Le Bataillon de la Croix-Rousse

Ignominie

La représentation organisée par les royalistesdans les rues de Lyon avait été combinée de façon à satisfaire tousles goûts.

Après le tragique, le comique.

Derrière les émissaires annonçant la justicede Dieu, d’autres, après le passage de Châlier, recommandaient à lagarde nationale de ne pas rompre les rangs.

– Vous allez voir ! Vous allezvoir ! Un défilé d’ivrognes. On se croirait en carnaval !Un municipal dans les vignes du seigneur ! Les commissaires del’emprunt forcé conservés à l’eau-de-vie !

Puis une chanson, deux chansons, troischansons improvisées par le marquis de Tresmes, avec refrainsvariés :

La mouche sautera, etc.

La mouche saute, etc.

La mouche a sauté, etc.

Et des allusions menaçantes

Il fait venir la guillotine

Et veut qu’on monte la machine.

C’est lui qui l’étrennera,

Sautemouche sautera,

Tra tra traderidera !

Prévenus de la sorte, les gardes nationaux,les femmes et les enfants à qui l’on avait laissé percer la haie,beaucoup de monde aux fenêtres bondées de têtes curieuses, toutLyon enfin, attendaient le second cortège !

Il y avait dix minutes d’intervalle entre ledrame et la parade.

Tout était si bien combiné par l’infernalehabileté de Roubiès et de ses acolytes que des chanteurs ambulantscouraient les rues, vendant les chansons du marquis de Tresmes à lahâte et les chantaient eux-mêmes, ce qui faisait que les gardesnationaux les chantaient aussi sur le champ et en savaient les airsavant le défilé, les chantres d’église les ayant appris la veilleet dirigeant les chœurs.

Ils lisaient les paroles sur des cahiers.

La marche des ivrognes était donc exécutée aumilieu des refrains comiques, elle s’annonçait par desimprovisations fantaisistes et sautillantes que jouait un fifremarchant en tête du défilé.

La baronne ressemblait à un petit démon etelle sifflait si crânement et si spirituellement, elle était sijolie et si malicieuse, que les Lyonnais lui criaient :

– Bravo ! le fifre !

La population adopta le fifre qui devintl’enfant chéri de Lyon et dont la réputation ne fit quecroître ; elle est restée légendaire.

Venait, derrière le fifre, un piquet.

Puis, des hommes portant des pancartesimmenses sur lesquelles étaient crayonnées et enluminées descaricatures représentant les scènes de l’orgie.

Enfin, suivaient les civières sur lesquellesles Carmagnoles vrais ou faux et Sautemouche étaient étendus dansl’état où les avait mis madame Adolphe, couverts de lie et de bouedétrempée par le vin, puant l’orgie, sales, débraillés,dégouttants : quelques-uns, sortant de leur torpeur, sesoulevaient, retombaient, prononçaient des paroles incohérentes ettendaient les bras à la foule.

À l’aspect de ces malheureuses victimes dugénie inventif de la baronne, l’indignation des uns, l’hilarité desautres éclataient, formant un concert formidable de lazzi,d’injures, de moqueries et d’imprécations !

Les femmes criaient, formant chorus avecMme Adolphe qui, comme une saoule, s’attachait à savictime et marchait près de la civière de Sautemouche en se livrantà une pantomime effrénée.

Elle excitait des mégères qui s’étaientjointes à elle et qui souffletaient les carmagnoles, leurcrachaient à la figure, les fouettant et leur jetant de la fangeramassée dans les ruisseaux, qui alors ne séchaient jamais.

Dans la foule, pas une protestation contre cesindignités : les têtes étaient trop montées pour que la voixde la décence parlât et rappelât les citoyens au sentiment de lapudeur.

Sur les places, le cortège s’arrêtait et lesmégères dansaient des farandoles en criant à tue-tête :

Saute… Saute… Saute… Mouche.

L’esprit de parti s’empara ce jour-là de Lyonà ce point que les femmes de la bourgeoisie, même de la hautebourgeoisie, sortirent de cette réserve un peu prude quel’hypocrisie des mœurs lyonnaises leur imposait alors commeaujourd’hui.

Elles se laissèrent entraîner par la hainejusqu’à se joindre, du moins sur le passage du défilé, aux bandesde blanchisseuses dévergondées que menaitMme Adolphe et qui faisaient le sabbat autour descivières.

