.

Le Comité se hâta de pressurer les citoyens,d’armer ses partisans, de noter de mort ses ennemis. Châlier publiaces tables de proscription sous le titre de « Boussole despatriotes ».

« Aux armes ! aux armes s’écriait-ilen parcourant les rues à la tête de ses Jacobins.

« Vos ennemis ont juré d’égorger jusqu’àvos enfants à la mamelle. Hâtez-vous de les vaincre ouensevelissez-vous sous les ruines de la ville.

« Lamartine »

Mais les Girondins ne restèrent pas inactifset ils en appelèrent aux représentants en mission de l’armée desAlpes à la Convention. Or le parti girondin qui avait encore lamajorité, se sentait pourtant très ébranlé, car l’émeute lemenaçait déjà à Paris et, sous la pression de la volonté populaire,les Girondins allaient être renversés du pouvoir le 31 mai etguillotinés ensuite. Mais ils étaient encore debout, et ilsentendaient les menaces de Châlier contre leurs frères de Lyon.L’écho en arrivait à Paris.

– Ces cris féroces, dit Lamartine,retentirent jusque dans la Convention, soulevèrent le parti modéréà la voix de la Gironde et arrachèrent un décret qui autorisait lescitoyens de Lyon à repousser la force par la force.

– Croyez-vous, dit Châlier à la réceptionde ce décret, croyez-vous que ce décret m’intimide ?

– Non. Il se lèvera avec moi assez depeuple pour poignarder vingt mille citoyens, et c’est moi qui meréserve de vous enfoncer le couteau dans la gorge.

Les choses en étaient là : la lutte étaitimminente. Pour la commencer, les Jacobins n’attendaient quel’arrivée des représentants en mission et de leurs soldats.

Ces représentants connaissaient l’état deParis et la situation des Girondins prêts à sombrer.

Les quatre représentants en mission à l’arméedes Alpes étaient des Jacobins ; ils ne voulaient tenir aucuncompte du décret de la Convention permettant aux Lyonnais larésistance contre les réquisitions.

Ce décret arraché à la Convention par lamajorité girondine devait être annulé sous quelques jours par lachute de ce parti. Ils n’hésitèrent donc pas à agir.

– Le 20 mai, dit Louis Blanc,Dubois-Crancé, Albitte, Nioche et Gauthier étaient à Chambéry,lorsque tout-à-coup leur arrivent de Lyon deux dépêches, l’uneannonçant le pillage d’un magasin de beurre fondu, malgré laprésence des officiers municipaux et la réquisition de la forcearmée ; l’autre parlant de l’imminence d’unecontre-révolution. Sur-le-champ, ils décident que deux d’entre euxse rendront à Lyon et qu’on y fera passer des troupes avec unadjudant-général pour les commander. Le 27, dans la soirée, Niocheet Gauthier entraient à Lyon. Là, ils apprennent que l’émeutepopulaire, au sujet d’un accaparement de beurre est dissipée, maisque les sections où la bourgeoisie domine ont voulu se mettre enpermanence, que le Directoire du département les y autorise ;que la municipalité s’y oppose ; que Lyon est à la veille d’uncombat.

Tel est, d’après Louis Blanc et Lamartine,l’exposé historique de la situation, l’avant-veille de la bataille,c’est-à-dire le 27 mai 1793, au moment où Saint-Giles rentrait àLyon par la même porte que les représentants du peuple, un peuderrière eux.

Saint-Giles, renseigné, comprit toute laportée du mouvement.

Il garda la voiture louée au lieu de lalaisser aux portes, promettant au paysan de la lui renvoyer le soirmême.

Cette entrée des représentants à Lyoninaugurait l’ère des luttes sanglantes et Saint-Giles comprit queson devoir de Jacobin était de s’engager dans les bandes decarmagnoles et de courir au danger le plus pressant : c’étaitLyon soulevé qu’il fallait soumettre.

Il pressa le pas du cheval au milieu des flotsmouvants de l’agitation populaire et des groupes commentant lanouvelle du jour.

