Le Bataillon de la Croix-Rousse

Le monstre

L’aurore de la journée qui allait décider dusort de Lyon s’était levée sur un grand scandale.

On avait trouvé, nous l’avons dit, descarmagnoles ivres-morts sur les places de la ville et lesroyalistes en avaient profité pour mener un bruit énorme autour decette affaire.

Nous savons que ces carmagnoles n’étaient pasivres.

À Lyon, aujourd’hui encore, dans certainssalons on raconte, en riant, que la baronne de Quercy versa lepoison dans les verres de punch.

Comment se fait-il que jamais historien n’aitrelevé ce trait du machiavélisme des monarchistes ?

Seul Michelet y fait allusion, mais emportépar le récit, il passe trop vite sur cette intrigue.

Toujours est-il que Châlier et son partireçurent un premier et terrible coup, dès le matin, par cescandale.

Châlier !…

Cet homme remplissait Lyon de terreur.

C’était l’épouvantail.

C’était le monstre.

Méritait-il donc la haine que Lyon lui avaitvouée ?

Oui, celle du Lyon royaliste, non celle duLyon républicain. Et cependant la calomnie pèse sur sa tombe commeun manteau de plomb : Lamartine l’accable et Louis Blanc ose àpeine la défendre.

Pourquoi la postérité n’est-elle pasimpartiale pour cet homme qu’elle ne voit qu’à travers un tissu demensonges ? L’histoire de Lyon révolutionnaire est à refaireou plutôt à faire.

La réaction qui a suivi l’année terrible apermis aux thermidoriens et, avec eux, aux royalistes, de fausserla vérité.

Sous le premier Empire on n’écrivaitpas : la pensée était comprimée pair le sabre, et le Moniteur,seul, parlait, mentant presque toujours.

Puis, vint la Restauration : avec elle laTerreur Blanche.

On inventa des légendes.

On profita de l’indignation causée par lesrépressions féroces de Collot-d’Herbois, de Dubois-Crancé et deFouché, pour calomnier Couthon, qui, sur l’ordre de Robespierre,voulut épargner la ville : il en avait pourtant été chassécomme trop modéré par les Hébertistes qui mirent la pioche auxmonuments et qui employèrent le canon contre les prisonniers, laguillotine étant trop lente.

Les royalistes ont confondu de parti-pris tousles partis républicains et tous leurs hommes.

Et malheureusement les historiens républicainsn’ont pas toujours pu faire la lumière au milieu des obscuritésaccumulées avec le savant génie qui caractérise les Baziles.

Tous les écrivains sont d’accord pour avouerl’orgie et la violence qui sont censées avoir présidé à la levée del’emprunt forcé, violences dont Châlier est responsable devantl’histoire.

Violences, oui !

Les riches refusaient de payer.

Orgie, non !

L’accusation n’a pour base qu’un seulfait : celui qui se passa chez M. Leroyer et que nousavons raconté et qui fut exploité avec un rare talent par lesroyalistes.

Quant à une mise en scène organisée par l’abbéRoubiès, l’affaire Sautemouche, comme nous le verrons, fit dansLyon, même sur les vrais républicains, une impression profonde etdéfavorable.

Pourtant…

Nous avons raconté comment les chosess’étaient passées dans le salon de Mme Leroyer etdans les caves de son mari.

Disons maintenant comment les royalistessurent tirer parti de l’aventure.

Ils spéculèrent sur le caractère irascible deChâlier, le chef des Jacobins, l’âme du mouvementrévolutionnaire.

Châlier, qui joue un très grand rôle dansl’histoire de Lyon et qui fut le martyr de la réaction en juin1793, était un étranger qui avait conquis une situationprépondérante dans la ville.

Châlier était de petite taille. Il avait leteint bilieux, la démarche convulsive. Né en Piémont, l’extrêmevivacité de son geste exagérait jusqu’à la pantomime italienne.

L’éducation religieuse qu’il avait reçue auséminaire et son tempérament expliquent son exaltation dont lesécrivains du temps nous ont décrit le caractère étrange.

Mais Louis Blanc y oppose le traitsuivant :

– Et, dit le célèbre historien, auxapproches du soir, l’énergumène s’en allait arroser le petit jardind’un ami, dont le pavillon était à deux pas de la ville ; là,tout le ravissait en extase ; la moindre fleur, une feuille,un brin d’herbe ; il croyait posséder un vaste champ, habiterun désert lointain.

