Le Bataillon de la Croix-Rousse

Le plan des royalistes

Le marquis, en entrant dans le salon, saluacomme un roué qu’il avait été et s’écria, toujours courtisan desdames qu’il était encore, ne pouvant plus faire sa cour au roi.

– Oh ! madame, j’apporte à vos piedsle témoignage de mon admiration. Vous me faites comprendre lesbeaux traits des femmes célèbres.

Et, comme il l’avait dit, le marquis couvritde baisers délicats les mains que les dames lui abandonnèrent.

L’abbé, plus froid, se contenta dedire :

– Mesdames, vous venez de nous sauvertous, sinon de la guillotine, du moins de la prison. L’état-majorde la contre-révolution, une fois sous les verrous, je doute quel’on aurait pu faire soulever la ville.

Puis, à la profonde surprise deM. Leroyer, l’abbé ouvrit le rapport que lui avait confiéprécédemment la baronne, et chercha l’endroit où il avait étéinterrompu dans sa lecture et en continua l’exposé, après avoirdemandé aux dames :

– Avec votre permission.

Ce qu’elles avaient accordé d’un signe detête. L’abbé avait donc repris sa lecture avec le plus beau flegme.Le rapport insistait beaucoup sur la nécessité de masquer lemouvement royaliste sous des apparences girondines. Il se résumaitainsi :

« M. d’Autichamp, qui fut plus tardun des généraux de la Vendée, avait la direction suprême dans lemidi. La révolte de Lyon entraînait le soulèvement général.L’attitude des deux bataillons marseillais qui avaient tenugarnison à Lyon ne pouvait laisser aucun doute sur l’esprit quianimait Marseille. À Toulon, les hauts fonctionnaires de ladirection du port étaient prêts à ouvrir cette porte de la Franceaux Anglais et s’engageaient à leur livrer la place et leport : les Anglais, ayant accès dans le royaume, marcheraientsur Lyon, en donnant la main aux Piémontais d’une part, auxEspagnols d’autre part. Point capital !

« Lyon devait s’insurger avant la fin dumois. Quant aux mesures à prendre pour la ville, le Régent se fiaità l’expérience du Conseil suprême qui s’était formé à Lyon avec sonapprobation et qui écoutait en ce moment la lecture du rapport. Leconseil devait nommer un chef politique et un chef insurrectionnel.L’insurrection ayant triomphé, il s’agissait de supporter unsiège : le Régent désignait comme général en chefM. de Précy, ex-commandant de la garde constitutionnelledu roi Louis XVI. »

De Précy était un royaliste constitutionnelcomme Lafayette, un excellent colonel, ayant brillamment commandéle régiment des Vosges, avant de commander la gardeconstitutionnelle. Il n’avait pas émigré et n’avait pas étéinquiété dans son petit patrimoine du Charollais, qu’il habitait etqu’il cultivait de ses mains, étant fort pauvre, et où il sefaisait oublier. C’était un signe de l’état des esprits danscertaines provinces, que cette sécurité dont jouissait de Précy,qui avait défendu le roi et commandé le feu contre le peuplependant la fameuse nuit du 10 août.

« Le choix de M. de Précy,disait le rapport, était fort convenable, en ce sens qu’iln’effarouchait pas trop les Girondins ; ceux-ci, au fond,étant prêts à se contenter d’une royauté constitutionnelle et nesupportant la République qu’à la condition qu’elle fût trèsmodérée. »

Tel était le rapport. Tel était le plan desroyalistes.

Le rapport lu, la baronne prit la parole etdit avec autorité :

– Messieurs, vous penserez sans doutecomme moi que la première chose à faire est de nommer notre chefpolitique à Lyon.

– Oui, dirent les conjurés.

– Je propose, dit la baronne, l’abbéRoubiès, dont vous avez pu apprécier les hautes qualités et laprofonde diplomatie.

– Oui ! l’abbé ! dirent tousles conjurés.

Et l’abbé fut nommé par acclamation.

– À vous, lui dit la baronne, de proposerun chef pour diriger l’émeute le jour où Lyon fera sa journée desbarricades.

– Je crois que M. Madinierremplirait admirablement ce poste difficile, dit l’abbé. Il n’estnullement compromis aux yeux de la population, car il a toujours sudissimuler ses convictions royalistes ; comme apprêteur ensoie, il plaira beaucoup au commerce et à la fabrique, et ilralliera au mouvement beaucoup de canuts qui l’estiment.

Madinier, modeste comme tous les hommes devaleur, voulut faire des objections, mais on le proclama àl’unanimité. Il s’inclina.

L’abbé exposa ses idées.

– Messieurs, dit-il, l’évènement de cesoir, cette arrivée des représentants, ce décret, ce déchaînementdes Jacobins armés de pouvoirs arbitraires pour lever l’empruntforcé, ce triomphe apparent de nos ennemis me paraissent chosesheureuses.

Comme l’abbé n’était pas homme à s’amuser àdes paradoxes, on l’écouta avec la plus grande attention.

– Messieurs, dit-il, quevoulons-nous ?

– Soulever Lyon ?

– Mais si les choses fussent restées cequ’elles étaient hier, Lyon se serait contenté de la situation quilui était faite depuis le mois de février : les partis setenant en équilibre, il n’y aurait pas eu motif à une émeute.

– C’est vrai ! dit-on.

– Mais voilà que les Jacobins vont, armésdu décret municipal, violer les caisses des Lyonnais riches,réquisitionner les marchandises des Lyonnais, enlever les enfantsdes Lyonnais.

Souriant :

– Vous connaissez Lyon ! L’endroitsensible du Lyonnais, c’est la caisse. Malheur à qui touche à sacaisse ! Les Jacobins vont y toucher ! Malheur à eux.Lyon, indigné, se lèvera comme un seul homme, quand sa patiencesera à bout.

– Je propose donc de laisser faireChâlier et ses séides ; ils vont se heurter à des résistancessourdes : ils emploieront la violence ; ils établirontleur tribunal révolutionnaire ; ils monteront leur guillotine.Laissons bouillir les colères, s’aviver les rancunes, et, dans unmois, le 31 mai, nous appellerons aux armes la garde nationale pourchasser la municipalité dévouée aux Jacobins et proclamerl’autonomie lyonnaise !

– Au lendemain de la victoire, ditl’abbé, nous trouverons bien dans la lie des faubourgs une centainede massacreurs.

– Ah ! l’on massacrera ?demanda Madinier avec un mouvement de répugnance.

– Indispensable ! dit le marquis deTresmes.

L’abbé sourit au vieux gentilhomme.

– Vous l’avez dit, fit-il, monsieur lemarquis : il est indispensable de répandre le sang, de mettreplusieurs meurtres collectifs entre nos adversaires et nous, pourrendre toute réconciliation impossible. La foule, mise en goût parla surexcitation d’un premier massacre, qui sera celui du citoyenSautemouche, si vous le voulez bien…

Mme Leroyer approuva de latête ; elle ne pouvait pardonner à Sautemouche de l’avoirtutoyée.

L’abbé continua :

– Nous désignerons donc cet insolentdrôle à nos massacreurs embrigadés : on fera une chasse àl’homme ; la masse, qui a des instincts féroces, ferameute : elle prendra part à l’hallali, et, toute la ville,responsable de ce meurtre et d’autres encore, sentiral’impossibilité de se soumettre à la Convention, qui voudra faireun exemple terrible. C’est ainsi, messieurs, que nous engagerons àfond les Lyonnais dans une lutte à outrance. Ils sentiront lanécessité de vaincre ou de mourir. La Convention enverra destroupes : le premier coup de fusil tiré, il faudra allerjusqu’au bout. Si vous m’approuvez, messieurs, je vous prie de mele dire. »

Une seule voix protesta :

– Ce massacre me fait horreur ! ditMadinier.

– N’en sentez-vous pas lanécessité ? demanda l’abbé froidement.

– Peut-être est-ce indispensable. Mais jene veux pas en prendre la responsabilité devant l’histoire, déclaraMadinier.

– Eh bien, dit l’abbé, il y a moyend’arranger la chose.

– Lequel ?

– Au lendemain même de la victoire,déclarez qu’ayant pris le commandement de l’insurrection dans uneheure de crise que pour faire triompher la cause girondine, vousdonnez votre démission après la victoire.

– Oh ! volontiers, dit Madinier.

– On fera voter ensuite les Lyonnais pournommer un maire et une municipalité nouvelle, et vous aurez huit oudix mille suffrages pour vous.

– Mais je ne tiens pas à être maire.

– Nous tenons à ce que vous le soyez. Etvous n’aurez rien à nous reprocher puisque les massacres auront eulieu pendant l’intérim.

– Oh ! l’abbé, dit le marquis deTresmes, vous arrangez merveilleusement les cas de conscience, et,si je n’étais pas un vieux pêcheur endurci, destiné à mourir dansl’impénitence finale, je vous prendrais comme confesseur.

– Ce choix m’honorerait beaucoup,monsieur le marquis, dit l’abbé.

Puis il reprit, faisant une révélationinattendue :

– Vous parliez de Judith tout à l’heure.Laissez-moi vous faire partager l’espérance que Lyon aura sa Judithaussi.

– Qui donc l’est HolopherneLyonnais ?

– Châlier ! Quand il aura, selon soncaractère passionné, poussé les choses à l’extrême et soulevé laréprobation générale, son œuvre sera finie et il devra disparaître.Il serait gênant, au jour du combat, ayant une grande influence surle peuple qu’il galvanise par sa parole. Lui mort, la victoireserait plus facile.

– Et vous avez votre Judith sous lamain ?

– Oui, monsieur le marquis. Vousentendrez parler avant la fin de cette semaine de sœurAdrienne.

– Oh ! oh ! contre les rois,l’église envoyait des moines et maintenant voilà que contre lestribuns elle envoie des femmes ! dit le marquis deTresmes.

– Pourquoi non !

– Si cela réussit à Lyon contre Châlier,je conseille d’essayer du moyen contre Marat à Paris.

– Erreur ! Marat nous estutile ! Il nous sert à rendre la révolution odieuse et ne nousgêne pas à Paris comme Châlier à Lyon.

En ce moment, on frappa à la porte du salon.On entendit un bruit d’armes dans la rue. En entendant sonner, dansla rue, les crosses de fusil frappant les cailloux dont Lyon étaitpavé alors, comme aujourd’hui en partie, tous les yeux se levèrentsur la baronne. Chacun se demandait si cet esprit fertile enressources trouverait un nouveau moyen de conjurer le péril. Mais,Étienne annonça qu’on avait affaire à un fort détachement de sacompagnie qui venait offrir ses services à M. Leroyer. Cetteintervention de la garde nationale était de nature à précipiter lacrise.

– Messieurs, dit l’abbé, prenant unedécision rapide et profitant de l’évènement, à mon avis, M. etMme Leroyer sont assez compromis pour qu’ilspartent sur-le-champ, en se servant des faux passeports que chacunde nous tient toujours en réserve et que le Conseil suprême lui aenvoyés : ces passeports ont coûté assez cher à la sociétépour être très sûrs.

À Étienne :

– Vous restez, vous, lieutenant !vous occupez, avec ce détachement de votre compagnie qui vousarrive, votre poste habituel. Si l’on veut vous enlever, vousrésistez. Il faut des luttes partielles pour préparer le combatdéfinitif et pour échauffer le conflit.

À la baronne :

– Vous, madame, vous êtes seule juge dece que vous devez faire, mais nous sommes à votre disposition.

Au marquis :

– Vous, monsieur de Tresmes, vous êtespresque aimé de nos adversaires. Votre originalité même vous arendu populaire. Vous êtes athée et l’on vous suppose ennemi duclergé : vous avez fait, sur la reine que vous n’aimez pas,des bons mots qui sont la joie des révolutionnaires. À tous cestitres, vous êtes cher à la foule et sacré pour les républicains,qui vous supposent favorable à leur cause jusqu’à un certainpoint.

– L’abbé, dit fièrement le marquis, si jene les ai pas détrompés, c’est par ordre, et il m’a été enjointd’accentuer même mon attitude libérale.

– Je le sais. Je constate simplement quevous y avez réussi au-delà de toute espérance.

Le marquis fit la grimace.

L’abbé reprit :

– Donc, monsieur le marquis, à vous, lemoins compromis de nous tous, de centraliser nos effortscommuns ; vous restez à Lyon et vous y êtes en permanence.Chacun de nous s’y risquera, comme il voudra, comme ilpourra ; je vous donnerai, pour mon compte, plus d’unrendez-vous. Nos amis feront de même.

À Madinier :

– À vous le commerce et l’industrie,travaillez les boutiques et les canuts.

À de Chavannes :

– À vous de surexciter les famillesnobles et de prêcher la croisade contre les Jacobins. Il fautfanatiser les gentilshommes lyonnais et surtout leur fairecomprendre qu’ils doivent laisser au mouvement sa couleurgirondine.

– À moi le clergé ! dit-ilencore.

Puis il continua à donner des instructions auxautres conjurés, chargeant celui-ci de pousser les employés dansl’émeute et de les faire entrer dans les rangs de la gardenationale bourgeoise par l’appât d’un bel uniforme neuf :recommandant à un autre de gagner les mendiants ; à un maîtremarinier d’agir sur la population des quais ; à tous,d’exercer une pression à outrance.

Gracieux pour Étienne et regardant samère.

– Lieutenant, dit-il, vous êtes jeune etvous avez le plus beau rôle, vous allez être le porte-drapeau, laprotestation vivante et aimée ; ces Jacobins voudront vousenlever, vous emprisonner à cause de votre père et surtout à causede votre mère, qui, il faut en convenir, a joué un tour bien cruelà Sautemouche. Mme Leroyer sourit en comprimant unelarme, car elle sentait quels dangers Étienne allait courir.

Mais l’abbé reprit affectueusement :

– Lorsque vous serez un peu las de lalutte et pris de découragement, mon cher Étienne, songez à larécompense. Je m’engage et nous nous engageons tous ici à fairedonner à votre père la baronnie de Saint-Chamoux et le nomd’Étioles.

Étienne remercia vivement l’abbé : sonpère, M. Leroyer, s’inclina seulement. Ce fut tout ce qu’ilput faire ; car il n’avait plus que la force de conserver unmaintien raide et impassible ; encore l’habitude y était-ellepour beaucoup. En lui-même, il maudissait l’ambition de sa femme etil envoyait l’abbé à tous les diables.

Celui-ci demanda à la baronne :

– Avez-vous besoin, madame, de quelqu’unde nous ?

– Merci, dit la jeune femme, je parleraiseulement à M. Étienne d’un léger service à me rendre tout àl’heure, quand tout le monde sera parti.

– À vos ordres, madame, dit le lieutenantrouge de plaisir.

Déjà tous les invités prenaient congé pendantque Mme Leroyer donnait des ordres à Jean pour lespréparatifs du départ. M. Leroyer voulut se mêler de faire desrecommandations.

– Emportez-ceci, prenez cela !disait-il.

– Non ! non ! Jean ! ditMme Leroyer, rien que le strict nécessaire pourchanger de linge en route. À Genève, nous achèterons tout ce quinous sera nécessaire.

– Acheter ! Toujours acheter !s’écria M. Leroyer, qui souffrait beaucoup de ce qu’ilappelait les prodigalités de sa femme.

Elle le laissa se lamenter et sortit. Il serabattit sur l’abbé qui causait avec Étienne.

– Ah ! monsieur l’abbé, disait-il,dans quelle situation je me trouve abandonner mon numéraireici…

– Ah ! vous avez du numéraire chezvous ? demanda l’abbé.

– Dans le caveau, oui.

– Alors, restez.

– Mais, si je reste, on m’emprisonne.

– Alors, partez !

– Mais, si je pars, on me volera.

– Restez.

Empoigné par ce dilemme, étranglé entre deuxalternatives aussi désagréables, M. Leroyer poussait de sourdsgémissements. Mais Étienne vint à son secours et dit àl’abbé :

– J’ai une idée qui peut tout concilieret rassurer mon père.

– Ah ! tu es bon fils, Étienne,s’écria M. Leroyer ; je ne t’ai pas toujours rendujustice ; il est vrai que tu me dépensais trop d’argent ;mais si tu me tires d’embarras, je te pardonne les folles dépensesque tu as faites avec tes muscadins d’amis.

– Eh bien ! voilà ! ditÉtienne, enchanté de son triomphe sur son père. Je proposed’établir à demeure ma compagnie ici.

– Dans la maison ? demandal’abbé.

– Oui ! car dans un poste sombre ettriste, on s’ennuierait et on se lasserait ! Ici, la compagniesera très bien et s’amusera ; elle ne voudra pas endéloger.

– Oh ! fit l’abbé, c’estmerveilleux ! Combien la jeunesse a parfois des idées saineset intelligentes. Vous avez raison, Étienne.

– Mais, on va tout abîmer chez moi !s’écria l’avare.

– La belle affaire ! fit l’abbé.Préférez-vous être volé ?

– Au moins, Étienne, mettez tout sousclefs et les clefs en poche.

– Oh ! soyez tranquille.

– Faites retourner le tapis.

– Dormez en paix. J’aurai soin detout.

– Faites bien attention au petit caveauoù est mon numéraire.

– J’y veillerai comme à la prunelle demes yeux.

– Mais, monsieur, dit tout à coup l’abbé,il me semblait, au sujet de votre numéraire, vous avoir donné unbon conseil. Je vous avais engagé à transformer ce numéraire enfonds étrangers.

– Je l’ai fait, ditM. Leroyer ; malheureusement, il me reste plus dequarante mille livres que je n’ai pu placer sur Londres ou surHambourg. J’ai trop tardé. J’attendais un cours avantageux.

– Ah ! quarante mille livres !vous avez quarante mille livres en or ! et vous avez prétendu,il y a quinze jours, que vous n’aviez pas d’espèces sonnantes àprêter à votre banquier ! Très bien, monsieur ! Je vousconnais maintenant à fond.

À Étienne :

– Mon cher enfant, ton père a commis unefaute, je dirai même un crime qui mériterait d’être sévèrementpuni. Si la Vente suprême apprenait que ton père a refusé uneavance, l’ayant dans ses coffres, il serait sévèrement frappé. Toiseul peux le sauver du châtiment.

– Que faut-il faire, monsieurl’abbé ?

– Je confisque les quarante mille livres,je te les donne et tu les emploieras à solder dans la compagnieceux qui ne seraient pas riches. Et puis, tu feras faire bombance àtes hommes. Je veux que l’on s’amuse ! Tiens ton monde engaieté, avec une pointe de vin. Abuse des caves de ton père, fermeles yeux sur les fantaisies de ceux qui amèneront ici leursmaîtresses : il vaut mieux que ces créatures viennent voirleurs amants que si ceux-ci désertaient leur poste.

– Comment, s’écria M. Leroyer, voilàles conseils que vous donnez à mon fils. Je prends Dieu àtémoin…

– Monsieur, dit l’abbé, je doute que lesfredaines d’une troupe de soldats en liesse approchent même de loinles orgies de certaine maison borgne de la rue Poivre.

Regardant son homme bien en face, l’abbé luidit :

– Et cependant, vous serrez la main à desgens qui fréquentent ce bouge.

Continuant à fixer M. Leroyer entre lesdeux yeux, l’abbé ajouta :

– Vous me comprenez, n’est-cepas ?

M. Leroyer baissa la tête, pendantqu’Étienne chantonnait entre ses dents :

– Ah ! si maman savait ça ! Trala la !

Justement Mme Leroyer entradans le salon en costume de voyage. Mme Leroyerarrivait juste pour entendre l’abbé dire à son fils :

– Au revoir, mon cher Étienne. Je merisquerai peut-être jusqu’ici sous un déguisement quelconque car jeveux être un peu scandalisé, tu me comprends ? Pas de rigueurinutile, dangereuse même. Que l’on s’amuse, surtout que l’ons’amuse. Dieu te pardonnera les peccadilles de tes hommes, mon cherenfant, en faveur des intentions, et l’Église t’accorderaindulgences et absolution, en raison des services rendus.

Il aperçut Mme Leroyer, pritcongé d’elle, salua sèchement M. Leroyer et sortit sans troprien craindre des Jacobins, car il était parfaitement déguisé enbon petit rentier lyonnais, et il avait très bien su s’en donnerl’air dans la rue.

L’abbé dehors, Mme Leroyer dità son mari qui levait les bras au ciel et qui protestait à lamuette :

– Monsieur, recevez, je vous prie, lesadieux de votre fils, et allez veiller à ce que Jean n’oublierien : aussitôt la berline chargée et prête à partir,faites-moi prévenir.

M. Leroyer « reçut les adieux »d’Étienne sans qu’il y eût grande effusion de tendresse, ni d’unepart ni d’une autre, et il s’en alla en maugréant. Resté seul avecsa mère, Étienne, très ému, l’embrassa, les larmes aux yeux. Elleessuya les pleurs de son fils avec son mouchoir de dentelle et luidit :

– Mon cher Étienne, par moi, car les filstiennent toujours de leur mère, tu es un gentilhomme, soldat denaissance, et la guerre est ta carrière. Tous les d’Étioles ont étémilitaires, et j’ai vu mon grand-père et mon père partir pour lafrontière sans que ma mère s’en émut.

Évidemment, elle avait aussi, elle, des larmesprêtes à éclore, mais elle les contenait.

– Si ton père, reprit-elle, était noble,je lui laisserais le soin de te parler ainsi mais, à son défaut,c’est à moi que revient cette tâche. Je pars et tu restes ici pourservir le roi ! Sois brave, sois chevaleresque, sois digne dunom d’Étioles que tu porteras bientôt, et songe que, plus tard,malgré la tache dont mon mariage avec un bourgeois comme ton père,barrera tes armoiries, il faut que les d’Étioles morts et lesd’Étioles vivants n’aient pas à rougir de toi.

– Ma mère, dit Étienne qui se hissaitvolontiers à une certaine hauteur, quand on lui faisait la courteéchelle, je n’ai pas peur de mourir, et si je vis, je veux vivred’Étioles et l’avoir mérité.

– Ah ! bien, mon enfant, voilà uncri du cœur que j’attendais de toi.

Elle l’embrassa avec une tendresse passionnée.L’orgueil donnait plus d’essor à son affection maternelle que latendresse. Elle lui prit les deux mains, couvrit son front debaisers et lui dit :

– Si tu savais ce que j’ai souffert. Ungentilhomme qui se mésallie, est déjà presque déshonoré aux yeuxdes siens mais enfin ses fils sont nobles et ils héritent de sonnom ; tandis que la vie n’est qu’un long martyre pour unefemme comme moi, une d’Étioles, quand elle est réduite, monÉtienne, à t’entendre appeler Leroyer !

Sa mère, dans ce moment d’effusion, lui dit,baissant la voix comme pour une confidence tout intime :

– Une chose à laquelle tu ne t’attendspas, mon ami, va te causer, je suppose, un grand plaisir.

– J’écoute, dit Étienne.

– La baronne voulait te parler ;elle te l’a dit.

– Oui… Un service à lui rendre.

– Et sais-tu quel service ?

– Non, ma mère.

– Elle veut rester ici, dans cettemaison.

– Se faire garder par moi ! Quelhonneur et quel bonheur !

– Oh ! mais elle est prudente. Ellese déguise. Voilà le service qu’elle te demandera : luitrouver un uniforme.

– Vraiment, c’est sérieux ?

– Mais, mon ami, je trouve qu’elle prendle meilleur parti. Déguisée en ouvrière, elle est connue et seraitreconnue : sous un uniforme, dans une compagnie, elle faitnombre. Souvent, sous leur apparente légèreté, les femmes de sasorte cachent de profonds calculs et ont des inspirations pleinesde bon sens, malgré leur originalité.

Étienne souriait à une espérance biennaturelle.

– Mon cher enfant, lui dit sa mère.Inutile de te recommander d’essayer de plaire à la baronne :c’est à moitié fait ; à moins d’être maladroit, turéussiras.

Elle reprit :

– La baronne ira loin. Elle jouira d’unehaute faveur à la cour, après le rétablissement de la monarchie.Par elle tu peux faire un chemin rapide.

Jean parut en ce moment. La berline étaitprête. Mme Leroyer embrassa une dernière fois sonfils, en lui réitérant son dernier conseil ; elle brusqua laséparation pour ne pas pleurer.

Pleurer ! Elle ne le voulait pas.Pleurer, parce que la nature l’y obligeait, parce qu’une mère a uncœur. Non, elle s’y refusait ! La femme noble étouffait enelle la femme. Pleurer, quand enfin l’occasion se présentaitbrillante pour son fils de se réhabiliter de la roture. Allonsdonc ! Elle eût rougi de sa faiblesse. Ainsi, cette mèresacrifiait son fils, non pas à son principe, non pas à une idée,mais à la vanité nobiliaire. Elle lui mettait l’épée à la main, nonpour la patrie, mais pour gagner la faveur royale et relever unnom. Quelle faiblesse en face de la force immense de la démocratiedont les flots montants submergeaient toute résistance !

Devant l’ennemi, la France affamée, sansargent et sans pain, sans munitions et sans armes, allait lancerquatorze cent mille hommes, fabriquer deux millions de fusils avecles vieux fers réquisitionnés, fondre trois mille canons avec lebronze des cloches, coudre et tailler avec les doigts de ses femmesdeux millions d’uniformes, tirer le salpêtre des caves, lavés pardes procédés nouveaux dus au génie de ses savants ; improviseren trois mois quatorze armées et les dresser devant l’ennemi qui,habitué depuis Rosbach à mépriser la France monarchique, va reculerpartout, balayé par les phalanges républicaines et s’inclinerrempli d’admiration devant le drapeau de la Révolution.

À cette heure où une d’Étioles immole sonenfant à un préjugé, quatre millions de mères et d’épousesfrançaises mettent les armes aux mains de leurs maris et de leursfrères et, comme les femmes de Sparte, leur ordonnent de partir etde mourir pour la patrie. Point d’autre espoir que de sauver laFrance, point d’autre récompense que l’estime du monde et letémoignage de la conscience.

Que l’on compare et que l’on juge !

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