Adrienne avait entendu les réponses descitoyens questionnés par Saint-Giles ; elle n’avait pu encalculer la portée.

– Qu’y a-t-il donc ?demanda-t-elle.

– Les représentants arrivent avec de latroupe, dit Saint-Giles ; on va commencer la lutte. Je croyaisme battre aux frontières contre des étrangers et je vais me battredans les rues de Lyon contre mes frères.

– Vous battre ! Vous n’êtes passoldat ! dit Adrienne pâle tout à coup et tremblante.

– Je ne suis pas encore soldat, mais jesuis patriote.

On la vit trembler, devenir plus blancheencore : sa belle tête s’inclina, ses yeux s’emplirent delarmes et elle s’évanouit dans les bras deMme Saint-Giles.

Cette crise était une révélation, plus qu’unaveu.

Saint-Giles regarda sa mère et ils secomprirent.

Pendant cette longue promenade que le jeunehomme venait de faire avec Adrienne, les beautés morales decelle-ci s’étaient révélées avec une grâce naïve à laquelle il eûtété difficile qu’un artiste comme Saint-Giles pût résister.

C’était bien là l’idéal de jeune fille pure,noble, chaste, qu’il avait rêvée pour compagne dans la vie ;elle lui parut aussi grande que sa mère, avec une perfection enplus : l’élégance.

Et maintenant que cette défaillance d’Adrienneaffichait sa tendresse, il semblait à Saint-Giles qu’une sorte defatalité fréquente dans les crises sociales précipitait les délaisordinaires, les supprimait et sondait les destinées des êtres avecla rapidité des coups de foudre qui sillonnaient le cielrévolutionnaire.

Il oublia le passé si récent pour céder à unmouvement irrésistible.

– Ma mère, demanda-t-il, croyez-vouscomme moi que des natures d’élite se jugent à première vue.

– Oui ! dit-elle.

– Auriez-vous foi dansAdrienne ?

– Comme dans ma fille. On lit dans sonâme comme à travers le pur cristal.

– Bien ! Nous avons tous deux lamême opinion.

Lorsqu’Adrienne ouvrit les yeux, elle trouvases deux mains dans celles de Saint-Giles qui avait cédé les rênesà son frère.

– Ma chère Adrienne, dit-il, il ne fautpas voir les choses sous leur aspect le plus noir. On ne meurt pasautant que vous le supposez dans un combat : pour un quitombe, mille survivent.

Et il chercha ainsi à la rassurer jusqu’à ceque l’on fût arrivé à la maison.

La voiture fut renvoyée et, en montantl’escalier, Saint-Giles dit à l’oreille de sa mère :

– Questionnez-la !

Il alla s’habiller en ouvrier dans son atelieret endossa la carmagnole.

C’était l’uniforme des bandes jacobines.

Saint-Giles prêt à entrer dans la fournaisequi s’allumait dans cette ville immense pour dévorer sesenfants ; Saint-Giles, artiste, qui n’avait dit que sonpremier mot, éprouva un serrement de cœur au moment de quitter cetatelier peuplé d’un chef-d’œuvre plein de promesses pourl’avenir.

Il regarda mélancoliquement la ligne desmontagnes marquant l’horizon d’une raie bleuâtre et il laissa errersa pensée :

– Que de jeunes hommes comme moi, dit-il,vont mourir, qui ont quelque chose là ! Ô liberté, pourquoifaut-il arroser les autels de sang humain !

Il songea à cette Adrienne qu’il s’était mis àaimer dès le premier soir, qu’il adorait saintement depuis qu’ilavait lu dans ce cœur et dont il voulait faire sa femme.

– Encore, dit-il, si nous ne laissionsrien derrière nous ! Mais ces femmes qui pleureront leursfils, leurs frères et leurs fiancés, qui les consolera.

Il sentit qu’il s’attendrissait, releva latête, et dit virilement :

– L’humanité s’amollirait s’il ne fallaitpas de sacrifices pour conquérir son indépendance et sauvegarder sadignité.

Levant la main sur Lyon d’où montait l’immenserumeur des agitations populaires, il s’écria :

– Salut à l’heure solennelle des combatshéroïques qui va sonner pour tout homme de cœur. Soyons fidèle ànotre devise.

