Le Bataillon de la Croix-Rousse

La cour martiale

Aussitôt que le bataillon avait été en sûretéet hors d’atteinte des boulets ennemis, le capitaineMonte-à-Rebours avait remis le commandement de sa compagnie à sonlieutenant et il avait gagné la Pape au grand galop de soncheval.

En bon policier, il n’était pas fâché debrûler la politesse à la Ficelle ; il voulait arriver avantlui et faire du zèle.

Il était donc allé trouver à son appartementDubois-Crancé pour lui rendre compte.

Comme nous l’avons dit, Monte-à-Rebours étaitsurtout un homme d’action. Il raconta laconiquement ce qu’il avaitvu.

Impartial, il ne cacha rien de la bravouredéployée par Saint-Giles.

Dubois-Crancé écouta attentivement.

Un fait le frappa tout d’abord, c’étaient lescoups de fusil tirés pendant la trêve.

– D’où partit la fusillade ?demanda-t-il.

– D’une maison close.

– Située ?

– Entre notre réserve et notreavant-garde.

– En sorte que, dit Dubois-Crancé, lesLyonnais vont pouvoir apprendre que ce sont nos troupes qui ontrompu la trêve.

– C’est ce que j’ai pensé, ditMonte-à-Rebours.

– Cela m’a tout l’air d’unguet-apens.

– Un « coup monté », comme nousdisons, nous autres, en langage de police.

– Et c’est Saint-Giles qui a demandé àentamer des pourparlers ? dit Dubois-Crancé, les sourcilsfroncés. Qu’en penses-tu citoyen capitaine ?

– Après ce que nous savons deSaint-Giles, c’est louche ! fit Monte-à-Rebours. Une fois quel’on est entré dans la voie du soupçon, on s’y enfoncevolontiers.

Dubois-Crancé ne pouvait se dissimuler queSaint-Giles avait été vaillant, mais il expliqua sa conduite à sonpoint de vue.

– Morbleu, dit-il, je ne comprends paspourquoi ce Saint-Giles n’a pas ramené son bataillon au pas decourse après avoir constaté la trahison. Pourquoi diable battre enretraite au petit pas sous les obus de l’ennemi ? Son devoirétait de mettre rapidement son monde hors d’atteinte.

– C’est ce que je me disais ! fitMonte-à-Rebours.

– Sans doute, reprit Dubois-Crancé,Saint-Giles, par un étalage de courage inutile, aura voulu masquersa trahison, car, pour moi, il était de connivence avecl’ennemi.

Et il rédigea sur-le-champ les notes suivantesqu’il fit porter à l’accusateur public chargé d’incriminerSaint-Giles devant la cour martiale.

Ces notes complétaient celles que le prévôtavait déjà prises et qui accusaient Saint-Giles :

1e D’avoir entretenu des relationsavec Mme de Quercy ;

2e De l’avoir accompagnée jusqu’àMarseille ;

3e D’avoir simulé une détention etd’avoir quitté la prison par connivence avec l’ennemi ;

4e D’avoir auparavant abandonné sesbataillons vainqueurs dans l’émeute du 20 mai en se faisantvolontairement enlever par l’ennemi.

Telles étaient les premières notes surlesquelles le prévôt basait le gros de l’accusation.

Les secondes, celles que lui faisait passerDubois-Crancé étaient ainsi conçues.

Les royalistes lyonnais, ayant à craindre queles républicains girondins égarés qui font cause commune avec euxne se décidassent à faire leur paix avec la Convention, avaienttout intérêt à mettre du sang entre les deux partis.

Ils ont tramé avec Saint-Giles unguet-apens.

Celui-ci a proposé d’entamer des pourparlersavec les révoltés et il s’est entendu avec des traîtres pour que,pendant une trêve, des coups de fusil partissent dans les rangsrépublicains contre les Lyonnais.

Le guet-apens a eu lieu.

Sous le coup de pareilles accusations à cetteépoque, la tête du suspect ne tenait plus qu’à un fil.

Il fallait un miracle pour sauverSaint-Giles.

Jamais, dans aucun temps, on ne vit legouvernement imposer plus durement que la Convention la disciplineaux armées.

Les généraux tombaient sous la hache, lesofficiers et les soldats sous les balles d’un pelotond’exécution !

Pour les généraux, le tribunal révolutionnairesiégeant à Paris et jugeant sans appel…

Pour les officiers et les soldats la courmartiale jugeant aussi sans appel.

Pour tous les condamnés, l’exécution dans lesvingt-quatre heures…

Le jugement rendu, point de grâcepossible.

Pour la cour martiale, comme juges, desofficiers dont les sentences étaient étudiées, surveillées,commentées.

Malheur à ceux qui cédaient à un sentimentd’indulgence coupable.

Et quel code terrible.

Trahison : mort !

Sommeil en faction : mort !

Vol : mort !

Infraction à la discipline :mort !

Selon le mot lugubre de Danton, la Conventionqui avait fait pacte avec la mort, imposait ce pacte à l’armée.

Ayant décrété la mort, il se trouva que laConvention avait décrété la victoire. Telle était la justiced’alors, justice devant laquelle allait comparaîtreSaint-Giles.

Comme prétoire, un immense hangar.

Comme public, l’armée accourue, silencieuse etpressée autour de l’enceinte. Dix sentinelles contenant, l’arme aubras, cinq ou six mille spectateurs.

Le tribunal siégeant sur de simples bancs debois.

L’accusateur debout.

L’accusé assis sur un escabeau.

Point d’appareil.

Et cependant la terreur planait sur cettescène d’une simplicité républicaine et militaire.

La mort que chaque soldat voyait au-dessus del’accusé, il la sentait sur sa propre tête.

Et le pouvoir implacable de la Convention luiapparaissait dans un représentant, celui de son écharpe, immobilecomme une statue, juge lui-même, de ces juges qui allaientjuger.

Dubois-Crancé, qui n’avait jamais vuSaint-Giles, le regardait.

Des doutes sur sa culpabilité luivenaient.

Trop tard…

Il avait livré l’accusé à la courmartiale ; eût-il voulu le sauver qu’il ne le pouvaitplus.

Saint-Giles était littéralement couvert deblessures.

La mitraille avait haché ses vêtements etlacéré sa peau ; grâce à un bonheur inouïe, il n’avait étéqu’égratigné en quelque sorte par le gigantesque coup de griffes ducanon.

Mais une balle, celle de l’Auvergne assassin,lui avait labouré le cou.

Toute l’armée se sentait prise pour lui desympathie.

Sympathie muette.

L’accusateur public qui s’était levé attenditque le président eût constaté l’identité de l’accusé par sesquestions ; après quoi, il lut l’acte d’accusation.

C’était une pièce sèche, nette, précise.

Le président et chacun des juges en avaientcopie sous les yeux et en suivaient la lecture.

Quand elle fut terminée, le président posa sesquestions.

C’était un colonel d’infanterie, un vieuxsoldat qui avait fait, comme sergent, les guerres de la Monarchieet qui avait gagné ses épaulettes sur les champs de bataille de laRépublique.

– Accusé, demanda-t-il allant droit aubut, niez-vous avoir été l’amant de la baronne de Quercy, uneémigrée ?

– Non ! dit Saint-Giles d’une voixferme.

Il y eut un murmure d’étonnement dans lafoule.

Il avouait, il était coupable.

Le président regarda les autres juges, puis ilposa une seconde question :

– Accusé, avez-vous été fait prisonniervolontairement ?

– Non ! dit énergiquementSaint-Giles. J’ai été trahi par une troupe d’Auvergnats commandéepar un certain capitaine Pierre qui m’a livré.

– Je vous ferai observer, dit leprésident, que nier ce second point ne vous sauvera pas puisque lepremier entraîne la mort.

– N’ai-je pas refusé un défenseur quandon me l’a offert ? dit Saint-Giles. Je me suis condamné à mortmoi-même. Il y a deux mois, et, pendant toute la journée, je mesuis offert en cible vivante à l’ennemi. Cette mort que jecherchais n’a pas voulu de moi.

– Vous vous reconnaissez donccoupable ?

– Je vous répète que je m’étaiscondamné.

L’armée, les juges et Dubois-Crancé lui-mêmecomprirent que Saint-Giles devait avoir été victime de quelquefatalité.

Le président se taisait, cherchant quellequestion il devait poser pour permettre à l’accusé d’expliquer saconduite ; mais Saint-Giles prit la parole.

– Je dois être fusillé, dit-il ; jene peux, ne veux ni ne daigne défendre ma vie, mais je veux plaiderpour mon honneur. Dans une heure, je serai exécuté ; je necrois pas qu’un seul de vous m’ayant vu au feu, croit que je tiensà mes jours. Devant ma fosse creusée d’avance, je l’aie vue ouverteen venant ici, je jure de vous dire la vérité.

Après un silence :

– La voici, je le jure !

Et avec l’éloquence qui faisait de lui unorateur si puissant, il raconta ses amours avecMme de Quercy, comment il l’avait aimée sansla savoir émigrée, comment elle l’avait fait enlever par lecapitaine Pierre, comment elle lui avait rendu visite enprison.

Arrivé à cet endroit de son récit, il eut unsuperbe mouvement oratoire.

– Voilà ma faute ! dit-il. Pourvaincre, nous tous, enfants d’une République menacée par l’Europe,nous devons être d’airain. J’ai faibli et vous avez vu que je saiscomment on paie une défaillance à la patrie.

Il raconta ensuite comment il avait quitté labaronne, non pas à Marseille, mais à Avignon, comment il avait levéle bataillon de la Croix-Rousse.

– Quant à ce guet-apens dans lequelj’aurais trempé, s’écria-t-il, je ne veux pas me justifier. C’estabsurde ! Les royalistes ont connu mon projet par leursespions ; ils en ont craint le succès, ils ont soudoyéquelques misérables pour rompre la trêve. Faites une enquête aprèsmon exécution et vous verrez que je ne suis pour rien dans cettetrahison. Condamnez-moi mais seulement pour une folie de jeunehomme qui ne déshonore pas.

Au milieu de l’émotion générale, le présidentlaissa échapper cette phrase :

– Il est bien malheureux que vous nepuissiez donner des preuves de votre innocence sur deuxpoints :

1e Lors de votre capture par lesLyonnais, le 20 mai ;

2e Dans le guet-apensd’aujourd’hui.

Le vieux colonel regarda Dubois-Crancé et ditsur un ton de reproche :

– La cour martiale ne peut surseoir aujugement qui doit être rendu séance tenante ; elle ne peuts’éclairer par une enquête. Si, plus tard, on trouvait des preuvesd’innocence sur les points que vous contestez, votre mémoire seraitallégée d’autant et, sans préjuger en rien de la sentence querendra le tribunal, il regretterait certainement de n’avoir puconnaître à temps les vrais coupables du guet-apensd’aujourd’hui.

En ce moment, il se fit dans la foule dessoldats un grand mouvement, et au-dessus de cette masse de troupessans armes, on vit onduler une double haie de baïonnettes.

Dubois-Crancé, étonné qu’un incident quelqu’il fût vint interrompre le cours de la justice, fit un signeimperceptible au président.

Celui-ci dit lestement :

– La parole est à l’accusation.

Mais, chose inouïe, une rumeur sourde maisintense se faisait entendre sur le passage des baïonnettes, qui,seules, émergeaient au-dessus des têtes, sans qu’il fût possible desavoir ce que c’était que ce piquet en marche.

Évidemment il se dirigeait vers la courmartiale.

Peu à peu les bruits de voix devinrent plusnets et le président entendit distinctement crier :

– Attendez ! attendez !

Que se passait-il donc pour que les soldatsosassent ainsi prendre la parole devant une courmartiale ?

Dubois-Crancé sentit profondément ce manque derespect et ses lèvres se pincèrent.

Mais un large vide s’étant produit dans lesrangs des spectateurs, on vit que la haie des baïonnettes escortaitdes prisonniers lyonnais.

En tête de ces prisonniers, un capitaine del’armée révoltée.

En tête du piquet, un capitainerépublicain.

Au bruit, succéda un grand silence.

On entendit la sonnette du présidents’agiter.

– La séance est suspendue !dit-il.

C’était un moyen de s’informer de ce qui sepassait, sans porter atteinte à la majesté de la cour.

La séance suspendue, le président,interpellant le capitaine républicain amené devant le tribunal, luidemanda :

– Pourquoi, capitaine, amenez-vous cesprisonniers sans que la cour les ait mandés ?

Le capitaine, qui n’était autre que laFicelle, répondit :

– Mon colonel, si je n’avais pas entenduprononcer la suspension de la séance, je me serais tenu hors duprétoire et je vous aurais envoyé un avertissement écrit pour quevous me mandiez comme témoin à votre banc, en vertu de votrepouvoir discrétionnaire.

La Ficelle, ex-policier parisien,« connaissait son affaire », comme il le disait souvent.Sa réponse le sauva certainement des arrêts.

Il continua :

– Mais, du moment où vous suspendiez laséance, mon colonel, j’ai cru que vous aviez compris qu’il y avaitdu nouveau et que vous vouliez m’interroger, car j’apporte ici leflambeau de la vérité.

Sur cette fin de phrase ronflante, la Ficelleregarda l’accusateur public qui passait pour abuser un peu del’éloquence ; la Ficelle eut l’air de lui dire :

– Et moi aussi, j’en pince, quand jeveux, de la guitare oratoire ! Et moi aussi, je fais mespetits effets !

Le gendarme était un assez bon gendarme.

Il ne refusait jamais un encouragement à quile méritait, il sourit à La Ficelle, en collègue s. v. p, car ilsétaient tous deux capitaines, comme on sait.

Le président, après avoir consulté de l’œilDubois-Crancé, dit à la Ficelle :

– Parlez, capitaine.

Mais La Ficelle comprit que s’il parlaitpendant la suspension, il faudrait déposer ensuite et donner uneseconde édition de son premier récit.

Il sentait qu’une redite seraitfastidieuse.

– Pardon, mon colonel, dit-il, je nevoudrais pas abuser des instants du tribunal, et si je déposais enséance, comme témoin…

– C’est vrai ! dit le président.

Il rouvrit la séance, fit prêter serment à laFicelle, et lui demanda :

– Dites ce que vous savez !

La Ficelle raconta les faits et, arrivé auxcoups de feu, il continua son récit.

– Je ne connais pas, dit-il, ladéposition de mon collègue et ami, le capitaine Monte-à-Rebours,ici présent. Mais pendant qu’il regardait ce qui se passait auxavant-postes, moi, je m’avisais de faire fouiller une maisonsuspecte, dont mon collègue n’avait pas remarqué les fenêtresfermées.

Tous les yeux se portèrent sur ce pauvreMonte-à-Rebours que ce coup de patte du cher collègue griffaitjusqu’aux os.

La Ficelle continua avec un air gracieux pourMonte-à-Rebours très ennuyé :

– Je fis donc fouiller cette maison etpendant que mes hommes la visitaient, je vis partir d’une fenêtreles coups de feu qui rompirent la trêve ; abominable attentatà la foi jurée ! trahison indigne de l’honneur militaire etdont un républicain est incapable.

Un murmure approbateur accueillit cette nobledéclaration et le prévôt lui-même s’y associa.

Décidément, c’était un bon gendarme et un boncollègue.

– Comprenant que des royalistes seulsétaient capables de ce guet-apens et appréciant l’importance de lacapture de ces scélérats, en vue de prouver que la responsabilitédu guet-apens remontait à nos adversaires couverts de honte, je meprécipitai dans la maison, je poussai mes hommes, je les empêchaide massacrer ces misérables, je les fis immédiatement filer vers lecamp sous bonne escorte, et, comme il importait d’obtenir l’aveu deleur crime, je les interrogeai devant témoins et j’obtins d’euxl’aveu complet en leur mettant le pistolet sur le front. Je ne leurai pas promis l’indulgence de la cour, n’en ayant pas le droit, etje leur ai arraché la vérité par le seul effet de la crainte d’unemort immédiate ; les lâches suppôts des tyrans sont capablesdes plus grandes faiblesses pour prolonger de quelques heures leurmisérable existence.

Si l’on n’eût pas été devant un tribunal desang, les applaudissements auraient éclaté : la Ficelle setaillait à grands coups d’éloquence une belle popularité dansl’armée.

Il reprit :

– Le capitaine m’a donc avoué avoir reçude l’argent pour s’embusquer dans la maison et tirer comme si lescoups partaient de nos rangs, afin de permettre aux redoutesennemies de nous mitrailler.