Châlier était une nature pleine decontrastes.

– Quelle secousse ne dut pas imprimer àune nature de cette trempe la Révolution Française ! s’écrieLouis Blanc. Sans l’attendre, il avait parcouru, en pèlerin de laliberté Naples, l’Espagne, le Portugal. Repoussé de partout, lesoleil de 89 se lève, et voilà Châlier à Paris, frappant à la portede Louslalot. Qui êtes-vous ? Un ami des hommes. Soyez lebienvenu. Ils s’entretinrent des maux qui affligeaient la famillehumaine. Soudain Châlier tombe dans une noire rêverie : ilrappelle le poignard de Caton. Mais Louslalot, sévèrement :« Est-ce que ta tâche est finie ! Il faut être utile, ilfaut vivre ».

Cet encouragement de Louslalot et lesexhortations des Jacobins qu’il fréquenta et dont il reçut missionde républicaniser Lyon, relevèrent le courage de Châlier.

« Et il était retourné à Lyon, emportantl’amitié de Robespierre, dit Louis Blanc, et de plusieurs autrespersonnages politiques très-influents, ce qui lui donna à Lyonl’autorité morale sur le parti Jacobin.

« Là, il prêcha la république et laRévolution, avec emportement, avec chaleur, s’élevant jusqu’auxplus sublimes hauteurs de l’éloquence, tombant quelquefois dans letrivial, mais toujours original par la forme.

« Il annonçait au peuple qu’il étaitlui-même son roi et qu’il fallait faire mépris de la richesse etdes riches.

« Il s’écriait à la tribune de sonclub :

« – Un assignat vous éblouit ;peut-il compenser une goutte de votre sang auguste ? Nesentez-vous pas la souveraineté qui circule dans vos veines ?Sachez, ah ! Sachez que vous êtes des rois.

« Tantôt il mêlait le rire à lamenace ; tantôt il trouvait des accents d’une douceur infinie.Lors de l’irruption du Club Central, la femme du concierges’écriait en pleurant : “On veut faire mourir de chagrin cesaint homme, le bon Châlier, l’ami des pauvres… Je l’entends tousles jours. Il prêche l’Évangile… et je connais sabienfaisance.”

« Il était bon, en effet, avec leshumbles, désintéressé, généreux. S’il fut digne d’être aimé de ceuxqui connurent sa vie intérieure, c’est ce dont témoignent de resteet l’affection courageuse que lui garda jusqu’à la fin sagouvernante, et le dévouement absolu de ses disciples.

« Quels furent ses crimes : rien quedes paroles. Il en prononça de sanglantes, en effet, mais àl’adresse d’adversaires dont le langage n’était pas moins effrénéque le sien. Tremblez, lisait-on dans une brochure royaliste,publiée à Lyon, contre les Jacobins, tremblez, brigands !Souvenez-vous que les assassins de Charles Stuart sont tombés sousles coups des vrais Anglais : le même sort vous attend.C’était le ton de l’époque.

« En ce qui touche la guillotine, laseule différence entre Châlier et ses ennemis, fut qu’il secontenta d’en parler et qu’eux la dressèrent, justifiant de lasorte ce mot de Bazire : “Ceux qui disent de couper les têtesne sont pas ceux qui les coupent.”

« Jamais la tendresse et la fureur ne sedisputèrent une âme avec plus d’acharnement. Jamais homme ne montraplus étroitement confondus en lui le miséricordieux ami des damnésde ce monde, le tribun en délire, la sage, le bouffon,l’énergumène, le martyr. Pour donner une idée du cerveau de cepauvre malade, il faudrait pouvoir peindre le chaos à la lueur deséclairs. Il eut des colères frénétiques, mais qui ressemblaient audésespoir de l’amour. Il est certain qu’il aimait le peuple :comme une mère aime son enfant, du fond des entrailles. Destinéd’abord à l’état ecclésiastique, puis professeur d’Espagnol etd’Italien, il y acquit de la fortune, et n’en servit qu’avec plusde violence la cause de la misère. »

– Louis Blanc.

Voilà ce monstre de Châlier. Monstre oui, maismonstre par amour ardent d’un idéal de bonheur pour l’humanité.

Ce sur quoi comptaient les royalistesarriva.