La Liberté ou la ni – !

Quand Saint-Giles redescendit, la collation dusoir était prête : repas frugal dans les habitudeslyonnaises.

Tous gardèrent un silence qui empruntait auxcirconstances une morne solennité.

Adrienne, interrogée délicatement, avaitrépondu : Oui ! à Mme Saint-Giles. Maisce repas des fiançailles à la veille du combat avait un caractèrede sainte tristesse : aucun de ces cœurs simples et de cesesprits droits n’essaya d’y échapper.

À la fin de la collation,Mme Saint-Giles interrogea son fils d’un coupd’œil.

– Ma mère, dit-il, je crois que mondevoir est d’aller au Comité où les patriotes de Lyon ont reçu lesreprésentants. Là, se distribuent les postes d’honneur où nousaurons à combattre.

– Va ! ditMme Saint-Giles et fais ton devoir.

Puis montrant Adrienne :

– Mais auparavant, dit-elle, je veux vousunir et vous fiancer, puisque vous vous aimez.

Et se levant, prenant la main de la jeunefille, elle la mit dans celle de son fils.

Adrienne tendit son front à Saint-Giles, qui ymit un baiser.

Elle pleurait.

– Ma chère Adrienne, dit-il,consolez-vous. La France lève quatorze cent mille hommes dont lamoitié au moins laissent des femmes ou des fiancées derrière eux.Beaucoup reviendront, je serai probablement de ceux-là. La mortrespecte toujours ceux qui ont quelque chose à dire ou à faire.J’ai à produire des chefs-d’œuvre que je sens bouillonner dans matête.

Adrienne essaya en vain de dompter sonémotion.

– Ma fille, ditMme Saint-Giles, réprimez vos pleurs : il nefaut pas amollir le courage des hommes.

À son fils :

– Au revoir, Saint-Giles. Dans labataille, souviens-toi de l’injure faite à ton père et songe qu’ilte regarde du fond du tombeau.

– Ma mère, dit-il, je me regarderaimoi-même et je n’aurai pas de juge plus sévère que maconscience.

Il embrassa ses sœurs, ses frères etpartit.

Mme Saint-Giles dit alors àsœur Adrienne :

– Ma fille, vous me trouvez sans doutebien dure et vous pensez que j’ai l’âme sèche : j’ai pleuré enmoi-même mon mari depuis le jour de sa mort sans montrer monchagrin à mes enfants. Si mon fils mourait, ce serait un deuil delarmes ! Mais, ma fille, mes paupières seraient d’acier rougiau feu, brûlant les larmes, car, sachez-le bien, notre courage ànous est de ne pas amollir par la pitié la bravoure des hommes.

– Ma mère, dit Adrienne, j’ai retrouvémon cœur, et s’il se brise, je tâcherai d’être aussi grande etaussi forte que vous.

Mme Saint-Giles embrassaitsœur Adrienne, quand elle se sentit tirée par la manche.

Elle se retourna, reçut dix baisers tendres deson fils Ernest ; puis elle le vit fuir à toutes jambes.

– Où va-t-il ? demanda Adrienne.

– Se battre ! dit la mère avec undésespoir soudain.

Cette fois la blessure était trop cruelle.

Levant la main vers le ciel, elles’écria :

– Oh ! maudite soit la guerrecivile ! Celui-la était trop jeune ! Je veux queSaint-Giles me le renvoie.

Mais baissant la tête, elle murmura :

– Il restera ! je connais cette racede lions ! La nature mesure nos épreuves à la grandeur denotre orgueil ! J’étais trop fière de mes enfants !

Et, vaincue cette fois, elle embrassa Adrienneet ses autres enfants avec une rage de lionne inquiète.

Ernest, selon son habitude, avait roulé lelong des escaliers de la maison et des pentes de la Croix-Rousse aubas desquelles il s’était trouvé obligé de passer devant la maisonLeroyer.

Là, un appel lui fit lever la tête.

Il aperçut le fifre qui lui criad’attendre.

