Le Bataillon de la Croix-Rousse

Républicaine

Dubois-Crancé voulait, en précipitant lepremier bombardement, effrayer la ville, la forcer à se convaincreque les boulets républicains pouvaient l’atteindre et l’ensevelirsous ses ruines.

Ce bombardement eut donc lieu et dura justeassez pour montrer la portée des projectiles.

Le but de Dubois-Crancé était de reprendre,après le bombardement, la tentative manquée la veille parSaint-Giles.

Il pensait que son premier avertissement àcoups de canon aurait produit un effet salutaire sur lesrebelles.

Il les ménageait encore, il espérait toujoursun accommodement.

Le 9 au matin, il leur envoyait, sous le nomde Kellermann, une nouvelle sommation en même temps qu’uneprotestation contre l’attentat de la veille et il accordait à laville un jour de réflexion.

Voici cette pièce, curieuse à plus d’untitre.

« Le général des armées des Alpes etd’Italie, aux citoyens qui exercent des fonctions administratives àLyon.

« Citoyens,

« Je vous ai fait faire hier, parl’officier commandant l’avant-garde, sommation de vous décider dansune heure à obéir aux décrets de la Convention, vous ne m’avez pasrépondu. Je veux bien croire que celui qui commandait un poste enavant de la Croix-Rousse, auquel cette sommation a été remise, nevous l’a pas fait parvenir.

« J’ai à me plaindre de ce que cecommandant, qui avait demandé trois heures pour répondre à lasommation, a fait lâchement tirer du canon à mitraille sur lestroupes de la République pendant cet intervalle et a blesséquelques soldats de mon avant-poste. Ce procédé, qui n’a pasd’exemple dans les usages de la guerre, devait me porter à vousfaire attaquer sur-le-champ et à ne plus parler de mesures avec deshommes qui se sont rendus coupables de pareils forfaits. Je ne vousdissimulerai pas que la fureur de l’armée que je commande est à soncomble ; cependant, j’ai tenu conseil avec les représentantsdu peuple et dans la conviction où nous sommes que des émigrésrentrés dans votre sein, et quelques-uns de leurs adhérents sontles seules causes de votre égarement et de la perfidie dont je meplains, je vous fais passer de nouveaux exemplaires de masommation.

« Citoyens, je vous réitère, au nom de lanation, l’ordre bien positif de déférer à cette sommation, au plustard dans le jour, et je vous déclare que, faute par vous d’yobtempérer, j’emploierai tous les moyens de force qui me sontconfiés. Vous répondrez du sang qui coulera et des malheursterribles qui accompagneront votre résistance.

« signé : Kellermann »

La proposition fut repoussée ; leBulletin lyonnais du 9 août nous l’apprend en ces termes :

« Braves soldats lyonnais, on a fait àKellermann une réponse digne de vous, nous regrettons que lesbornes de ce bulletin ne nous permettent pas de le transcrireaujourd’hui. »

Et le lendemain, le bulletin disait :

« Nous persistons dans les mêmessentiments ; nous ne voulons point d’oppression ; la loinaturelle et la déclaration des droits, voilà notreégide. »

Pour juger de quel côté on mentait, il suffitde lire le passage suivant de la même réponse :

« Incapables de perfidie, nous reportonstout l’odieux de l’attaque que vous nous reprochez sur votreavant-garde qui, avant l’arrivée de notre réponse, avait tiré surnous. Nos chasseurs, d’autre part, ont voulu fraterniser avec votrechevalerie, et au moment de la séparation, ils ont été enveloppés.La vérité est pour ce récit : votre lettre, sur ce point,prouve que l’on vous a fait des rapports faux et perfides.

« Quant à nos émigrés, nous l’attestons ànouveau sur l’honneur et la religion, nous n’en connaissonspoint ; nous l’avons déclaré à la Convention aux représentantsdu peuple sous les ordres de qui vous agissez, à toute laRépublique entière. Qu’on nous les indique et nous serons lespremiers à les mettre sous la sévérité de la loi, et même à vousles envoyer. »

À lire ce bulletin, ne croirait-on pas à lasincérité de l’auteur ?

Or, le même Roubiès, qui niait la présence desprêtres réfractaires et des émigrés, reconnaissait dans un desbulletins suivants que l’on en comptait quatre mille dans l’arméelyonnaise.

Ce trait donne au lecteur la mesure de laconfiance qu’il faut accorder à ce bulletin.

Dubois-Crancé venait de lire la réponse desLyonnais à Kellermann, lorsque son planton vint lui annoncer qu’unecitoyenne avait à lui parler de choses importantes.

De ses mœurs élégantes, de ses préjugés degentilhomme, Dubois-Crancé avait conservé une grande répulsion pourles femmes qui se mêlaient de politique. « J’aime les femmesau lit et je les déteste à la tribune », disait-il à lafameuse Théroigne de Méricourt.

Il répondit au planton :

– Encore quelque tricoteuse d’un club quivient me parler de chimère. Au diable !