Châlier s’enflamma de fureur à l’idée que l’onavait enivré Sautemouche.

– C’est un piège de ces infâmesroyalistes, s’écria-t-il, flairant la vérité.

Mais il ne la soupçonnait pas toutentière.

– Ils l’ont fait boire, dit-il. Ilsauront mêlé de l’eau-de-vie à son vin, mais ils me paieront leurperfidie.

Et sur-le-champ il prit des mesuresénergiques.

Mais sa fureur devint une sorte de démence,quand il eut interrogé les carmagnoles ramassées dans les rues etquand la Ficelle lui eut dit la vérité.

Châlier vit rouge, et, pareil au taureaufurieux, il courut tête basse où l’appelaient ses ennemis.

Malheureusement pour lui, Châlier qui était unhomme de pensée, disons même le vrai mot, utopiste, n’avait qu’uneseule des qualités nécessaires à l’homme d’action : un courageincontestable.

Mais il ne savait pas calculer un effort,juger d’une résistance, apprécier une situation au point de vue dela lutte armée.

Il se jetait tête basse dans une entreprise,comptant sur le concours du peuple qui lui manquait souvent, fautede n’avoir point su le préparer, ou qui arrivait trop tard fauted’une bonne direction.

Ses adversaires, autrement habiles, avaientdéjà dressé un plan utilitaire ; ils en avaient assuré laminutieuse exécution.

L’abbé Roubiès avait déjà convoqué son conseilet l’on avait résolu de profiter de l’inévitable attaque que feraitChâlier contre la maison Leroyer pour lui infliger une défaitehumiliante.

– Il faut qu’il passe, avec sesCarmagnoles sous les Fourches-Caudines, avait dit l’abbé.

Et toute la mise en scène avait été régléepoint par point.

Châlier, fort du décret rendu, qui mettaitentre ses mains un pouvoir discrétionnaire, ne crut pas que l’onoserait lui interdire l’entrée de la maison Leroyer.

De là, une imprudence. Il ne prit avec lui quedeux cents hommes, et non deux mille, comme l’ont affirmé sesennemis, jouant sur le mot bataillon et disant qu’il en avaitemmené deux avec lui.

C’était vrai, mais ces bataillons Carmagnolesen formation étaient incomplets de plus, une partie de l’effectifmanquait, se reposant à domicile des fatigues de la nuit :beaucoup de détachements avaient été faits pour accompagner lescommissaires dans les visites domiciliaires.

Deux cents hommes ! C’était toute laforce armée que Châlier avait sous la main.

Il est vrai que les Carmagnoles, comme il lesappelait, étaient armés jusqu’aux dents : mais la plupartn’avaient jamais tiré ni un coup de fusil, ni un coup depistolet.

La Ficelle, officier dans cette troupe, avaitconfié à son ami Monte-à-Rebours, qu’il n’avait nulle confiancedans ces bandes que l’on n’avait jamais instruites, alors que lagarde nationale s’exerçait tous les jours.

Mais Châlier avait foi en son monde.

La Ficelle, lui, plus clairvoyant, s’attendaità ce qu’il appelait une brossée remarquable.

Ainsi accompagné, Châlier traversa Lyon dansun appareil qu’il crut formidable, parce qu’il tramait à sa suiteune petite pièce de canon.

Il ignorait les choses de la guerre et sesCarmagnoles ne savaient rien du service d’artillerie.

Ils partirent sans les caissons de lapièce.

Les espions royalistes qui les épiaient s’enaperçurent et en prévinrent le lieutenant Leroyer.

Comme les royalistes s’attendaient à cetteattaque, ils avaient pu faire leurs préparatifs.

L’abbé Roubiès avait envoyé à tous sesaffiliés des instructions précises.

Devant Châlier et sur son passage, personne,par ordre de l’abbé.

Derrière lui, les bataillons bourgeoisprenaient les armes, et ils emmenaient avec eux leurs canonschargés et leurs caissons bourrés de paquets de mitraille.

Enfin, derrière les gardes nationaux, unemasse de femmes, d’enfants, de curieux, tous bourgeois ou tenant àla bourgeoisie, tous hostiles aux Jacobins.

Châlier avançait de plus en plus furieux, labile versée dans le sang et fouettant son tempérament enflammé.

C’est ainsi qu’il arriva devant la maisonLeroyer.

Mais, au lieu d’y trouver des bourgeoishésitants et terrifiés, il rencontra des hommes résolus, ayant lesentiment de leur force, la certitude d’être soutenus, la gaietédes troupes bien nourries, une légère pointe de vin en tête etl’aplomb que donnent des préparatifs de défense exécutés avec soinet habileté.

À l’intérieur, le tambour battait.

Aux fenêtres, les canons de fusilreluisaient.

Aux meurtrières, percées dans la porte,pointaient des baïonnettes.

Malgré cet appareil imposant de défense,Châlier s’avança seul, sans broncher.

Il était disposé, par son éducation cléricale,à croire aux légendes de la Bible et de l’Évangile.

Il s’imaginait que l’idée peut tout, que laparole fait tomber les murailles, que la foi transporte lesmontagnes.

Il se figurait que sa présence et le décretallaient avoir le pouvoir de la formule magique des Mille et uneNuits : « Sésame, ouvre-toi. »

Du dedans, on leur cria :

– Qui vive !

Il répondit :

– Je suis le représentant de la loi et jeviens perquisitionner ! Vous détenez des patriotes. Ne bravezpas plus longtemps la colère du peuple.

– Ah ! oui, dit une voix railleuse,tu veux parler de Sautemouche… mouche… mouche. Il se détient toutseul : il est saoul comme une grive, ce pauvre Saute… mouche…mouche… mouche…

Les éclats de rire appuyèrent cetteraillerie ; puis une voix mâle demanda :

– Et qui donc vous a donné le droit deperquisitionner ?

– Le décret qui est affiché en face devous, sur ce mur ! dit Châlier.

– Ce décret est illégal ! La mairene l’a pas signé.

– Le premier adjoint a signé à défaut dumaire ! dit Châlier.

– Par supercherie et sans y êtreautorisé, riposta la voix.

C’était vrai.

Châlier, ayant tort, se fâcha.

– Voulez-vous obéir à la loi, oui ounon ? demanda-t-il d’une voix vibrante.

– À la loi, oui ! À toi, non !répondit-on. Tu fais de l’arbitraire et nous repoussonsl’arbitraire à coups de fusil.

C’était le lieutenant Leroyer qui parlait siénergiquement, enflammé par les beaux yeux de la baronne.

Une immense acclamation retentit dans lamaison, saluant le défi d’Étienne.

De sourdes rumeurs y répondirent dans les ruesvoisines, pleines déjà de gardes nationaux, irrités contre lesCarmagnoles.

– Ah, c’est ainsi ! s’écria Châlier,nous allons voir.

– Quoi ! demanda une voix claire etrieuse, celle de la baronne.

Châlier, qui avait fait demi-tour, fitvolte-face vivement, mais avant qu’il eût répondu, la baronne luicria :

– Savez-vous ce que nous allons voir,citoyen Châlier ? La lune, mon gars ? Une vilaine lunepiémontaise, toute rousse, que vous nous montrerez en battant enretraite, tout à l’heure.

Et, sur un fifre, elle joua :

Au clair de la lune !

Un grand éclat de rire salua cette facétie dufifre.

Rien de ferme au combat comme une troupe enbelle humeur.

Châlier l’ignorait.

– Vous serez tous exterminés, insolentsdrôles que vous êtes, s’écria-t-il. Cette maison sera rasée et jeferai semer du sel sur le terrain qu’elle aura occupé.

Le fifre répondit en jouant sur soninstrument :

Va-t-en voir s’ils viennent, Jean.

Exaspéré, Châlier ordonna :

– Faites avancer le canon. Abattez cetteporte à coups de boulets.

Les Carmagnoles tramèrent leur unique canon,le braquèrent sur la porte, puis demeurèrent bouche béante et brasballants : ils s’apercevaient qu’ils manquaient degargousses.

– Tirez donc, disait Châlier.

– Citoyen, on a oublié les caissons, fitobserver la Ficelle, qui s’était glissé près du chef et jugeait àpropos d’intervenir.

Ce la Ficelle était un sujet assezremarquable, que la police parisienne avait cédé à celle de Lyon, àla suite d’une affaire fâcheuse pour lui.

Agent habile, mais voleur, il n’avait pas étédestitué : on l’avait engagé à changer d’air, et on l’avaitenvoyé à Lyon où il avait rendu assez de services pour passerofficier des Carmagnoles.

Il méprisait sa troupe et, en ce moment,jugeait sainement la situation.

Pour la faire apprécier de même par Châlierque la colère aveuglait, il lui montra la rue barrée des deux côtéspar des masses profondes de gardes nationaux arrivéssilencieusement, il montra aussi les baïonnettes se succédant àperte de vue, et deux batteries braquées, l’une en haut, l’autre enbas de la rue ; puis il dit à Châlier :

– Eux, pas bêtes ; ils n’ont pasoublié leurs caissons.

Châlier, de jaune qu’il était, verdit derage.

– Si j’avais seulement deux gargousses,s’écria-t-il, on mettrait la porte bas, on se jetterait dans lamaison et on massacrerait les insolents qui sont dedans.

La Ficelle n’approuvait pas cette idée, maisil ne daigna même pas la discuter, puisqu’elle était impossible àexécuter.

– Nous n’avons pas les gargousses,dit-il. Battons en retraite, crois-moi, citoyen Châlier. Cela vautmieux que de nous laisser faire prisonniers ; si un seul coupde feu est tiré, nous sommes perdus.

On dit que c’est dans les retraites qu’un bongénéral s’affirme et montre sa vraie supériorité.

Si cet axiome stratégique est admis, il fautconvenir que la Ficelle avait en lui l’étoffe d’un grand capitaine,car il avait le génie de la retraite.

Comme Châlier ne se décidait pas, il luimontra les Carmagnoles.

– Vois, dit-il. Avec ces mines-là, ils nese battront pas et baisseront les canons de leurs fusils, en signede paix. Nous n’avons même pas la ressource de nous faire tuer.

La Ficelle prononça cette fin de phrase avecl’air chagrin d’un brave qui regrette de ne pas pouvoir chercherdans la mort l’absolution de la défaite : au fond, il netenait pas à se faire massacrer sottement.

Châlier, lui, qui était violent, eut uneinspiration de mort sincère ; il prit un pistolet pour sefaire sauter la cervelle, résolution prompte et désespérée de sonorgueil aux abois.

La Ficelle arrêta le geste etdemanda :

– Qui donc commandera les Jacobins, toimort ?

Puis il ajouta :

– Songe à la revanche.

Châlier poussa un soupir, baissa la tête etmurmura :

– Buvons notre honte jusqu’à lalie ! Nous noierons un jour ces misérables dans lesang !

Il se plaça à la tête de sa troupe, commandantla retraite.

Comme l’avait prévu la Ficelle, derrièreChâlier, les Carmagnoles mirent l’arme sous le bras.

Tout à coup, l’on entendit le fifrejouer :

Bon voyage, monsieur Dumollet !

Et, audacieusement, la baronne, faisant ouvrirla porte, sortit avec un piquet ; elle accompagna la retraitedes Carmagnoles en jouant son air narquois.

Mais derrière le piquet apparut un étrangecortège.

Lorsque les hommes politiques du partigirondin à Lyon, dans leurs lettres à leurs amis de la Conventionparlèrent de la manifestation spontanée qui éclata ce jour-làcontre le comité central, ils furent ou de mauvaise foi ouaveugles.

La main des organisateurs royalistes sevoyait, se sentait partout.

Les mots d’ordre circulaient depuis lematin.

Nulle part le rappel ne fut battu et cependantpartout, sur de simples signaux faits de vive voix, les gardesnationaux en uniforme sortaient des maisons, se formaient etdescendaient vers la maison Leroyer.

Le point de ralliement était donc désignéd’avance.

L’abbé Roubiès, nous l’avons dit, et lesécrivains royalistes l’ont avoué, avait présidé un comité d’affidésqui, eux-mêmes, avaient chacun de nombreux adhérents auxquels ondonnait des ordres promptement exécutés.

Lorsque l’abbé eut mis en mouvement toutecette masse bourgeoise indignée des violences de Châlier et desinsolentes brutalités des Carmagnoles, lorsque cet agitateur habileet sournois sut son armée sur pied, il prit sa canne, son chapeauet s’en alla par les rues avec son comité, dont étaient le marquisde Tresmes, Madinier et M. de Virieu afin, disait-il,d’accoutumer les Lyonnais à voir des figures royalistes.

Tous les partisans de la monarchie si nombreuxdans les bataillons bourgeois, saluaient l’abbé Roubiès passantdans les rangs, et ils disaient à leurs voisins, répétant unmensonge :

– Vous voyez bien, ce petit rentier, lecitoyen Roubiès.

– Oui !

– Eh bien ! c’est un rude homme. Ila donné le signal de la résistance et l’a organisée.

– Vraiment ?

– Oui. Et quand on est venu chez lui pourl’emprunt forcé, il a montré des feux allumés dans ses troischeminées : il y brûlait ses meubles : puis il a jetédans le brasier tous ses assignats, toutes ses valeurs.

« Oh ! Oh ! » disaient leslyonnais, pleins de respect pour un homme capable de détruire sapropriété plutôt que de céder à des exigences.

Et Roubiès devint populaire en un instant.

Il n’avait cependant rien brûlé, n’ayant mêmepas de domicile avéré à Lyon.

Cependant, grâce à cette fable, il fut plustard nommé secrétaire de la commission prétendue républicaine quiremplaça le comité central jacobin, après la victoire desGirondins, et qui administra la ville pendant le siège.

Avec Roubiès, Madinier.

À celui-là, on faisait une chaude ovation.

D’abord, tous les Lyonnais le connaissaientcomme industriel et commerçant.

Puis, aidé par ses ouvriers, il avait jetédehors les commissaires de l’emprunt forcé, et ceci n’était pointun conte.

De plus, en les poussant sur le pavé, il leuravait dit :

– Aujourd’hui, je vous fais passer par laporte de ma maison : fin courant, je vous ferai passer par lesfenêtres de l’Hôtel-de-Ville.

Fin courant !

Le mot était bien négociant, et il faisaitplaisir aux Lyonnais.

Aussi Madinier fut-il accepté, proclamé, dèsce jour là, général de la garde nationale.

Quant au marquis de Tresmes, il se montra toutrond et bonhomme, serrant les mains qui se tendaient vers lui etimprovisant des mots burlesques sur les gens du comité.

Ces calembours firent le tour de Lyon.

C’est ainsi que, portés par la faveurpopulaire, l’abbé et les siens se trouvèrent assez vite au premierrang de la compagnie de tête, celle qui avait braqué les canons ducôté par lequel Châlier opérait sa retraite.

L’insolence aux yeux, le dédain aux lèvres,ils attendaient le tribun qui, battant en retraite, venait àeux.

Naturellement, le capitaine commandant lacompagnie de tête était un royaliste qui, naturellement aussi, sedisait Girondin.

Il avait ses ordres, et il allait les exécutersous les yeux de Roubiès, son chef secret.

– Qui vive ! cria-t-il à Châlier,quand celui-ci fut à vingt pas.

Comme Châlier ne répondait pas, la Ficelleprit sur lui de répondre :

– Amis !

Les gardes nationaux se rangèrent alors lelong des maisons, formant à droite et à gauche une haie épaisse detrois rangs, l’arme au pied.

De proche en proche, jusqu’au plus loin, lamanœuvre de cette compagnie fut imitée, et Châlier eut lepressentiment de ce qui allait arriver : mais il était poussépar une inexorable fatalité, et il s’avança.

Il ne voyait plus les choses et les hommes quevaguement, ses oreilles tintaient, son front comprimait à peine laformidable tempête qui se déchaînait sous son crâne, ses yeuxétaient jaunis par la bile, ses joues s’étaient creusées et la facecave avait une apparence cadavérique.

À le voir, on aurait dit le fantôme vivant dufanatisme humilié et vaincu.

Derrière lui, la Ficelle, avec sa tête deloustic parisien, souriait agréablement à ses ennemis, formant unsingulier contraste avec son chef.

Il semblait dire : – Voyons, citoyens,nous sommes aplatis ; soyez généreux.

Mais Lyon n’est pas Paris.

Lyon ne plaisante pas volontiers.

Lyon ne se laisse pas désarmer par unerisette.

Dès que Châlier et les siens furent engagésentre les deux haies et que toute la troupe des carmagnoles futdans ce défilé hérissé de baïonnettes, une compagnie se massabrusquement, « croisant-elle », comme on dit sur leChamp-de-Mars, et elle arrêta net la marche des carmagnoles.

Puis, derrière ceux-ci, le piquet qui lessuivait barra le chemin, si bien que la troupe de Châlier futlittéralement encadrée.