Ernest s’arrêta, joyeux mais indécis.

Le fifre, il l’aimait toujours, mais c’étaitun ennemi, un royaliste.

Il se décida pourtant à l’attendre et ilséchangèrent une poignée de main dans la rue.

– Tu restes donc avec eux ? demandaErnest montrant les garde nationaux.

– Il le faut bien ! dit le fifreavec un soupir.

– Pourquoi ?

– Quitter son parti, c’est trahir !Ça me fait gros au cœur, mais enfin ils vont se battre ! Je neveux pas me faire républicain au moment où l’on est prêt à se tirerdes coups de fusil ! Tu ne le ferais pas, toi ?

– C’est vrai ! dit Ernest.

– Et ton frère ? demanda la baronneou le fifre, comme l’on voudra.

– Mon frère, il est parti pour le Club etil s’enrôle dans les Carmagnoles. Moi je vais le rejoindre :ça fait de la peine à ma mère, j’en suis sûr, mais je ne veux pasque Saint-Giles se batte sans moi. Il me semble que j’aurai l’œilautour de lui, que je devinerai les coups et que je l’empêcheraid’être tué.

Car il ne faut pas qu’il meure maintenantqu’il est fiancé à sœur Adrienne.

– Ah !… il est fiancé !… dit labaronne pâlissant.

Et brusquement :

– Oui ! oui ! Sauve-le !sauve-le, mon cher petit Ernest ! Au revoir ! Bonnechance ! On m’appelle.

Elle serra la main d’Ernest et rentravivement.

– Tiens, se dit Ernest, j’ai fait unebêtise ; il tenait pour le mariage de sa cousine avecSaint-Giles et je lui en annonce un autre.

Il s’envoya une calotte en se traitantd’imbécile, puis se remit à courir.

En rentrant dans la maison Leroyer, la baronneétait d’une humeur massacrante ; elle rudoya fort ce pauvreÉtienne qui toujours plein de sollicitude s’enquit près d’elle descauses de son émotion facile à observer sur son visagebouleversé.

La baronne fit appelerMme Adolphe.

Celle-ci accourut et s’écria :

– Ah ! des contrariétés !connais ça, moi ! les hommes ! toujours les hommes !les monstres d’hommes ! On nous fait des traits !Vengeons-nous ! Qu’est-ce qu’il faut faire ?

– Trouver l’Auvergnat d’hier et voustaire ! dit la baronne, et obéissez vivement pour l’homme etle silence ! Vous m’assommez avec vos réflexions.

La baronne ayant fait mettre trois fois déjàl’Auvergnate au cachot, celle-ci avait peur de la baronne car elleavait horreur d’être enfermée sans lumière, son imaginationinfernale peuplant l’ombre de mille fantômes.

Elle obéit donc.

Une demi-heure à peine s’était écoulée quel’Auvergnat accourait près de la baronne.

Mme de Quercy posa unequestion nette à l’enfant de l’Auvergne.

– Écoutez, lui dit-elle, je suis lecousin de la petite jeune fille que vous avez accompagnée hier.

– Bien ! dit l’Auvergnat. Je vousreconnais.

– Pour qui mereconnaissez-vous ?

– Pour la jeune fille !

– Soit ! Répondez franchement. Pourqui tenez-vous ? Est-ce pour le roi ou pour laRépublique ?

– Pour la République ! mais je neveux pas qu’on fasse du mal aux prêtres.

– Bon, vous êtes avec nous ! noussommes républicains, mais nous défendons la religion. Voulez-vousnous rendre service ? Vous savez que, quoique simple fifre,j’ai du pouvoir et surtout que je paie bien.

– Du moment où vous y mettez le prix, jeferai ce que vous voudrez. Il n’y avait pas besoin de vousinquiéter de mes idées pour ce qui est de la politique. Je suishonnête et si l’on me donne de l’argent pour faire une chose, je lafais, quand même ça me déplairait.

Et, avec une philosophie à laquelle son accentauvergnat donnait une saveur, il dit :

– Nous autres, nous chommes bons à toutfaire, même la chale besogne chi on paie che que chela vaut.

