Le Bataillon de la Croix-Rousse

La femme en noir

Pendant la nuit du 21 au 25 août, lebombardement fut particulièrement terrible.

À l’arsenal, l’immense édifice qui s’élevaitsur les bords de la Saône, on travaillait avec une activitéfébrile.

Les assiégés faisaient une consommation énormede cartouches afin de répondre au feu des assiégeants.

On avait fait appel aux ouvrières de bonnevolonté pour la fabrication des cartouches : une bonnerétribution en nature et en argent en avait attiré beaucoup.

Elles travaillaient dans les caves, à l’abride la bombe, séparées en trois brigades, fournissant chacune huitheures sur vingt-quatre.

Parmi ces femmes, on comptait beaucoup decampagnardes, qui, royalistes enragées, avaient horreur des soldatsrépublicains : elles s’étaient réfugiées dans Lyon avec leursmeubles, leurs bestiaux et leurs provisions.

On logeait ces émigrées de l’extérieur dansles maisons abandonnées par leurs propriétaires.

Ainsi fit-on le vide dans la banlieueparisienne en 1870-7 1.

Lorsque l’on étudie ce siège de Lyon, on estétonné de lui trouver une ressemblance étonnante avec le siège deParis.

Parmi les femmes qui, venues de la banlieue,s’étaient engagées pour le service des poudres, se trouvait uneveuve en deuil, qu’un mortel chagrin devait miner.

Jamais elle n’adressait un mot àpersonne ; elle travaillait en silence et comme perdue dans unrêve de douleur.

L’interrogeait-on, elle répondait parmonosyllabes.

Ses voisines avaient fini par renoncer à luiadresser la parole.

Dans la nuit du 23, on avait engagé toutes lesfemmes qui s’étaient offertes et l’on avait fait doubler leursheures aux brigades.

Douze cents travailleuses étaient rassembléesdans les caves ; celles-ci, disposées en vue d’un siège,communiquaient toutes entre elles par de vastes baies d’où leregard plongeait d’un atelier dans l’autre.

La vue s’étendait donc au loin de caveau encaveau, sur des tables de chêne, éclairées par des lanternes demine, dans la crainte des explosions.

On tendait, dans les souterrains voisins deces ateliers, les gigantesques marteaux des forges et des souffletsénormes qui activaient les fournaises des fonderies de canon.

Les voûtes tremblaient sous les détonationsdes obus et des bombes crevant sur la ville.

Mais déjà, avec la sublime insouciance qui estle fond du caractère français, la plupart de ces ouvrièress’étaient familiarisées avec cette situation et toutes parlaientavec cette animation qui donne aux ateliers de femmes unephysionomie si vive.

De vieux soldats du génie, quelques-unsmutilés, vétérans de l’armée, des officiers retraités, enmoustaches blanches, dirigeaient les travaux.

Beaucoup d’enfants, amenés par leurs mères,roulaient aussi des cartouches.

Dans la dernière cave, atelier peu recherché,on plaçait les dernières venues comme au poste le moinsenviable.

Là, l’air était plus rare, plus lourd et lachaleur plus étouffante.

Avec un dévouement volontiers accepté, laveuve dont nous avons parlé s’était offerte dans la nuit du 23,pour montrer, comme surveillante, aux dernières venues, entasséesdans cette cave, comment « on roulait les cartons ».

De temps à autre, un sous-officier venait voir« si cela marchait » et il s’en allait satisfait.

Vers onze heures du soir, la surveillante endeuil, la patronne, comme disaient les femmes, se leva et dit d’unair étrange :

– Je ne sais pourquoi, j’ai dans l’idéeque nous sauterons cette nuit. Est-ce que vous ne sentez pas uneodeur de poudre brûlée ?

– Mais oui ! dirent quelquesouvrières avec inquiétude.

Alors cette femme se mit à raconter avec desdétails sinistres plusieurs histoires d’explosion depoudrières.

Elle qui ne parlait jamais semblait animéed’une verve intarissable.

Elle donnait des détails qui effrayaient lesimaginations des ouvrières.

Quand les gardes du génie paraissaient, ellese taisait, pour recommencer bientôt après leur départ.

Les femmes devenaient très sombres et trèsfébriles, leurs têtes se peuplaient de chimères et de fantômes.

Et la veuve, de sa voix lente, calme, àl’accent monotone, répétait souvent au cours de sesrécits :

– Une étincelle, et c’est fini !Nous sommes toute brûlées vives, surtout nous autres qui sommesdans la dernière cave.

Elle racontait avoir vu des malheureusesfemmes carbonisées avec leurs enfants.

– Les petits, disait-elle, étaientraccourcis et rapetissés ; leurs squelettes étaient à peinegrands comme des poupées.

Les mères effarées embrassaient leursenfants : elles regrettaient de les avoir amenés.

La veuve, lugubre dans ses vêtements noirs etdans sa coiffe sombre, arrangeait la lampe de mine dont les femmesignoraient le mécanisme.