Les femmes bien élevées trouvaient des motsorduriers pour les lancer à ces ivrognes et des gestes de Messalinepour les conspuer.

C’était un déchaînement affreux qui soulevaitle cœur.

Pour prolonger la scène, les mégères faisaientdes poses fréquentes et multipliaient les sarabandes autour descivières.

Enfin épuisées, échevelées, haletantes, cesharpies arrivèrent devant la mairie.

Là, une députation de la garde nationale, lelieutenant Leroyer en tête, vint prier les municipaux de recevoirleur collègue Sautemouche.

Les autres de la minorité, les Girondins,s’écriaient que Sautemouche les avait déshonorés ;quelques-uns riaient de bon cœur et se tenaient pour ravis de cetteaventure.

Dehors on criait :

– Les… cipaux ! Aux fenêtres les…cipaux.

Étienne se contentait de demander un reçu.

Un conseiller de la minorité le lui donna,libellé comme l’exigeait le lieutenant, conseillé par Roubiès.

« Reçu des mains de la garde nationale deLyon, le citoyen Sautemouche et douze Jacobinsivres-morts ».

Étienne triomphant ouvrit une fenêtre et lesclameurs cessèrent.

Il lut le reçu.

On applaudit à outrance, un hourra immenseretentit, on cria :

– Vive le lieutenant ! à bas les…cipaux ! Mort aux Jacobins !

Mais presqu’aussitôt un grand criéclata :

– Vive la République !

La majorité était républicaine et prouvaitqu’elle l’était.

Le marquis de Tresmes se pencha à l’oreille del’abbé et lui dit :

– Diable ! qu’en pensez-vous !Ils ont l’air d’en tenir pour la République.

– Oui pour la République modérée… ditl’abbé. Et quand le moment sera venu, ils seront bien forcés detourner à la monarchie et de reconnaître le roi que les arméesvendéennes, aidées par l’Europe en armes, auront imposée auxParisiens.

Puis il dit autour de lui :

– C’est assez pour aujourd’hui.

Aussitôt Madinier, suivi d’Étienne, fit sur leperron un discours pour engager la garde nationale à se retirer,satisfaite d’avoir rempli son devoir ; mais il l’engagea à setenir toujours prête pour s’opposer aux violences des Jacobins,s’ils osaient recommencer leurs attentats.

La garde nationale de Lyon avait une forceénorme : la discipline.

Cette bourgeoisie sentait le besoin de l’unionet de l’obéissance ; elle eut le tort de laisser lesroyalistes profiter de ses instincts sages et du besoin d’ordre quilui mettaient les armes à la main.

À la voix autorisée de Madinier, les officiersfirent faire demi-tour à leurs bataillons.

En un instant, la place fut évacuée même parles mégères, car les danses de ces sauvages tournaient à labacchanale.

Étienne envoya sa compagnie balayer cettetourbe.

Et, comme Mme Adolphe semontrait récalcitrante, il la fit enlever par un piquet de quatrehommes.

C’est ainsi qu’on la ramena prisonnière à lamaison où force fut de l’enfermer dans le petit caveau transforméen cachot pour cette furie.

On ne la lâcha qu’au bout de deux heures,quand son accès d’hystérie fut passé.

Les prétendus ivrognes, abandonnés sur lescivières, furent transportés chez eux par leurs amis.

Les Auvergnats transformés en Carmagnoles necomprirent rien à cette mascarade, sinon qu’ils avaient chacun unécu en poche, explication muette mais significative dont ils secontentèrent.

Châlier, soigné par son médecin, sortit de saterrible crise ; mais il en conserva un tremblement nerveux etun certain trouble intellectuel.

Après de tels outrages, quoi d’étonnant qu’ilfut atteint de démence sanguinaire ?

L’abbé s’y attendait bien, car il réunit sonconseil.

– Messieurs, dit-il aux conjurés, le gantest jeté. Ou Châlier nous guillotinera ou nous guillotineronsChâlier, à moins que quelqu’un ne nous en débarrasse quand il aurajeté son premier feu et provoqué par des défis furieux labourgeoisie lyonnaise.

La baronne qui, sous son costume de fifre,assistait à la séance, demanda en souriant :

– Est-ce que vous ne nous avez pas parléd’une Judith, d’un ange de l’assassinat ? Il me semble avoirouï dire qu’une certaine sœur Adrienne s’essayait à ce grandrôle.

– Oui, baronne ! Et je crois à laréussite ! Cependant, si Châlier échappe au poignard, il yaura une rude bataille, car il prendra mieux ses mesures ; jerecommande à tous l’activité et l’énergie ; soyons prêts pourle 31 mai à culbuter la municipalité et à nous emparer del’Hôtel-de-Ville.

Il donna ses instructions à chacun, puis iltermina en disant à la baronne :

– Madame, sœur Adrienne, dont vous medemandez des nouvelles, vient d’assister au grand spectacle de lahonte et des humiliations de Châlier. Cette scène doit avoirproduit sur l’esprit de notre moderne Judith un effetextraordinaire : elle était déterminée à agir, elle doitmaintenant en brûler d’envie. Vous pouvez donc écrire à monseigneurle régent, qu’à moins d’un miracle, les jours de Châlier sontcomptés. Cependant, comme il peut arriver que le miracle se réaliseet qu’il en réchappe, nous ne compterons que sur nous et nousprendrons quand même l’Hôtel-de-Ville.

– À quand le coup de poignard ?demanda la baronne froidement.

– Demain, après-demain peut-être. Châlierne peut manquer de prononcer à son club quelque discoursépouvantable pour sa rentrée sur la scène politique aprèsl’aventure d’aujourd’hui. Ce discours justifiera le meurtre de sonauteur qui aura lieu à la fin même de la séance.

L’abbé Roubiès avait parlé d’un couvent etd’une sœur Adrienne.

Il y avait donc à Lyon un couvent et dessœurs.

Mais il ne s’agissait évidemment pas d’uncouvent comme il en existe lorsque la loi les tolère ou lesapprouve.

Même à Lyon, il eût été dangereux de braverouvertement les décrets de sécularisation : c’eût été tropd’imprudence ; partout on avait l’air d’obéir à la loi.

Quelques communautés étaient passéesl’étranger.

Plusieurs s’étaient dissoutesmomentanément.

Un certain nombre de religieuses avaientépousé civilement des citoyens enchantés de gagner des joliesfilles, très intéressantes du reste, à la République et de donner àcelle-ci des défenseurs en collaboration avec des épouses deJésus-Christ.

La plupart des communautés, à Lyon notamment,paraissant se soumettre aux décrets, avaient fait mine de sedisperser : en réalité, elles restaient constituées, mais lessœurs ne portaient plus le costume.

Parmi ces communautés qui trichaient avec lesdécrets, il en était une, celle des filles de Saint-Régis qui étaitdirigée par l’abbé Roubiès comme père spirituel.

Réduite à une supérieure, à deux mères, à cinqnovices, cette communauté vivait très secrètement dans une rueperdue du faubourg des Brotteaux.

L’existence de ce couvent clandestin en pleinfaubourg de Lyon prouve, malgré les précautions prises par lesintéressées, que la population était en somme très disposée à latolérance.

Dans cette maison des Brotteaux, les sœursvivaient recluses, n’ayant pour promenoir qu’un petit jardinentouré de hauts murs.

Elles ne sortaient jamais que par ordre, ou,si l’on veut, par permission de l’abbé Roubiès.

Pour les voisins, la supérieure se disaitl’aïeule des novices.

Des deux sœurs, une prétendait être la tante,l’autre la mère de ces novices.

Et tout ce monde, vêtu bourgeoisement maismodestement et sévèrement, se tenait très renfermé, je l’ai dit,servi par une tourière qui faisait la cuisine et lescommissions.

La supérieure était une ex-belle femme auprofil très accentué, dominatrice, violente sous une apparencecalme et croyant qu’elle ne ferait jamais assez de prières auxautres pour que Dieu lui pardonnât son passé.

Elle avait eu un tempérament ardent.

Rien de sombrement austère comme ces femmesdont le cœur a flambé d’un si beau feu d’amour quand elles avaienttoutes leurs dents et tous leurs cheveux.

Ce qu’était l’abbé Roubiès à la supérieure,les uns ont dit son fils, d’autres son neveu.

Fils ?

Il aurait pu l’être, car la fanatique d’alorsavait autrefois assez aimé pour être devenue mère.

En tous cas, il l’appelait indifféremment matante ou ma mère.

Ma mère en religion.

Ma tante, au point de vue civil.

Mais elle l’était peut-être bien au point devue réel.

Elle l’aimait assez égoïstement, du reste,mettait son orgueil en lui, et elle prétendait que, sans lui, elleserait allée insulter Robespierre pour monter sur l’échafaud avecjoie ; c’était une pose.

Il y avait dans cette tendresse de la tante oude la mère de l’abbé Roubiès un je ne sais quoi de charnel qui legênait ; il la tenait froidement à distance.

Ces vierges folles, devenues des saintes,conservent dans les amitiés permises, quelque chose de trop ardentqui inquiéterait leurs confesseurs, si les confesseurs étaient gensà s’alarmer de si peu.

Grâce aux secours de quelques familles trèsriches de Lyon, la communauté vivait dans l’abondance.

Ce n’était pas un de ces couvents où lesmacérations sont à la mode et où les sœurs se privent de nourriturejusqu’à s’émacier.

Telle n’était pas la direction qu’avaitimprimée l’abbé Roubiès aux sœurs, par l’intermédiaire de satante.

Mais, au point de vue moral, on pratiquaitl’ascétisme le plus mystique qui, combiné avec la bonne chère,provoquait de violentes exagérations : l’abbé avait depuis peuordonné un redoublement d’exercices religieux pour pousser lessœurs dans la voie extatique.

Toute sa science de prêtre fort semblait avoirété dirigée vers ce but : faire naître dans la communautécette étrange maladie morale qui s’appelle l’érotisme descloîtres ; il s’était ingénié à instituer une règle quiaboutirait à ce résultat :

« Produire des filles hystériques parl’excès des forces physiques non employées, par l’abus desprédications passionnées et des méditations prolongées. »

Il se passait à huis-clos, dans la communauté,des scènes étranges : on avait si bien entraîné cesmalheureuses sœurs que toutes étaient somnambules.

Souvent, au cours des méditations, l’uned’elles tombait en extase et se mettait, comme la prêtresseantique, à vaticiner, prédisant à la République la ruine et lamort, menaçant Châlier et les républicains du poignard des fillesde Sion, annonçant qu’une femme sauverait la France.

Telles étaient les conséquences de la méthodesavante d’entraînement religieux que l’abbé Roubiès faisaitappliquer à la communauté, en la combinant avec l’ingestion decertaines drogues empruntées à la pharmacie des cloîtres et auxtraditions du Moyen-Âge ; mais ces crises de fanatisme étaientaussi causées par les prédications d’un moine d’une éloquencesingulière, aussi fanatique, aussi exalté que Châlier ; l’abbéRoubiès envoyait souvent ce moine à la communauté pour y entretenirle feu sacré de l’assassinat.

Ce moine était un Espagnol qui parlait fortbien notre langue, car il avait servi dans notre armée commeofficier.

Cet homme devait avoir de fortestentations.

Il était sincère dans ses exaltationscatholiques, mais sa vie ne devait pas être pure.

En France, nous ne comprenons pas ces types demoines espagnols alliant la nature la plus lubrique à la foi laplus vive, courant pendant des semaines les mauvaises maisonsqu’ils scandalisent par l’emportement de leurs salespassions ; puis allant, couverts de cendres, la discipline aupoing, expier leurs fautes dans le secret de leurs cellules.

Ces moines doivent même souvent àl’impétuosité du sang une éloquence dont ont fait preuve ceux quiprêchèrent la guerre de l’indépendance contre nous sous le premierEmpire.

C’est une éloquence enflammée sans logique,sans suite, mais pleine d’images saisissantes, d’élans impétueux etde mouvement.

Un de nos écrivains ecclésiastiques a qualifiéces moines espagnols de tribuns de la « chair »catholique.

Ils exercent en effet sur les masses surtout,sur les ignorants et les femmes, une action fascinante.

Le moine qui prêchait au couvent des Brotteauxétait de ceux-là.

Ce moine qui s’appelait Dom Saluste étaitréputé pour les succès qu’il obtenait comme prédicateur.

Sa renommée était bien établie à Lyon où ilavait prêché souvent, appelé par l’archevêque qui leconnaissait.

C’est à lui que l’abbé Roubiès avait confié lesoin de fanatiser les sœurs du couvent clandestin desBrotteaux.

Sous la parole de ce prêtre étrange, ces cœursde filles hystériques avaient vibré.

Tout avait donc été mis en œuvre pour préparerces malheureuses à l’assassinat de Châlier.

Mais l’une d’elles surtout avait été reconnueplus apte à accomplir cette œuvre de sang.

C’était cette sœur Adrienne dont l’abbé avaitparlé à la baronne.

C’était celle-là qui semblait prédestinée pource meurtre.

C’était à elle que le moine espagnol, lacouvrant d’un regard ardent, adressait ses brûlantesexhortations.

Sœur Adrienne était une beauté froide,correcte, aux traits presque rigides, mais d’une pureté de lignesqui rappelait les bas-reliefs antiques de la grande époque dePériclès.

Elle avait vingt ans.

Pour les autres, c’était la jeunesse,printemps de la vie, l’amour, les doux enivrements de la sève quimonte et fait éclater les splendeurs du sein.

Pour elle, c’était l’ennui profond, l’ennuiterrible de la recluse, le mortel ennui.

Pour elle, c’était la dépense effrayante desforces nerveuses pendant les extases, les mornes abattementsensuite.

Pour qui eût su deviner la femme sous la sœur,Adrienne eût paru ce que la nature l’avait faite, une fille pure,chaste, belle, d’une haute portée intellectuelle, capable de sedévouer et d’aimer jusqu’aux plus sublimes sacrifices.

Le cloître, les habiletés du père Roubiès etles prédications du moine espagnol, nature sauvage, âme délirante,parole fulgurante, avait étouffé tous les germes humains dans cecœur et ce qui était bon, grand, généreux, avait avorté ou s’étaitmonstrueusement développé à contre-nature.

Adrienne était devenue si fanatique quec’était sur elle surtout, sur elle seule même que l’on comptaitpour exécuter le plan d’assassinat des Compagnons de Jéhu.

Aux prédications passionnées du moine, le pèreRoubiès joignait les exhortations les plus insinuantes de saparole.

Il ne doutait pas qu’une nature aussi élevéeque celle d’Adrienne ne fût sensible aux excitations del’orgueil : il exploitait cette corde.

Il montrait à la jeune fille son glorieuxavenir, lorsque, remontant sur son trône, le roi la ferait nommerabbesse mitrée, lorsque le Pape la désignerait par un encyclique àl’admiration et à la vénération du monde.

Il lui ouvrait d’immenses horizons.

Et ces mots magiques, gloire immortelle,paradis éternel, ange sauveur de l’Église et de la monarchie,Judith Française, nouvelle Jeanne d’Arc, tombaient sur un espritnaturellement porté à voir grand, mais dont on avait faussé lepoint de vue.

Telle était sœur Adrienne que la nature avaitcréée pour être la mère auguste de grands citoyens, et dont lesprêtres avaient fait la vierge stérile ambitionnant l’honneurd’assassiner un Jacobin.

Or, le jour de la manifestation, l’abbéRoubiès avait envoyé un mot à la supérieure.

Aussitôt, celle-ci avait ordonné à sœurAdrienne de s’habiller pour sortir du couvent avec elle.

Sortir !

Ce mot produit un effet étrange sur unerecluse.

Adrienne en était arrivée peu à peu à ce pointqu’elle était hantée par l’obsession de l’assassinat.

Elle se livrait à toutes les puérilités de ladévotion pour plaire à Dieu et pour qu’il daignât la désigner commel’instrument de ses châtiments.

C’est dans ces circonstances que la supérieureétait venue lui dire « Nous sortons ! ».

Sœur Adrienne, à l’idée de mettre le pieddehors, s’était mise à pleurer.

Elle était la plus exaltée dans le rigorismeet voulait respecter son vœu de réclusion.

Elle avait protesté avec énergie.

La supérieure avait insisté avec autorité.

Sœur Adrienne avait fermement opposé ses vœuxà cette sortie.

La supérieure avait commandéimpérativement.

Alors, sœur Adrienne avait baissé la tête ets’était déclarée prête à obéir, protestant que sa supérieure étaitresponsable de ce manquement à la règle.

– Ordre du père Roubiès pour le salut del’Église ! avait répondu la supérieure.

Les yeux de la jeune sœur avaient brillé d’unfeu ardent et sombre.

– Le grand jour de la délivrance de Lyonserait-il donc arrivé ? avait-elle demandé.

– Il approche ! avait répondu lasupérieure. Que toutes se préparent ! Il faut des victimes auSeigneur.

Sœur Adrienne, dès lors, avait montré uneardeur extraordinaire et s’était hâtivement préparée à cette sortiequi l’effrayait quelques minutes auparavant. Dix minutes après,elle quittait le couvent avec la supérieure.

Ce que l’abbé Roubiès avait voulu en faisantassister sœur Adrienne à l’humiliation de Châlier, c’était le luimontrer sous le coup de la colère d’une ville, c’était produire surelle cette impression que cet homme était chargé demalédictions.

Rien de plus propre que la mise en scène dontnous avons décrit les phrases pour frapper l’imagination affolée desœur Adrienne.

Déjà elle aspirait ardemment à l’honneur del’assassinat ; mais sa victime restait pour elle à l’état deconception vague.

La vue de Châlier chargé, comme elle devait lecroire, de la colère des hommes et de celle de Dieu, devait larendre implacable dans ses desseins.

Cet homme allait lui inspirer par sa laideurune répulsion invincible, par ses contorsions épileptiques unehaine puisée dans la conviction qu’il était possédé.

Dès lors, selon les justes prévisions del’abbé Roubiès, elle marcherait sans hésiter dans la voie sanglantequ’on avait tracée.

Comme il l’avait dit, à moins d’un miracle,Châlier devait mourir comme Henry III, comme Henry IV, sous lepoignard de l’Église tenu cette fois par une main de femme.

Lorsque sœur Adrienne reçut l’impression del’air extérieur, elle se sentit oppressée comme le prisonnierhabitué à l’air de son cachot et qu’étouffe une atmosphère pluspure.

Cette malheureuse créature marchait comme unfantôme dans les rues de Lyon, sous l’obsession de l’idée fixe.

La supérieure la conduisit dans une maisondévouée où elle fut reçue en silence, avec des apparences derespect extraordinaire.

Maîtres et domestiques la traitaient déjà ensainte.

On baisait le pan de sa robe, comme si elleeût été une relique, les enfants de la maison, rangés à genoux,demandèrent et reçurent sa bénédiction.

L’orgueil, qui est la force et la faiblessedes grandes âmes, la saisit puissamment : elle se sentaitdevenir idole et se laissa adorer.

Mais, en même temps, s’imposait la nécessitéinéluctable de mériter ces vénérations anticipées.

Quand une conception est juste, touts’enchaîne logiquement autour de l’idée mère.

L’abbé Roubiès n’avait pas songé à cette scènede prosternation devant sœur Adrienne et cette scène allait, plusque toute autre, l’affermir dans ses projets d’assassinat.

On la laissa seule avec la supérieure dans unepièce donnant sur une place par où le cortège devait passer.

Tout semblait étrange à Adrienne : ellehésitait à se pencher pour voir ce peuple remplissant les rues.

– Ma sœur, regardez de tous vos yeux, ditla supérieure dans un style apocalyptique car, celui que leseigneur a marqué, va se montrer à vous, terrassé par unavertissement céleste ; ma sœur ! ma sœur ! le grandjour approche.

– Ce n’est donc pas aujourd’hui ?demanda sœur Adrienne.

– Non, aujourd’hui Dieu met seulement legrand coupable sous les yeux de la femme forte suscitée par luipour exécuter les décrets de sa justice.

Les prêtres ont un système d’éducation si bienapproprié à tous les sexes, à tous les âges, que cette femme,vieille fille de joie, vierge folle de son corps, avait fini parparler avec autorité le jargon biblique.

Dans la rue, les grandes rumeurs de lamanifestation commençaient à rouler sourdement.

Sœur Adrienne écoutait frémissante.

– Qu’est-ce donc que ces bruits ?demanda-t-elle.

– Celui d’un peuple religieux qui sesoulève contre les tyrans impies ! répondit la supérieure.

Sœur Adrienne, effrayée par la lumière et leplein air, pénétrée par les effluves qui couraient déjà dansl’atmosphère, hésitait à rester à la fenêtre : elle se sentaitaveuglée et assourdie.

Mais tout à coup, une légion de la gardenationale envahit la place voisine, que l’on dominait de lafenêtre ; elle s’était avancée sans bruit ; mais lecolonel venait d’apprendre par ses émissaires le désarmement desCarmagnoles et le défilé prochain.

Il rompit la consigne du silence, donna unsignal et la légion déboucha sur la place au retentissementéclatant de la musique militaire.

Jamais pareil spectacle n’avait frappé lesyeux de la jeune fille, jamais elle n’avait vibré aux sons del’orgue comme elle vibra quand les notes de la Marseillaises’élancèrent, hymne triomphant vers le ciel.

Ces soldats, sous l’uniforme brillant d’uneriche milice, ces armes étincelantes, ces pompes militaires agirentavec force sur cette organisation nerveuse : elle regardaitles rangs formés en haie, la foule agitée, les groupes houleux,cette marée humaine envahissant cette place, ondulant, sesoulevant, s’affaissant, se repliant et revenant sans cesse battreles trottoirs et les murs des maisons. Cette scène si nouvelle pourl’œil d’une recluse la tenait clouée à la fenêtre.

Puis les émissaires passés, le silence se fitprofond à l’approche du défilé des prisonniers.

Au commandement des officiers :« Haut les armes la voûte d’acier se forma, et, sousl’entrecroisement des baïonnettes, la recluse, remuée jusqu’au fonddes entrailles, vit Châlier couché sous l’opprobre, l’écume del’épilepsie aux lèvres, tordu en cercle, la tête aux talons, lesyeux blancs, semblable à quelque grand coupable, tourmenté par lajustice divine pour l’épouvante des peuples.

Elle entendit la voix des hérauts d’armeslançant l’anathème sur ce misérable.

Elle frémit au cliquetis des armess’entrechoquant.

La musique jouait en sourdine une marchefunèbre et les tambours battaient le deuil.

Elle regarda passer sa future victime avec desyeux vitreux au fond desquels couvait le feu sombre des résolutionsimmuables.

Et quand, le cortège passé, ne voulant pointqu’elle vît le défilé des ivrognes, la supérieure emmena Adrienne,celle-ci lui demanda d’une voix dont la douceur contrastait avec lesens féroce de la question :

– Sera-ce pour aujourd’hui, mamère ?

– Non, ma fille.

– Demain ?

– Demain peut-être.

Adrienne, cependant, s’étonnait que, tenantsous leurs baïonnettes ce Châlier si méprisé et tant haï, lesgardes nationaux ne l’eussent point tué.

Elle demanda :

– Cet homme semble porter le poids de lacolère d’une ville : pourquoi personne ne l’a-t-ilfrappé ?

Question embarrassante.

C’était la logique venant prendre lasupérieure à la gorge.

Mais ces dévotes sont dressées à toutes lesescrimes de l’esprit : elles font à toute objection desréponses spécieuses.

La supérieure prit l’air grave d’une femmepour laquelle Dieu n’a pas de secrets, et répondit :

– Ma fille, cet homme s’est approché desautels dans sa jeunesse. Dieu qui est l’éternelle justice etl’éternelle bonté a voulu l’avertir aujourd’hui et lui laisser letemps de méditer et de se repentir.

– S’il se repent ?

– Ma fille, il faudra bénir lamiséricorde infinie du Seigneur.

Sœur Adrienne dit, les dentsserrées :

– Il ne se repentira pas !

Elle en était arrivée à ce point de hainequ’elle souhaitait à Châlier ce que les prêtres appellentl’impénitence finale.

Mais, tout à coup, elle frissonna etpâlit.

Cet appareil sinistre, ce défilé sombre, cesprisonniers abattus, atterrés, cette victime de la colère divine,et, plus que tout, les courants magnétiques qui se dégageaient desmasses, produisirent un effet de vertige sur la recluse.

Elle fut saisie d’un accès de délire auquel dureste la supérieure s’attendait car, dès qu’elle vit sœur Adriennetrembler, elle appela et courut à elle.

On l’enleva de la fenêtre que l’on ferma etelle passa successivement de la convulsion à l’extase et del’extase à l’abattement.

On la laissa dans cet état pendant quelquesheures.

Ces crises étaient réglées et la supérieure enavait la longue pratique.

On laissa voir aux gens de la maison sœurAdrienne en extase.

Ils demeurèrent convaincus que Dieu dans cemoment avait fait monter l’âme de la sainte jusqu’au ciel.

Revenue à elle, reposée, n’ayant rien vu de lacomédie qui suivit, sœur Adrienne retourna au couventinébranlablement convaincue de sa mission.

Aussitôt la manifestation finie, l’abbéRoubiès s’était rendu à la maison qui servait de couvent à sœurAdrienne.

L’abbé Roubiès était un de ces hommes qui, parleur grande habileté, excellent à dominer les autres.

Toute sa conduite pendant le siège en fait lapreuve.

Il fut l’âme de la révolte.

Plus on étudie cette figure historique del’abbé Roubiès, plus on est tenté de contredire l’histoire.

On en a fait un exalté, un fanatique :nous le voyons toujours fin et profond politique, ayant un grandsens pratique des hommes et des choses.

Nous sommes donc disposés à conclure qu’il futun habile calculateur, sachant combiner toutes les forces au profitd’une cause et utilement profiter des exaltations sans êtreexalté.

Tout en lui démontre le sang-froid.

Nous constatons que cet abbé Roubiès, assezfourbe pour accepter la place si importante de secrétaire de lacommission populaire républicaine, qui exerça la dictature dansLyon révolté, que ce prêtre royaliste, assez souple pour cacher ledrapeau monarchiste, nous semble bien plutôt un adroit ambitieuxqu’un croyant fanatique.

La façon dont il organisa la petite communautédes Brotteaux, les drogues pharmaceutiques que l’on y trouva lorsde la perquisition ordonnée par Fouché, tout un ensemble de noteset de conseils médicaux à la supérieure et destinés à produirel’exaltation jusqu’au délire, tout démontra que l’abbé Roubiès futun conspirateur voulant combiner un coup hardi, un assassinatpolitique qui ferait de lui un personnage important.

Mais rien ne prouve qu’il n’eût pas lafoi.

Spirituel, sceptique surtout et sur tous, ilne prononça jamais un mot, il n’écrivit pourtant jamais une lignequi puisse permettre de croire qu’il ne croyait pas.

Il y a quelques exemples de ces prêtres quifurent les pires hommes dans la vie politique, capables de tous lesforfaits pour le triomphe de leur cause et de leurs projets, maisqui furent sincèrement croyants.

Tel qu’il est, l’abbé Roubiès se présentecomme une énigme : c’est un sphinx qui se pose sous leportique de l’histoire de Lyon révolutionnaire et qui n’a pasencore livré tout son secret.

Il avait demandé à la tourière si sœurAdrienne était rentrée et, sur la réponse affirmative de cettetourière, il avait paru satisfait.

Il avait été immédiatement conduit auprès dela supérieure qui l’attendait.

Resté seul avec elle, il l’embrassafilialement et lui demanda :

– Eh bien, ma mère, quelsrésultats ?

– Merveilleux, mon cher enfant. Tu as eu,comme toujours, une ingénieuse idée en envoyant la sœur Adrienne àce spectacle qui m’a moi-même profondément émue.

– La mise en scène a bien réussi, ditl’abbé en souriant, aucun de mes calculs n’a manqué, tous leseffets préparés ont réussi au-delà de toute espérance :d’autres qui étaient imprévus ont été des plus heureux.

Puis changeant de ton :

– Ma mère, dit-il, nous sommes bien sûrsde sœur Adrienne, n’est-ce pas ?

– Oh ! j’en réponds.

– Tenez-vous prête, dès que Châlier seraremis et recommencera ses discours au club, à conduire sœurAdrienne à la séance de rentrée. Elle entendra ce fou déployer sesatroces théories, avec d’autant plus de rage qu’il vient d’êtrehumilié et blessé au vif.

– Quelle honte, pour unorgueilleux !

– Aussi, ma mère, faut-il qu’il meure,car si l’on ne le tue pas, il nous tuera.

– Eh bien, mon fils, tu tiens sa vieentre tes mains. Adrienne est une héroïne prête au martyr. Jamaisd’un cœur plus ferme on n’aura exécuté une résolution ; jamaispersonne n’aura frappé un tyran persécuteur d’une main plussûre.

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