– On y mettra le prix ! Combienpouvez-vous rassembler d’hommes dévoués à un écu par tête d’arrhes,à un louis de paye par jour pour avoir l’air de se battre du côtédes Carmagnoles et les trahir au bon moment ?

– Trois cents bons bougres !déclara-t-il. Et tous des camarades ! Je serai leurcapitaine : ils feront ce que je voudrai.

– Quand seront-ils prêts ?

– Cette nuit, si vous voulez : uneheure, deux heures au plus après minuit.

– Rassemblez-les sur les quais du Rhône àla hauteur du pont Morand. Je leur ferai donner des armes et de lapoudre. Vous recevrez mes instructions. Allez !

L’Auvergnat demanda :

– Et pour moi, combien ?

– Cinq cents livres. Vous les prélèverezsur cette bourse.

L’Auvergnat ouvrit la bourse qu’on luitendait, vit des louis, poussa un cri sauvage et sortit.

L’abbé Roubiès était arrivé presque aussitôtaprès le départ de l’Auvergnat : il venait prévenir Étienneque l’on passait de la défensive à l’offensive et qu’on luiaccordait un grand honneur.

Il devait, avec sa compagnie, marcher à latête de la colonne des quais de la Saône.

– Mon cher enfant, lui dit l’abbé, tontitre d’Étioles est au bout de ton épée, si tu peux arriver àplanter cette épée sur la grande table des délibérations de laMunicipalité qu’il s’agit de jeter hors de l’Hôtel de Ville.

Étienne jura de mourir ou d’arriver.

La perspective d’être d’Étioles grisait ceLeroyer.

Mandé par la baronne, l’abbé s’enferma avecelle.

Tous deux avaient à se parler, à faire pacte,à s’assurer mutuellement le lendemain de la victoire.

La baronne était plus sûre de l’avenir quel’abbé.

Elle était femme, jolie femme.

Force immense !

L’abbé le comprenait.

Elle l’accueillit gracieusement, le pria des’asseoir et lui dit :

– Vous êtes trop fort pour que je ne soispas franche avec vous. Voulez-vous que nous causions comme deuxamis ?

L’abbé s’inclina sans répondre ; c’étaitune adhésion.

– Vous croyez, reprit-elle. Vous êtesprêtre. Vous voulez sauver la religion Vous êtes prêt aumartyre.

Il s’inclina encore.

– Mais, continua-t-elle, vous êtes hommeet vous seriez humilié d’être dupe Vous voulez être archevêque deLyon, puis cardinal.

Il sourit discrètement.

– Vous savez comme moi que l’on oublietrès vite dans une cour nouvellement restaurée.

Il sourit finement, cette fois.

– Bon ! je comprends votre sourire.Vous avez vos moyens ! Des pièces importantes, grosses derévélations gênantes. Nous en sommes tous là et nous tâchons denous prémunir contre l’ingratitude des princes et des rois. Mais ils’agit de leur faire comprendre doucement et adroitement la portéede nos armes : il importe de leur démontrer combien il seraitdangereux et inopportun de nous forcer à user de ces armes. Unintermédiaire est en ce cas très utile. Je puis être le vôtre, etje serai à même, mieux que personne, par un cardinal de mes amis,d’agir sur le Saint-Père ; quant au roi…

– Je sais, dit l’abbé… Et que ferai-jepour vous, moi, madame la baronne ?

– Vous fermerez les yeux sur mesfaiblesses, d’abord.

– Ah ! madame la baronne, voilà unmot bien inutile. Comme abbé, je ne suis point votreconfesseur ; comme homme politique je ne juge que les fauteset vous n’en commettez pas. Quant à ce que vous appelez desfaiblesses, je n’y vois que des fantaisies charmantes ; jeparle comme homme bien entendu, et j’ajoute que, comme prêtre, jeserais heureux de vous donner l’absolution.

– L’abbé, vous êtes décidément un hommed’esprit. Ceci m’encourage : causons donc de mesfaiblesses.

– Causons, madame la baronne !causons ! Le sujet est des plus intéressants.