Le planton s’en alla mais il revint.

– La citoyenne qui veut te parler,citoyen représentant, dit-il, est la mère du commandantSaint-Giles.

– Qu’elle entre ! ditDubois-Crancé.

Et il pensa :

« Elle vient me demander de ne pas êtreimpitoyable dans l’exécution du décret concernant son fils. C’estune mère, soyons doux et laissons lui l’espérance. »

Mme Saint-Giles entra.

Dubois-Crancé fut frappé de la majestéinconsciente de cette matrone républicaine et de sa fierté quis’ignorait.

Il lui offrit un siège ; elle restadebout.

– Madame, lui dit Dubois-Crancé se tenantdebout aussi par politesse et la traitant comme une grande dame,j’ai employé le seul moyen possible pour sauver votre fils ;mais je m’entendrai avec Kellermann pour ne pas trop leprodiguer.

– Citoyen, dit-elle, je connais monenfant ; il prodiguera lui-même sa vie. Je ne viens passolliciter pour lui.

Dubois-Crancé regarda cette femme austère avecadmiration.

– Je viens, reprit-elle, te proposer depriver les assiégés de munitions.

– Par quel moyen ? demandaDubois-Crancé profondément surpris.

– En faisant sauter l’arsenal !dit-il.

Il tressaillit.

– J’étais à Villefranche ! dit-elle.Je me suis rappelée qu’une de mes cousines, républicaine comme moi,habite près de l’arsenal. J’ai entrevu la possibilité d’incendiercet établissement et je suis venue, laissant mes enfants à une sœurqui les élèvera si je péris.

– Tu es mère et tu veux mourir ? ditDubois-Crancé.

– Je suis républicaine !répondit-elle.

Dubois-Crancé salua comme autrefois il saluaitla reine.

– Je n’ai pas le droit, dit-il, derepousser ton dévouement sublime. Mais pourras-tu pénétrer dansLyon ?

– La ville, dit-elle, n’est pas encorecernée. Chaque jour des femmes de la campagne y portent desdenrées ; je ferai comme elles. Une fois dans la ville, j’yresterai. Une femme du peuple n’excite pas l’attention. L’heurevenue, j’agirai.

– Citoyenne, dit Dubois-Crancé, si tusuccombes, la patrie élèvera tes enfants.

– Elle aura trop d’autres orphelins ànourrir ; les miens ont une petite fortune.

– Va ! si tu meurs, la Franceentière portera ton deuil.

– Je pars…

– Sans embrasser ton fils ?

– Je veux qu’il ignore ma résolution.

Et saluant Dubois-Crancé, elle sortit.

– Et moi, murmura-t-il, qui croyais avoirtout sacrifié à la Révolution ! Cette femme nous écrase touspar la grandeur de son sacrifice.

Sacrifice presque ignoré, puisque Lamartine,le plus explicite des historiens sur ce fait, ne lui consacre quecette courte phrase :

« Pendant la nuit du 24 au 25 août etdans la confusion du bombardement de la place Bellecour, le feuallumé par la main d’une femme, dévora l’arsenal… »

Point de nom.

L’histoire est oublieuse pour les humbles.

Roubiès, après avoir fait envoyer à Kellermannla réponse insolente et mensongère dont nous avons cité lespassages importants, jugea qu’il fallait frapper un coup surl’imagination des républicains-girondins qui formaient le gros deses bataillons.

Le 9 au matin, il venait d’expédier la réponsequi contenait le refus de se rendre, lorsqu’il manda sonsecrétaire.

Celui-ci s’était rendu à cet appel, Roubièslui dit en souriant :

– Mon ami, veuillez donc me dire où ensont les préparatifs de la fête républicaine du 10 août.

Le petit abbé, au comble de la surprise, levala tête et murmura :

– La fête ?

– Sans doute ! Ne vous ai-je pasexpliqué qu’il fallait que cette fête fût célébrée, afin que lesGirondins de nos bataillons fussent plus que jamais convaincusqu’ils se battent pour la République. Où en sont lespréparatifs ? Que fait la commission de la fête dont je vousai nommé secrétaire ?

– Mais, mon père, je crois que lacommission ne s’est pas réunie à cause du siège.

– Ah ! fit Roubiès, mon enfant, vousavez perdu un jour, c’est une faute cela. Plus que jamais, cettefête doit avoir lieu.

– On a bombardé hier, fit le petit abbétimidement. Je pensais…

– Vous pensiez mal ! Auriez-vouspeur par hasard ?

– N’étant pas soldat, j’ai peu l’habitudedu bruit des armes.

– Mon cher enfant, un prêtre doit êtreprêt à tout, un prêtre doit être plus brave qu’un soldat, un prêtredoit braver la mort, soit comme aumônier, soit comme pasteurpendant les épidémies, soit comme martyr.

D’un ton sec :

– Pour vous aguerrir, vous irez auxredoutes. Pour le moment, asseyez-vous et écrivez.