La flamme diminuait et chaque fois la veuvefaisait cette remarque :

– Quand les lampes baissent, il faut lesraviver, car l’explosion s’annonce toujours par ce mauvais signe,les lumières pâlissent et s’éteignent.

Et elle suivait du regard l’effet de sesparoles.

À un certain moment, elle le jugea poussésuffisamment ; toutes les figures étaient bouleversées.

Alors elle se leva, parut vouloir arranger lalampe, l’éteignit tout à coup et cria dans les ténèbres :

– Sauve qui peut ! Noussautons !

Puis tout aussitôt, d’une voixlamentable :

– Au feu ! Au feu !

Une traînée de poudre ne se fût pas enflamméeplus vite que la terreur ne s’empara de tous les ateliers.

Les travailleuses s’enfuirent en répétant lecri : au feu ! Elles étaient saisies d’une de cespaniques effroyables qui saisissent les foules, surtout quand ellessont composées de femmes.

Les caves vomissaient l’une dans l’autre desflots de malheureuses affolées qui s’écrasaient mutuellement dansles abords des baies trop étroites.

Il y eut un tumulte affreux, des enfantsétouffés, des officiers et des soldats battus, à demi-étranglés,foulés aux pieds, parce qu’ils voulaient calmer ce délire.

Quelques caves seulement étaient vides,lorsqu’une première explosion de peu d’importance mais grossie parl’effroi, retentit, imprimant à la fuite des femmes une impulsionterrible.

Les dernières poussèrent les autres siviolemment que tous les ateliers furent vidés en un instant ;il ne resta que les victimes de cette pressée formidable, et, çà etlà, quelques vieux soldats, des hommes de bronze qu’aucune peur nepouvait atteindre.

Ceux-là avaient pourtant entendu une explosiondans le dernier caveau, mais c’était comme le bruit d’une sébile depoudre qui prend feu.

Ils restaient donc immobiles à leur poste oùles clouait la consigne d’un sentiment du devoir.

Éloignés les uns des autres, préposés àdifférents services de haute importance, ils s’attendaient à sauteret s’étonnaient que la première explosion ne fut pas suivie deplusieurs autres.

Ils virent alors passer une femme vêtue denoir qui marchait lentement.

Tous la connaissaient ; chacun d’euxmurmura :

– C’est la veuve !

Un d’eux lui cria :

– Sauvez-vous !

Elle se retourna lentement et dit à cethomme :

– Sauve-toi toi-même, tout est perdu.

Mais elle n’en marcha point plus vite,laissant le soldat stupéfait de ses allures.

Cette femme qui déclarait tout perdu, quiconseillait aux soldats de fuir, cette femme qui devant un périlimminent marchait d’un pas si grave, produisit sur les quelquesvétérans qui la virent un effet saisissant.

Elle passa ainsi devant quelques-uns, puiselle s’arrêta en face d’un factionnaire préposé à la garde d’unpetit caveau qui servait de magasin à poudre pour toutes lescaves.

Ce sapeur du génie avait un bras demoins ; c’était un amputé de Fontenoy.

La femme en noir le regarda d’un air singulieret lui demanda d’une voix impérative :

– Es-tu bon royaliste ?

– Oui, répondit-il.

– Veux-tu que la Républiquepérisse ? lui demanda-t-elle encore.

– Oui, dit-il résolument.

Ce dialogue brusque avait un caractèrebizarre.

Le soldat pressentait que cette femmenourrissait quelque projet extraordinaire.

Les deux sapeurs du génie, échappés àl’explosion, avaient entendu les questions posées. Ils voyaient laterrible veuve.

Sur la réponse du factionnaire, celle-cichercha dans sa robe un pistolet, recula d’un pas, arma la batterieet fit feu sur ce soldat qui venait de confesser sa foipolitique.

Il tomba…

Elle poussa la porte de la poudrière qu’ilgardait, ramassa sa lampe de mineur et entra dans le caveau où setrouvaient accumulées les poudres nécessaires au travail d’unenuit.

C’est à ce moment que les deux survécussautèrent dans l’eau.

Trois secondes plus tard une explosionformidable faisait sauter les voûtes des caves, éventrant lesplanchers et les toits, soulevant des centaines d’autres explosionssur le parcours des jets de flammes lancés dans toutes lesdirections par la compression de l’air et allumant un incendie querien ne put éteindre.

L’arsenal avait sauté…

Mme Saint-Giles avaitvécu.

Les royalistes de Lyon lui avaient infligé uneflétrissure imméritée : elle se vengeait en ruinant leursressources et lavait la honte subie dans le feu d’un volcan allumépar ses mains.

Auparavant elle avait fait fuir les femmes etles enfants qu’elle voulait épargner.

Aux soldats elle avait jeté le conseil de sesauver.

Lyon peut maudire cette catastrophe.

A-t-il le droit d’en mépriserl’auteur ?

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