Le Bataillon de la Croix-Rousse

Les étonnements de Kellermann

Comme on l’avait vu avec un entêtementd’humanité d’autant plus méritoire que son caractère était d’uneextrême rigueur, Dubois-Crancé venait d’échouer, le 12 août, danssa troisième tentative de conciliation.

Il en prépara une quatrième, mais il désiraitl’appuyer par quelques brillant fait d’armes.

Il envoya donc l’ordre aux différents campsd’épier une occasion favorable.

Le 13, vers quatre heures du soir, il recevaitla lettre suivante de Saint-Giles.

« Citoyen représentant,

« Un républicain lyonnais que je connaiset dont je réponds, éclairé enfin sur le but et les manœuvres deschefs royalistes, est passé de notre côté.

« Il était capitaine, il sert maintenantcomme simple grenadier.

« Il m’a prévenu d’un projet de l’ennemiqui veut établir une grosse pièce de canon en avant du cimetière deCuire pour battre mes avant-postes et prendre d’écharpe toutecolonne qui chercherait à déloger les Lyonnais de la maison minéeque j’ai fait sauter et où ils se sont rétablis.

« Ils s’y sentent mal assis etmenacés : grâce à la pièce en question, établie à cinq centpas de là, ils seraient en sûreté.

« Notre déserteur m’a dit aussi que dePrécy avait déclaré que nous l’avons étonné le 9 août.

« Venez, citoyen, et tâchez d’amener legénéral Kellermann ; je me charge ce soir de vous étonner tousles deux.

« Je porte cette fois un défi sérieux àla mort. »

– Morbleu ! J’irai ! ditDubois-Crancé, et il faut que j’y conduise Kellermann.

Et il s’en alla trouver le général.

Celui-ci était de mauvaise humeur, commetoujours ; c’était un des meilleurs généraux et l’un des plusmauvais caractères de l’armée.

– Eh bien, général, dit-il, quelle quesoit votre estime pour ce bataillon, vous ne l’estimez pasassez !

– Allons donc ! Ce matin, j’airencontré trois de ces compagnies qui allaient à la cible et quis’exerçaient à la manœuvre en marchant tantôt en bataille, tantôten colonne. Je les ai prises pour de la ligne tant les mouvementsétaient réguliers. Ma foi, je le leur ai dit pour lesencourager.

– Général, il paraît que ce bataillonveut se surpasser aujourd’hui même.

– Ah ! ah !

– Saint-Giles m’écrit qu’ayant étonnél’ennemi hier, il veut vous étonner vous-même ce soir.

– Oh ! oh !

– Il est homme à le faire, voussavez.

– Citoyen, étonner Kellermann, ce n’estpas facile.

– Alors, montez à cheval et venez auxavant-postes, nous verrons si Saint-Giles en aura le démenti.

– Allons, dit Kellermann. Mais si je suisétonné, morbleu, je le dirai.

– J’y compte bien.

Ils partirent tous deux, escortés par l’aidede camp Mouton qui, mis au fait, jura sur ses moustaches qu’on nel’étonnerait pas, lui !

Songez donc ! un sergent du régiment dela Guadeloupe, un homme qui avait connu des boucaniers, survivantsde la grande époque…

Et il maugréait.

Encore un mauvais caractère, ce Mouton, quidevait devenir un des brillants généraux de l’empire.

Un peu jaloux, la gloire de Saint-Gilesl’empêchait de dormir.

On arriva aux avant-postes.

Il était cinq heures et demie du soir.

Saint-Giles ne portait déjà plus son bras enécharpe.

– Je n’ai pas le temps de me soigner,dit-il aux chirurgiens.

– Mais la plaie peut s’envenimer, ditl’un d’eux.

– Allons donc ! un chien aurait lamême blessure, personne n’y ferait attention et elle guériraittoute seule.

– Un chien n’a pas le tempérament viciéde l’homme.

– Permettez, dit Saint-Giles, ma famillea le plus pur sang du monde dans les veines.

Et il n’avait souffert qu’une chose, c’estqu’on le pansât deux fois par jour.

– Eh bien ! Saint-Giles, ditDubois-Crancé, je vous amène le général qui se refuse absolument àse laisser étonner. Et son aide de camp qui a fait le tour du mondeet qui a mangé du serpent en Amérique, est dans les mêmesdispositions.