Le petit abbé, très troublé, prit sa plume etécrivit tout un plan, avec voies et moyens, pour la fête dulendemain.

Roubiès, le plan écrit, le relut, l’envoya àla signature de Gilibert, président à tout faire du comitédictatorial et de là à l’imprimerie, pour que ce plan-décret fûtplacardé partout.

Puis il dicta imperturbablement à sonsecrétaire ahuri une invitation à Kellermann d’assister à la fêtedu 10 août à Lyon, « pour se convaincre du républicanisme dela ville. »

Le secrétaire n’en revenait pas.

Mais après avoir libellé l’invitation àKellermann, avoir mandé un trompette, l’avoir remise au dittrompette avec ordre de la porter au camp ennemi et de la présenterau président en chef lui-même, l’abbé dit à sonsecrétaire :

– Il nous reste, mon ami, à rédiger lebulletin de demain qui sera complété s’il est besoin.

 

C’est aujourd’hui 10 août, que les bravesMarseillais ont tant contribué à renverser le despotismeroyal ; et l’on voudrait nous asservir à eux !Aujourd’hui a triomphé la cause de la liberté, et chaque Françaisdevrait se livrer aux doux épanchements de la fraternité, et l’oncommande au frère d’égorger son frère !

Citoyens, ce tableau est fait pour arracherdes larmes ; des hommes courageux n’en doivent point verser.Détournez-en la vue et combattez : Que dis-je ? non,frères et amis, au 10 août, vos batteries ne doivent partir que parnécessité et pour salves d’allégresse ; laissez-les fauxpatriotes se distraire de leur joie par une canonnade inutile etmeurtrière.

Le régime féodal nous a fait longtempsgémir ; les monuments qui en conservent le souvenir sontinjurieux pour l’humanité ; brûlez-les.

 

L’abbé s’arrêta sur ce passage et dit ensouriant :

– Vous comprenez, cher enfant, que lesLyonnais républicains ne se possèderont pas de joie en enfumant lesruines des anciens vestiges de la féodalité. C’est un leurre quileur persuadera que nous sommes républicains jusqu’à la moelle desos. Un peu de fumée leur troublera la vue et… l’esprit… sur nosagissements.

Et il continua à dicter le bulletin dans cesens…

Quand il fut terminé, il dit à sonsecrétaire :

– Écoutez, maintenant, le début de notrebulletin d’après-demain : vous comprendrez pourquoi j’aiinvité Kellermann qui n’aura garde de venir. C’est fâcheux :c’eût été une belle occasion de le convaincre de la pureté de nosvues et de la sincérité de notre civisme.

– Vous devinez, mon cher enfant, ditRoubiès, que les Lyonnais vont être furieux contre ce bon monsieurKellermann qui ne sera venu les voir brûler les ruines desmonuments féodaux, et qui, furieux aussi de son côté, car ilprendra notre invitation pour une raillerie, nous canonnera toutela journée avec rage. Nos Lyonnais constateront que nos batteriesn’auront tiré que des salves d’honneur, tandis que l’ennemi auratiré à boulet.

Il s’interrompit :

– À propos, insérez donc cette phrasedans le bulletin.

Et il dicta :

« Un boulet de dix-neuf livres, lancé parnos ennemis, a été apporté au comité général de surveillance et desalut public. On ne l’a trouvé précieux que parce qu’il n’a faitaucun mal ; nous le gardons comme un monument d’hostilité.(Voir le bulletin du 10 août). »

– Eh ! eh ! fit Roubiès, qu’enpensez-vous ? Ce boulet fera très bien dans le bulletin,rapproché de cette affirmation que nous n’avons tiré qu’à blanc enl’honneur du 10 août.

– Mais, mon père, il faudra le trouver ceboulet ? Voulez-vous que je le fasse chercher demain.

– Ah, naïf, trop naïf séminariste quevous êtes ! Est-ce que c’est la peine de se mettre en quête.Nous en avons à l’arsenal, des boulets ! On y en prendra un ducalibre de 12 et on le portera ici comme venant de tomber sur lesquais.

Puis il reprit :

– Vous connaissez nos Lyonnais ! Ilsvont devenir enragés. Et quand Dubois-Crancé nous enverra une bonnepetite proposition consistant à livrer nos têtes à la hache poursauver Lyon (ce qui pourrait finir par être accepté par lesLyonnais, si nous n’y mettons ordre), toute la ville indignée desprocédés des assiégeants refusera de se rendre. Bombardés le 10août, en pleine fête républicaine, les Lyonnais exaspérés ne ferontpas la plus petite concession.

Et souriant :

– Il est très fort ce Dubois-Crancé. Ildit à Lyon : « La Convention accueille en grâce lesRépublicains et ne veut punir que les meneurs royalistes. » Cejeu réussirait si nous n’y mettions bon ordre.

Et, sans désemparer, il monta en voiture avecson secrétaire pour activer les préparatifs de la fête.

Quel homme !

Quel prêtre !

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