Il y eut un moment de silence lourd, pendantlequel on n’entendit que les sons aigus du fifre de la baronnejouant l’air de menuet :

Me voilà pris dans vos filets.

Sur un signe de l’abbé Roubiès, Madiniers’avança et d’une voix forte il s’écria :

– Bas les armes et la vie sauve !Pas un mouvement ! sinon… la mort !

Les carmagnoles, imitant l’exemple de laFicelle, qui, comme chef, crut devoir s’exécuter le premier,tendirent leurs fusils, leurs sabres, leurs pistolets aux gardesnationaux, ceux-ci s’emparèrent aussi du canon.

Pas un cri !

D’un côté, la peur d’être massacrés après ledésarmement : de l’autre, une résolution farouche de tuer siles carmagnoles faisaient résistance.

Châlier, sortant comme d’un rêve, leva lesyeux, vit les siens réduits à l’impuissance et il porta vivement lamain à son pistolet qu’il arma.

Voulait-il tuer Madinier, comme on l’asupposé ?

Il est bien plus probable qu’il allait sesuicider, revenant à sa première résolution.

Mais un coup de canne sur son poignet lui fitlâcher l’arme qui tomba à terre.

C’était le marquis qui avait frappé Châlieravec sa badine qui, très légère en apparence, était en réalité unetige d’acier peinte en roseau.

– Ne jouez donc pas avec les armes à feu,mon ami, ça brûle ! dit le marquis.

Un incident prévu par M. Suberville, seréalisa.

Châlier frappé poussa un cri terrible :ses nerfs crispés se tendirent, ils se débattit dans desconvulsions effrayantes et tomba dans une attaque d’épilepsie quicontracta horriblement ses membres.

– Vous voyez ! dit alors l’abbéprofitant de l’incident, c’est un démoniaque, un possédé.

Et, sur l’ordre de l’abbé, on se procura unbrancard, sur lequel le malheureux Châlier fut placé.

Il continuait à écumer et à râler, son corpsressemblait à celui d’un ver qui se débat sous un pied brutal.

À cette époque, on croyait encore à Dieu, audiable, aux exorcismes, aux possédés.

L’abbé Roubiès voulut exploiter cette attaquequi mettait son adversaire dans un état aussi épouvantable.

Il fit signe à un garde national d’une superbeprestance et d’un aspect majestueux : c’était un suissed’église.

L’abbé lui parla à l’oreille.

Le suisse abandonna son fusil, prit une épéenue, empruntée à un officier et se plaça devant le brancard.

Alors, après que la double haie fut reforméeet que le passage fut redevenu libre, l’abbé Roubiès cria d’unevoix retentissante :

– Il faut faire passer ces misérablessous les fourches caudines ! Haut les baïonnettes, citoyens,et formez la voûte d’acier !

L’idée fut acceptée avec enthousiasme et lesfusils furent tendus à bout de bras, les pointes des baïonnettespenchées les unes vers les autres.

La scène prit un caractère imposant etsolennel.

– Allez ! dit l’abbé.

Alors, levant son épée, et, montrant Châliersur son brancard, le suisse faisant fonction de héraut, cria,d’après les instructions de l’abbé :

– Laissez passer la justice de Dieu.

Et le cortège se mit en marche.

Le marquis de Presle avait pris une ingénieuseinitiative.

Il avait lancé quelques affidés en avant.

Ces hommes recommandaient d’imiter la manœuvredes compagnies précédentes et ils annonçaient que Châlier venaitd’être excommunié par un prêtre réfractaire : celui-ci avaitappelé sur lui la vengeance du ciel et le monstre était tombé commefoudroyé.

Les foules sont sujettes à des émotionsnerveuses qui réagissent même sur les individus les plusréfractaires.

Il y avait des gens de peu de foi parmi lesgardes nationaux : tous, cependant, subirent l’influence duspectacle qui passait sous leurs yeux.

Et, aujourd’hui encore, des Lyonnais vousaffirment sans rire que rien n’est plus vrai que la légende deChâlier foudroyé par une excommunication.

Elle passa, ce jour-là, la justice de Dieu,comédie inventée par un prêtre.

Quelques mois plus tard, la justice du peuples’abattait sur Lyon et passait à son tour sur la ville comme unetempête de sang.

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