– Bon ! dit Saint-Giles. Je me suispeut-être un peu trop avancé. Pourtant j’ai bon espoir.

Et, montrant une maison à terrasse :

– Général, dit-il, voilà monobservatoire. Voulez-vous que nous montions là haut ?

– Montons ! dit Kellermann.

Derrière Kellermann que guidait un officier,montèrent Dubois-Crancé, Saint-Giles et le déserteur lyonnais quiavait annoncé le projet de l’ennemi.

À peine arrivé sur la terrasse, Kellermann vitderrière le cimetière des masses d’infanterie et une superbe piècefondue à Lyon, terminée la veille, et que l’on allait mettre enbatterie le soir même, car elle était attelée de seize vigoureuxchevaux.

Saint-Giles expliqua le plan de l’ennemi àKellermann.

– Vous voyez, mon général, dit-il, cettemaison à terrasse en avant du cimetière ; elle en flanque lesabords. Elle est occupée par un détachement des grenadiers deGuillaume Tell, dont le gros se tient en réserve derrière lecimetière.

– Cette maison, dit le déserteur,s’appelle la maison Danton.

Saint-Giles continua :

– Au-dessous de la maison, se trouve unelevée de terre avec une embrasure ; la pièce doit être établiederrière cette levée ; elle prend de flanc toute colonne quise jetterait sur le cimetière, elle protège la maison rouge quej’ai fait sauter, mais dans les ruines de laquelle l’ennemis’embusque ; elle balaie enfin mes avant-postes qui serontintenables quand elle tirera. Nous serons donc obligés de reculer àplus de huit cents mètres.

– Morbleu, dit Dubois-Crancé, voilà quiserait fâcheux.

– Sacrebleu ! fit Kellermann, ilfaut empêcher cela.

– Diable, dit Mouton.

Et il tortilla sa moustache.

Les trois hommes de guerre expérimentésjugeaient du péril et des difficultés inouïes de l’entreprise, avecune haute compétence.

– Prendre d’assaut la pièce et la maisonDanton, dit Saint-Giles, il n’y faut point penser. Le cimetière etcette grosse pièce, en trois décharges, dévoreraient une colonne,fût-elle de cinq mille hommes.

– Mais, dit Kellermann, on ne peutpourtant attaquer que de front.

– Pardon ! dit Saint-Giles, il y ale flanc gauche.

– Encore plus gardé ! ditKellermann. Je vois trois murailles de jardin placées les unesderrière les autres en escarpement, la dernière dominant les deuxautres.

– Et, fit observer le déserteur, ces murssont percés de créneaux et de meurtrières ; un mur pris, lesdéfenseurs se réfugient derrière l’autre.

– Je ne pense pas, dit Kellermann àSaint-Giles, que vous voulez attaquer par là. C’est impossible.

– Général, nous n’avons pas le tempsd’établir une batterie pour démolir ces murs ; du reste, cettebatterie ne tiendrait pas vingt minutes sous les feux croisés del’ennemi. Il ne faut pas que la grosse pièce de l’ennemi tire unseul coup, sinon nous reculons, et c’est une honte. Donc, il fautfranchir ces murs, prendre la maison Danton et prouver à l’ennemique nous pourrions enlever son canon, s’il l’établissait sur cetteterrasse. Or, voilà que la pièce s’ébranle, et il est tempsd’agir.

Avec un sourire superbe !

– Citoyen général, quiconque réalisel’impossible étonne, je vais t’étonner.

Et il redescendit.

– Eh bien, général, demandaDubois-Crancé, qu’en pensez-vous ?

– Je pense que si Saint-Gilesréussissait, on pourrait dire qu’il a fait plus beau que le duc deRichelieu à l’escalade de Mahon.

– Et vous, lieutenant ?

– Moi, dit Mouton, je dis ; ça neréussira pas. Je me défie des murs crénelés depuis que j’ai vumanquer tant d’entreprises pour un méchant mur percé demeurtrières. Mon bataillon a laissé trois cents hommes au pied d’unde ces méchants obstacles et nous étions d’autres copains que cesvolontaires.

– Nous allons voir, dit Dubois-Crancé.Les voilà partis.

Saint-Giles venait de se mettre à la tête deson bataillon et il le conduisait en face du premier murcrénelé ; il put le dissimuler à deux cents pas du mur dans unde ces chemins creux qui abondaient dans ces parages.

Deux cents pas, c’était la bonne portée desfusils d’alors.

Tout à coup, on vit s’élever, à vingt pasenviron du fossé, une fumée très épaisse qui s’étendit et formacomme un nuage intense ; au milieu de cette fumée, on nedistinguait rien, sinon qu’elle s’étendait et s’avançait rapidementvers le mur.

Ça et là, des lueurs sombres à hauteur dusol.

L’ennemi tirait au hasard dans cebrouillard.

Quand la fumée vint battre le mur, on vit desgrenades lancées à la main décrire leur courbe et retomber del’autre côté du mur ; elles éclataient et faisaient desravages parmi les défenseurs des retranchements.

Tout à coup des pétards éclatèrent et troisbrèches s’ouvrirent.

Les Lyonnais durent s’enfuir derrière lesecond mur.

– Eh ! fit Dubois-Crancé, qu’endites-vous ? Allumer des fusées donnant beaucoup de fumée etmarcher à l’ennemi enveloppé de nuées, cela me semble une assezjolie combinaison.

– Par tous les diables, dit Kellermann,ils n’ont perdu que trois hommes.

On ne distinguait que trois hommes àterre.

Mouton tortillait ses moustaches et ne disaitrien.

La fumée s’étant dissipée un instant, on vitque la troupe engagée se divisait en plusieurs groupes.

L’un portait des grenades, petites bombes fortdangereuses.

Un autre portait et allumait les fusées queSaint-Giles avait fait préparer par les artificiers del’ennemi.

Un autre portait des pétards et des saucissonspour faire sauter murs et portes. Puis venaient les tirailleurs etla réserve.

Le second mur fut enlevé plus vite que lepremier.

Le troisième fut à peine défendu.

Le procédé de Saint-Giles était si sûr que lesLyonnais comprirent l’inutilité d’une résistance.

Saint-Giles ne dépassa point d’abord letroisième mur : il s’abrita derrière, fit percer des créneauxet laissa souffler sa troupe.

Il avait eu soin d’établir des tireursderrière les deux autres murs pour protéger sa retraite.

Du dernier mur, il fit fusiller la maison deDanton, recommandant une fusillade lente mais sûre contre laterrasse et les fenêtres ; puis il s’élança à la tête de sescompagnies et tourna la maison sans s’occuper de sesdéfenseurs.

Il apparut donc tout à coup à quelque cent pasde la troupe qui escortait la pièce en marche pour être mise enbatterie.

Il surprit ainsi les grenadiers de GuillaumeTell qui, fusillés brusquement, se troublèrent car ils se croyaientbien protégés par la maison Danton et par les murs crénelés.

Ils ripostèrent toutefois, mais leur tête decolonne était déjà culbutée par une charge lorsque la pièce,enlevée par ordre de l’officier d’artillerie qui la conduisait, futramenée vers le cimetière.

Le bataillon de mariniers du port du Temple,se lançant au secours des grenadiers de Guillaume Tell, les dégageaet Saint-Giles ramena ses compagnies derrière le troisième murcrénelé.

Le combat était sans objet désormais.

Tout était prêt pour abattre les troismurs.

Saint-Giles, battant en retraite, les fitsauter successivement, démasquant la maison Danton, facile àprendre à revers.

Il regagna le chemin creux, puis son camp, oùKellermann et Dubois-Crancé l’embrassèrent devant toutel’armée.

Mouton lui-même déclara qu’il était étonné,mais il fit une réserve, parce que l’on avait vaincu plutôt parstratagème que par bravoure.

– Eh morbleu ! qu’importe ! ditKellermann, Samson a dispersé les Philistins avec une armée derenards. Moi, j’ai les taupes de Saint-Giles, et j’estime qu’ellesvalent bien les renards du colosse juif.

Puis il ajouta :

– Puisque le bataillon de la Croix-Rousseest en permanence au feu, je le mets en permanence à l’ordre dujour de l’armée.

Telle fut la fameuse affaire de la maisonDanton.

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