– Je vous dirai donc que je voudraissauver un jeune homme.

– Bon ! Je le connais. C’estSaint-Giles !

– Il faudrait, après notre victoire, mele mettre en prison, une prison sûre mais très douce.

– Très bien, je me charge, si Saint-Gilesn’est point tué pendant l’affaire, de vous le conserver ensuite àl’abri des balles royalistes et républicaines, pendant le siège quenous aurons probablement à subir.

– Merci, l’abbé, mais il faudrait aussime débarrasser de la fiancée de Saint-Giles.

– Ah… sœur Adrienne…

– Oui !

– Oh celle-là, ne vous en inquiétezpas.

– Pourquoi donc ?

– Eh baronne, c’est une affaire d’églisequi me regarde. Sœur Adrienne fut hors de son couvent. Elle estpassible de la discipline ecclésiastique. On trouvera bien dansLyon émancipé du joug des Jacobins une prison religieuse pour sœurAdrienne.

– Oui, mais il l’aimera toujours etvoudra la délivrer.

– Peuh !… Qui sait ! Nous avonsles in-pace de Fourvière pour dompter cette petite fille et laramener au Seigneur.

– J’aimerais mieux autre chose ! ditla baronne.

– Et quoi donc ?

– Je souhaiterais plutôt un petitenlèvement par quelqu’un qui la délivrerait de sa prison, avecfuite à la frontière, en compagnie du sauveur et… tout ce quipourrait s’en suivre.

– Oh ! baronne ! quel machiavelen jupons vous êtes. J’ai votre affaire. Dom Saluste n’est pasencore parti pour l’Espagne.

– Bravo ! Dom Saluste me va. C’estune trouvaille.

Ils scellèrent leur pacte et se séparèrentsûrs de s’être bien compris.

Saint-Giles, se rendant au Club, vit dans lesrues de la Croix-Rousse une agitation extraordinaire.

Le peuple d’ouvriers de ce haut quartier sepréparait à l’attaque avec cette fièvre, ce tumulte, ce désordrequi caractérisent les insurrections des plébéiens.

Châlier n’avait jamais eu l’espritd’organisation.

Saint-Giles le lui avait souvent reproché.Châlier se perdait dans des phrases, toujours des phrases.

– Tu as tort, lui disait Saint-Giles. Laparole n’est que le prélude de l’action. Tu ne sais que prêcher lecombat, tu devrais le préparer.

Malheureusement pour l’idée jacobine, Châliers’occupait bien plus d’un discours à effet que d’un plan d’attaqueou d’un système de résistance.

Quelle différence avec l’abbé Roubiès !Saint-Giles en fut navré.

En bas, en effet, dans les quartiers riches,comme le constata Saint-Giles, tout se passait avec calme etméthode ; dans les apprêts du combat on reconnaissait l’ordreactif et savant d’une milice organisée de longue main, ayant desinstructions précises.

En haut ce n’était que confusion.

On criait, on gesticulait, on déclamait, ons’armait comme on pouvait. On cherchait des chefs, des centres, despoints de ralliement, une direction.

En revanche, une propagande effrénée par lapresse : Châlier abusait non seulement de la parole mais dujournal.

Le peuple réclamait des fusils et on luioffrait des feuilles de papier.

Ce soir-là, Châlier fit crier son fameuxmanifeste, la Boussole du peuple, écrit virulent.

– C’est sa condamnation à mort qu’il faitpublier dans les rues ! dit l’abbé Roubiès.

Les vendeurs de journaux annonçaientpartout :

« Demandez ! « La Boussoledu peuple. »

C’était cet écrit de Châlier qui réclamait lestêtes des mauvais citoyens.

« Les têtes d’un millier de galantins,disait-il, de modérés, d’égoïstes, d’accapareurs, d’usuriers,d’agitateurs et tous les inutiles citoyens de la caste sacerdotale,ennemie irascible de la liberté et protectrice dudespotisme. »

C’était l’extermination après la victoire.Châlier eut-il réalisé ses menaces ?

Louis Blanc en doute.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer