Le Bataillon de la Croix-Rousse

Un artiste

C’était bien un polichinelle suspendu par uneficelle et descendu d’un étage supérieur qui gambadait devant lafenêtre.

La baronne qui s’était sentie enlevée à deshauteurs tragiques par l’éloquence deMme Saint-Giles, eut toutes les peines à s’empêcherde rire, tant ce polichinelle était drôle.

Il lui sembla, du reste, que c’était la charged’Ernest, le second fils de Mme Saint Giles.Celle-ci voyant que le soldat réprimait son hilarité lui ditbienveillamment.

– Eh ! mon enfant, ris ! Lepolichinelle est drôle.

Avec un soupir :

– À son âge, on ne comprend pas ce qu’ilfaut de sacrifices pour faire une révolution et l’on ne s’attristepas du malheur des temps.

Puis, souriant et d’héroïne redevenant mère,elle expliqua le polichinelle.

– C’est une fantaisie de Lucien,dit-elle. Il a fait la charge de tous ses frères et de toutes sessœurs : il appelle ainsi à son atelier celui ou celle dont ila besoin.

– L’idée est originale, dit la baronnegaiement.

Elle était enchantée de changer de sujet deconversation, la grandeur d’âme de cette mère républicaine écrasaitles petites idées de petits dévouements au roi, de petitesglorioles et de faveurs à gagner, qui faisaient le fond del’honneur monarchique.

Mme Saint-Giles, du reste,n’était pas femme à faire du lyrisme par pose. Elle descendait desplus hautes cimes de la pensée avec simplicité comme elle s’yélevait sans efforts.

– Ernest, dit-elle, va prévenir ton frèreque quelqu’un désire lui parler de la part du docteur.

Ernest qui semblait avoir l’agilité du singe,regrimpa trois étages et redescendit annonçant que son frèreattendait le citoyen fifre.

La baronne, à cette invitation, éprouva untrouble dont elle s’étonna.

– Suis-je donc devenue sireconnaissante ? se demanda-t-elle. Et les beaux sentiments deces gens-là me gagneraient-ils ?

Tout aussitôt elle pensa :

– Espérons que non car tout ceci est bienridicule.

À cette époque comme aujourd’hui, le ridiculetuait en France. Il tuait indistinctement les bons et les mauvaissentiments.

Étrange nation que la nôtre.

La mode y est reine.

Le jour où il est de mode de se moquer despatriotes les plus purs, les plus héroïques, on les tue d’un mot deVaudeville : chauvins ! Quand on a dit chauvin, à cesépoques néfastes, on a tout dit.

Et l’homme ridiculisé se tait.

La baronne de Quercy était une intelligence,peut-être même un cœur.

Elle avait été touchée, attendrie, fascinéepar la splendeur de cette grande âme de femme qui venait de sedévelopper devant elle.

Les fibres secrètes de ce merveilleuxtempérament avaient tressailli. Pendant un instant, la durée d’unéclair, elle s’était demandé si elle ne jouait pas son rôled’héroïne à contre-sens ; elle venait d’être terrassée par unelueur fulgurante.

Mais la baronne était femme : elle eut lapetitesse de songer aux éclats de rire des salons de Coblentzlorsqu’on y annoncerait aux émigrés qu’elle était devenuerévolutionnaire comme Théroigne de Méricourt.

Elle ne raisonna pas ; elle n’entrevitmême une conversion possible que très confusément ; elles’empressa de chasser de son esprit l’image importune.

Elle était, du reste, préoccupée de l’émotionqu’elle éprouvait, d’autant plus vive qu’elle approchait de laporte de l’atelier.

– Comme mon cœur bat ! sedit-elle.

Ernest ouvrit et dit avec la naïveté d’ungamin :

– Lucien, voilà le fifre !

Il s’effaça pour laisser passer labaronne.

L’artiste, un peu pâle, était assis dans unfauteuil, et sa tête puissante par l’ossature, fine parl’expression des traits, léonine par l’encadrement des cheveuxnoirs et de la barbe en crinière, sa belle tête au nez d’aigle, auxcourbes hardies, à la bouche aristophanesque, dont le rire moqueurétait corrigé par la bienveillance du regard, cette tête, qui fitl’admiration des batailleurs républicains, produisit une profondeimpression sur la jeune femme.

Tout, du reste, la surprenait dans cet atelierque l’artiste s’était fait tailler à peu de frais dans le grenierde la maison.

Larges châssis vitrés par lesquels la lumièrepénétrait à flots, tentures de toile sur lesquelles l’artiste avaitpeint des chasses du Moyen-Âge, dans le style des vieillestapisseries, plafond représentant la Liberté prenant son essor etpassant sur le monde qu’elle émancipait, vue merveilleuse sur leciel, la montagne et l’eau, tout révélait dans l’ensemble le goûtd’un artiste pour ce qui est beau, large et grand.

Et les détails ! Ravissants !

Comme presque tous les peintres, Saint-Gilesétait sculpteur : il est à remarquer même que, quand ilsmanient l’ébauchoir et le ciseau, les peintres ont plus de brio,plus de couleur et font plus chaud que les sculpteurs.

Saint-Giles avait eu l’idée originale de secréer un mobilier.

Le lit et les autres meubles de bois sculptéétaient taillés en plein cœur de chêne : les pendules, lescandélabres et les vases à fleurs étaient en terre cuite, aussi latoilette et ses menus bibelots, aussi la grande vasque àcoquillages qui servait de table à modèle au milieu de l’atelier etqui représentait le triomphe de Vénus.

Seule la déesse manquait et le modèle femme enprenait la place les jours où Saint-Giles, dédaigneux desimitations, se fiant à sa fantaisie, n’avait suivi que soninspiration : laissant de côté les styles connus et classés,ne s’asservissant à aucune règle, il avait retracé tout le drame dela jeunesse amoureuse dont chaque meuble formait un épisode.

C’était une œuvre originale qui séduisit labaronne au-delà de toute idée ; cette histoire d’amour lafascinait.

– Ainsi, pensait-elle, voilà comment ilaimerait !… C’est la passion poétisée par le génie desarts !

Ne voulant pas se trahir, fine comme unemouche qu’elle était, sachant trouver le joint des situations lesplus embarrassées, elle dit en jouant l’éblouissement d’un gaminqui s’émerveille :

– Comme c’est beau ici.

Cette exclamation lui donna le tempsd’admirer.

Saint-Giles, en véritable artiste qu’il était,se sentit flatté du naïf enthousiasme de ce petit soldat pour sonœuvre et le laissa regarder tout à son aise.

La baronne songeait qu’elle connaissait vingtgrands seigneurs étrangers qui lui sauraient beaucoup de gré, sielle envoyait un pareil ameublement contre dix mille écus.

Alors l’idée lui vint d’assurer des dots auxsœurs de Saint-Giles s’il mourait à la frontière, l’aisance s’il enrevenait.

Elle transforma donc tout le plan d’entretienqu’elle avait préparé.

Ils étaient seuls.

Ernest avait eu cette perspicacité decomprendre, de flairer qu’il eût été de trop.

– Citoyen Saint-Giles, dit-elle, je suisenvoyée par le docteur pour te faire de sa part uneproposition.

– Quelle proposition, citoyenfifre ? demanda l’artiste en souriant.

Puis lui montrant un délicieuxtabouret :

– Assieds-toi.

Elle prit le siège et dit :

– Le docteur a vu ton ameublement et ilest justement chargé d’en acheter un pour un grand seigneurétranger qui veut quelque chose d’artistique. Il trouve le tien sibeau qu’il t’en offre dix mille écus.

Saint-Giles secoua la tête, regarda son œuvreet dit :

– Non !

La baronne leva les yeux d’un airinterrogateur.

La baronne supposa que l’artiste évaluait sonœuvre plus cher.

– Le docteur, dit-elle, si la somme ne teparaît suffisante, te prie de lui faire connaître tesprétentions.

– Je n’en ai pas ! dit Saint-Giles.Je n’ai plus besoin d’argent. Ah si tu étais venu plus tôt,citoyen, quand nous amassions, sou à sou, le pain de la famille, lepain de l’avenir, j’aurais accepté avec enthousiasme ; maismaintenant que ma mère est sûre de mourir tranquille après avoirélevé les enfants et donné à chacun d’eux un métier, il n’y a plusde raison pour vendre ce mobilier.

– Mais, dit la baronne, cela ferait desdots aux petites et un avoir pour créer une position auxpetits.

– Des dots ! dit Saint-Giles.

Et il toisa le fifre.

– Toi, tu es bourgeois, fils debourgeois, mon garçon, dit-il.

– Bien pire, dit la baronne en riant debon cœur. Mon père était sacristain, mon oncle était bedeau.

Riant plus fort.

– C’est lui qui s’est si bien sauvé hiersoir et qui t’a pris pour un voleur, rue des Trois-Maries.

– Alors, tu dois être pétri depréjugés ? dit Saint-Giles. Mais tu es jeune et je puis semeren toi un peu du bon grain des bons principes. Ça germerapeut-être.

– Ma foi, je ne demande pas mieux qued’écouter un jeune homme comme toi, quoique mon oncle en disebeaucoup de mal. Tu es crâne et franc, ça me va.

Puis questionnant :

– Pas de dot pour les filles,alors ?

– Si jamais un prétendant à la main d’unede mes sœurs me parlait d’une dot, dit avec énergie Saint-Giles, jele jetterais dehors comme un marchandeur de chair humaine qu’ilserait.

Avec la même véhémence que sa mère, quirevivait en lui :

– Est-ce une jeune fille ou un sac d’écusque l’on épouse ?

– Mais une dot, ça aide à élever lesenfants.

– Ah, mon pauvre fifre, quelle éducationtu as reçue ! Est-ce qu’un homme est digne d’être père, s’ilne peut gagner le pain de sa femme et de ses enfants ! C’estun fainéant ou un mauvais ouvrier, celui qui vise une dot en vue des’établir pour exploiter les autres et s’affranchir de la sainteobligation du travail.

– Il y a du vrai là-dedans ! murmurala baronne, se parlant à elle-même.

Et elle convint vis-à-vis de sa conscienceque, mère d’ouvrière, mère de bourgeoise même, elle penserait de lasorte.

– En Angleterre, continuait Saint-Giles,il n’y a pas de dot même pour la fille d’un lord. Aussi, là-bas, lemariage est-il presque toujours un mariage d’amour et la loipermet-elle aux enfants de se passer au besoin du consentement desparents. Ils sont logiques, nos ennemis les Anglais !

– Soit ! Pas de dot ! Maispourquoi ne pas faciliter aux garçons l’entrée de leurcarrière ?

– Allons donc ! Est-ce que c’estbon, est-ce que c’est sain pour un enfant de se dire qu’il aura enmain cet instrument qui aplanit la route : l’argent !Est-ce que tu crois que je serais ce que je suis et surtout ce queje serai, car je me sens là quelque chose de plus que lacaricature, dit-il en montrant sa poitrine, est-ce que je seraisdevenu un artiste, de simple dessinateur sur étoffes que j’étais,si j’avais eu la perspective d’un établissement assuré ?

Employant une locution triviale avec laliberté de langage des ateliers :

– Vois-tu, mon garçon, dit-il, pour qu’unenfant devienne un homme, un vrai travailleur, un citoyen utile quihonore sa patrie, il faut qu’il ait reçu « le coup de pieddans le cul de la nécessité ».

Avec une conviction profonde :

– On n’est un mâle que quand on a peiné,sué, lutté chaque jour de son enfance contre l’a misère qui menacetous les foyers pauvres ! Voilà le secret de la forcecréatrice des grands hommes sortis de bas.

Se levant et se posant dans une attitudesuperbe de confiance et de fierté, il dit :

– Tiens, graine de bourgeois, larve desacristie, regarde-moi, comprends et profite de la leçon.

Il montra son œuvre :

– Tu vois, n’est-ce pas, qu’il y a là dutalent ! C’est une œuvre originale sortie tout entière de moncerveau. J’ai inventé un style. Sais-tu, en réalité, qui devraitsigner cette œuvre ? C’est la Misère. Oui, la sainte misère,qui m’a fait vibrer, qui m’a élevé, qui m’a refondu, qui m’a passéà son creuset et recréé tout entier.

Haussant les épaules :

– Et tu voudrais que je donne à mesfrères autre chose que l’instruction, le pain et un métier selonleur vocation ? Je les aime trop pour les corrompre ! Ilsferont comme moi, aussi rudement que moi, et sauf la maladie, je neconnais pas un seul cas où un enfant, sorti d’apprentissage, ait ledroit de s’asseoir au foyer paternel, sans y apporter son pain.

La baronne, malgré elle, s’avouait que cesprincipes devaient assurer à la démocratie une supériorité qui luidonnerait la victoire définitive ; elle avait ressenti del’estime pour la mère, elle éprouvait une sympathie admirative pourle fils.

– Mais, après tout, se disait-elle, c’estun artiste, ce n’est pas un manant ! Les artistes se sontassis à la table des rois.

Pourquoi songeait-elle à cela ?

Elle eût été embarrassée de se l’expliquer àelle-même.

Cependant elle avait remarqué qu’à différentesreprises il l’avait regardée d’une façon assez singulière, etchaque fois, elle s’était sentie troublée. C’est que l’œil del’artiste a une puissance irrésistible de pénétration. Saint-Gilesétudiait ce type de figure et notait les courbes.

Tout à coup, il dit :

– Décidément, c’est extraordinaire.

– Peut-on te demander, citoyen, ce quiest extraordinaire ?

– Ta ressemblance ?

– Avec qui ?

– Avec une princesse.

Et il se mit à rire.

– Quelle princesse ?demanda-t-elle.

– Oh ! dit-il, une princesseétrangère du pays des rêves.

La baronne, devant cette échappatoire,n’insista pas sur ce point ; mais elle n’avait pas toutdit ; elle n’était point venue pour admirer un mobilier, siartistique qu’il fût.

– Citoyen Saint-Giles, dit-elle, revenantà son premier plan d’entrée en campagne que le chef-d’œuvre luiavait empêché d’appliquer, je suis venue aussi de la part d’uneautre personne.

– Ah ! dit Saint-Giles. Et de quidonc ?

– D’une jeune fille.

– Tiens, tiens, tiens.

Et il toisa le fifre.

– Cette jeune fille ne peut pas te rendrevisite : il y a des empêchements. C’est celle que tu assauvée, la petite baronne !

Mme de Quercy jugeait àpropos de reprendre la fable du bedeau.

– Baronne ! dit Saint-Giles enriant ; elle n’est que baronne. Et moi qui la croyaisprincesse ! Oh les rêves !

– Mais, dit le fifre, elle n’est nibaronne, ni princesse ; c’est ma cousine germaine.

– Ah, voilà qui m’explique tout. J’aientrevu le visage de ta cousine, je l’ai reconstitué et j’ai trouvéque tu lui ressemblais. N’est-ce pas que tu luiressembles ?

– Oh, beaucoup ! Presque à s’yméprendre, quand au carnaval je m’habille en fille.

– Elle est très jolie alors, tacousine ?

– Jolie et distinguée, c’est pour celaque nous l’appelons la petite baronne.

– Que fait-elle ?

– Elle est couturière.

– Que diable allait-elle faire si tarddans les rues ?

La baronne raconta l’histoire de mariagefabriquée par le bedeau, homme peu guerrier de sa nature, maisexpert en mensonges et en ruses.

– Ce qu’il y a de plus drôle, dit-elle,pouffant de rire, c’est que les gens du Comité sont convaincus quema cousine est une vraie baronne.

– Si elle a autant de chic que tu leprétends, ça n’est pas étonnant.

– En voilà une qui ne te plairait pas,citoyen, dit la baronne.

– Pourquoi donc ?

– Mais elle a des manières de grandedame.

– Cela ne me déplaît pas, protestaSaint-Giles. Est-ce que j’aurais des façons de croquant, parhasard ? Je suis pour élever le peuple et le grandir, moi.

– Tous gentilshommes, alors ! fit labaronne en riant.

– Certainement ! ditSaint-Giles.

– Enfin, voilà ma commission faite !Ma cousine m’a dit que, ne pouvant venir te remercier, ellem’envoyait à sa place t’assurer qu’elle te serait toute sa viereconnaissante, et toute sa vie dévouée. Mais qu’est-ce que peutfaire pour un artiste comme toi une petite ouvrière en robe,fut-elle lingère par-dessus le marché ?

– On ne sait pas ! ditSaint-Giles.

Puis il ajouta :

– Je dois moi-même ma première visite àta cousine. Ce sera pour ma première sortie, si elle consent à merecevoir.

La baronne allait répondre.

En ce moment Ernest arrivait un peu essoufflécette fois et il disait à son frère :

– Les citoyens du Comité sont en bas etils veulent absolument te voir. Il paraît que c’est bien unebaronne émigrée que tu as sauvée.

L’artiste regarda le prétendu fifre et fouillasa pensée dans ses yeux.

La baronne n’était pas femme à se laisserprendre au filet, sans chercher à passer au travers desmailles.

Sous le regard de Saint-Giles qui pesait surelle, elle sourit et trouva le moyen de préparer sa prompteretraite, sans que Saint-Giles la soupçonnât d’être une femme etune vraie baronne.

– Ah ! dit-elle, tu me regardescitoyen, et tu te dis : « Voilà un petit bonhomme quifera bien de filer. Il est le neveu d’un bedeau, le fils d’unsacristain, le fifre du lieutenant Leroyer, une vraie graine debourgeois, comme tu disais tout à l’heure. »

Saint-Giles riait.

Tant d’art lui fit l’illusion du naturel.

La baronne continua :

– À cette heure le Comité n’est pascontent de la compagnie où le fifre joue ses plus beauxairs ?

– Pourquoi ?

– Parce que Sautemouche a perquisitionnédans la maison Leroyer, parce que le dit Sautemouche s’est grisédans les caves avec ses compagnons et qu’on l’y tient sous clefs,en attendant son réveil. La maison est en état de siège :naturellement le Comité n’est pas de bonne humeur et s’il mettaitla main sur le fifre du lieutenant, il emprisonnerait le pauvrefifre.

– Comment Sautemouche… ?

– Mais oui… Sautemouche… qui a bu dupunch à la santé de la République avec madame Leroyer, qui a rebudans les caves et qui est ivre-mort.

– C’est dégoûtant ! dit Lucien, maiséclipse-toi, mon garçon.

– Dis à ton frère Ernest de retenir lesgens du Comité dans l’appartement de ta mère, jusqu’à ce que j’aiepassé devant la porte.

– J’y vais, fit Ernest, je sais ce qu’ilfaut dire.

Et il descendit.

– Au revoir, citoyen ! dit labaronne d’un ton qui parut singulier à Lucien.

– Au revoir, petit fifre ! ditcelui-ci. Si tu deviens bon républicain et si tu fais ton devoir,quand tu en auras la force, engage-toi dans ma compagnie car jepars bientôt.

– Nous nous retrouverons sur un champ debataille, fit la baronne, et nous nous rendrons mutuellementservice.

Elle songeait en effet à la lutte prochainequi s’engageait dans Lyon même.

Saint-Giles comprit la pensée autrement, etlui dit :

– Allons, à bientôt, viens me voir !Tu parais être un bon petit diable.

Elle s’en alla en murmurant :

– Toi, si les balles t’épargnent je tesauverais des exécutions qui auront lieu après la victoire. Tu esdu bois dont on fait les grands artistes.

Elle emportait de lui une impression de trèsvive sympathie.

Mais ce n’était point le moment de discutercette sympathie.

En approchant du palier sur lequel débouchaitl’appartement de Mme Saint-Giles, elle entendit unevoix cassante, désagréable qui criait :

– Oui, citoyenne, cette femme que tonfils a sauvée n’est autre que l’ex-baronne de Quercy, uneci-devant, une émigrée.

La baronne reconnut cette voix et elletressaillit.

C’était Laussel qui parlait.

Laussel, le mauvais génie de Châlier.

Laussel qui déshonorait la Révolution par sesmœurs et la compromettait par ses violences ; Laussel quipoussa Châlier dans une voie dangereuse et fatale.

Rien ne l’arrêtait.

Il était bien l’homme capable de jeter unefemme dans la Saône sans pitié pour sa jeunesse et sa beauté.

À ce souvenir, la baronne eut un légerfrisson.

Laussel continua :

– Et ton fils, citoyenne, ne veut pasnous recevoir.

– Le docteur l’a défendu !

– Ta ! ta ! ta ! Il doitavoir d’autres raisons.

– Tu dis, citoyen ? demanda la voixgrave et calme de Mme Saint-Giles.

– Je dis que ton fils a ses raisons pourrefuser sa porte : il ne veut pas nous renseigner sur cettefemme : il est enchanté d’avoir sauvé une baronne, cela leflatte et il la protège.

Mme Saint-Giles, hautaine,laissa tomber ces mots sur Laussel.

– Tu accuses mon fils ! dit-elle.C’est un républicain pur et sans tache. Toi que je savais corrompu,tu es un dangereux imbécile.

– Prends garde ! s’écria Lausselfurieux. Tu m’insultes.

– Tu m’insultes bien, toi, en accusantmon fils.

– Je vais te faire arrêter.

– Essaie ! Saint-Giles viendra meréclamer avec dix mille Lyonnais, et, si tu avais osé me faire cetoutrage de m’emprisonner, je commanderais au peuple de te coudredans un sac et de te jeter dans le Rhône, Lyon le ferait, et tu lesais.

Laussel, intimidé, baissa le ton.

La baronne était descendue deux marches endessous du palier et s’était arrêtée à écouter, malgré ledanger : mais elle prêta bien plus attentivement l’oreille,quand elle entendit Laussel dire en essayant de sejustifier :

– Les renseignements que nous avons reçussont sûrs. C’est une rivale de la baronne qui nous les a envoyés,nous les faisant tenir par une personne à elle, qui est à Lyon, etqui nous a fait connaître les plus petits détails des projets decette baronne.

Avec emportement.

– On ne peut douter, voyons : noussavions à quelle heure elle devait passer sur le quai del’Archevêché – comment elle serait déguisée, quil’accompagnerait.

Un doute vint à l’esprit deMme Saint-Giles.

– Et vous l’avez attaquée !fit-elle.

Laussel, emporté par son tempérament, venaitd’ouvrir une porte au soupçon, il la ferma brusquement.

– Comment l’attaquer ? Que veux-tuinsinuer ? demanda-t-il.

– Rien, dit-elle.

En ce moment Ernest, pour clore la dispute etsupposant que son nouvel ami, le fifre, avait dû passer, dit à samère :

– Je pense que Lucien a fini des’habiller.

– Alors, montez, citoyens ! ditmadame Saint-Giles.

Laussel parti, elle fit ouvrir la fenêtre etbrûla du sucre.

– Ah ! dit-elle, quelle honte pourun parti d’employer un pareil misérable. Ces prêtres qui trahissentleur église ne feront jamais rien de bon au service de laRépublique ! Je suis sûre qu’il a tendu le guet-apens où cettebaronne a failli périr et où mon fils a été blessé. Assassiner unefemme !… Qu’on la juge ! Qu’on l’exécute. Mais c’est uneœuvre basse que d’égorger les émigrés, la nuit, au coin desrues.

Pendant que Mme Saint-Gilespurifiait la chambre de l’air qu’avait respiré Laussel, celui-cimontait à l’atelier de Saint-Giles et la baronne descendit lesétages inférieurs.

En arrivant à la porte du rez-de-chaussée, labaronne vit des individus en carmagnoles.

C’étaient évidemment des agents du comité.

Ils allaient l’interroger.

Elle improvisa sur-le-champ un moyen depasser : c’était l’anguille se glissant partout etinsaisissable : elle s’écria :

– Vite ! vite ! unmédecin ! Le citoyen Saint-Giles vient de se trouvermal ! Courez au plus près ! Moi je vais chez lechirurgien qui l’a pansé. Vite, citoyens.

Et elle fila comme une flèche entre les agentsqui se seraient bien gardés d’arrêter pour le questionner un fifresi bien intentionné.

Une fois dehors, la baronne, ayant lestementdégringolé les pentes de la Croix-Rousse, se trouva dans lesquartiers riches ; là, sur un appel, vingt mille gardesnationaux seraient venus défendre un fifre de leur bataillon, siquelqu’un avait osé l’attaquer.

– Il est temps, se dit-elle, d’aller voircomment se comporte ce pauvre Étienne, car il va bientôt avoir surles bras tout le comité central qui lui réclamera Sautemouche.

Pourquoi pauvre Étienne ?

Elle le plaignait donc.

Évidemment oui.

Elle le savait amoureux d’elle et étaitdécidée à ne pas l’aimer.

Oui ! pauvre Étienne !

Pendant que la baronne poussait cetteexclamation, Saint-Giles étonné voyait arriver successivement cinqou six médecins.

Aux cris poussés par le fifre, tout le mondes’était précipité à la recherche des docteurs, tant le peupleaimait Saint-Giles.

Et celui-ci, ayant appris que le fifre avaitlancé tout ce monde à la rescousse des médecins, se mit à rire debon cœur, comprenant que c’était là un expédient.

– Il est fin ! dit-il. C’est undrôle de garçon.

Puis :

– Je le reverrai avec plaisir.

– Parbleu !

Et Saint-Giles, après avoir fait cesréflexions, se disputa avec le Comité refusant de croire à unebaronne et tempêtant contre l’ivrognerie de Sautemouche.

Sur la nouvelle de l’orgie de leur ami, lesmembres du Comité s’empressèrent de courir avertir la commissionpermanente pour qu’elle ait à agir ; c’est ainsi queSaint-Giles fut débarrassé d’eux et de Laussel qu’il méprisait.

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