Désignant un des prisonniers :

– L’homme que voilà était spécialementchargé de tuer le commandant Saint-Giles.

Il y eut comme un frisson de joie dans lafoule.

Mais la Ficelle reprit :

– Comme je connais le capitaine Pierrepour avoir déjà trahi le 20 mai à Lyon, je lui demandai pourquoi ilavait enlevé (la Ficelle souligna le mot) le citoyen Saint-Giles.Il me répondit qu’il avait été payé par la maîtresse de celui-ci,parce que, craignant de n’être plus aimée du citoyen Saint-Giles,attendu qu’il avait appris qu’elle était une ci-devant, cettearistocrate sans pudeur, comptant sur la victoire des insurgésroyalistes, voulait tenir son amant en prison et à sadisposition.

Ici, la Ficelle ajouta un trait passé soussilence par Saint-Giles dans sa déposition :

– Il parait même, d’après ce que lecapitaine Pierre a su et m’a appris, que le citoyen Saint-Giless’est pendu de désespoir dans sa prison, ayant averti qu’il sesuiciderait si elle ne lui faisait point rendre la liberté. C’estaprès avoir coupé la corde, que l’ex-baronne, la ci-devant Quercy,aurait enfin exécuté sa promesse de délivrer le prisonnier.

– Est-ce vrai, commandant ? demandale président à Saint-Giles.

Celui-ci répondit :

– Oui.

– Pourquoi ne l’avez-vous pointdit ?

– Par pudeur et pour ne pas avoir l’airde vous disputer ma tête, vouée par moi aux balles ou àl’échafaud.

En ce moment, Dubois-Crancé fit un pas enavant.

Tout le monde se tut.

Évidemment, Dubois-Crancé allaitintervenir.

Le vieux colonel qui présidait et qui avaitderrière lui tout un passé sans peur et sans reproche, n’admettaitpas cette immixtion illégale dans les débats. Il savait ques’opposer à une volonté de Dubois-Crancé, cette volonté fût-ellecontraire à la loi, c’était risquer sa tête ; il larisqua.

– Citoyen représentant, dit-il, je teferai observer, avec toute la déférence que je dois à toncaractère, qu’il m’est impossible de te laisser parler devant lacour sans que je t’en aie donné l’autorisation en vertu de mespouvoirs discrétionnaires. Or, je ne dois t’entendre que commetémoin. Comme témoin, mais seulement comme témoin, as-tu quelquechose à dire ?

– Non, répondit Dubois-Crancé.

– Alors, citoyen, je ne t’accorde pas laparole. Retire-toi.

Un long murmure d’admiration salua cette fermeet digne injonction du vieux soldat.

Il ne déplaisait pas aux plus terriblesreprésentants envoyés en mission de rencontrer des résistanceshonorables ; cela prouvait qu’ils savaient céder devant la loiet le droit.

Dubois-Crancé sourit et dit au vieuxcolonel :

– La cour martiale est souveraine ;je m’incline devant son autorité, mais je te ferai observer,citoyen président, que la loi, même dans le cours des débats, donneà quiconque le droit de s’offrir comme défenseur. Demande donc àl’accusé s’il veut que je plaide sa cause.

Cette fois, les bravos éclatèrent carDubois-Crancé venait de sauver la tête de l’accusé.

Intervenant ainsi, il semblait qu’il allaitparler au nom même de la Convention qu’il représentait.

Le président agita sa sonnette, le silence serétablit et il demanda à Saint-Giles demeuré calme, impassiblemême :

– Accusé, acceptez-vous le défenseur quise présente ?

– Oui, dit Saint-Giles, mais pourl’honneur seulement car, pour ma vie, je la donne à la Républiquecomme expiation ; acquitté ce soir, je chercherai la mortdemain, comme je l’ai cherchée aujourd’hui.

Dubois-Crancé sourit cette fois àSaint-Giles.

De plus en plus, il se laissait gagner à unevive sympathie pour ce hardi soldat.

Le président donna la parole à l’accusateurpublic.

Celui-ci avait, nous le savons, desprétentions à l’éloquence ; une joute oratoire contreDubois-Crancé lui paraissait une heureuse occasion de déployer tousses moyens.

Il modifia selon les besoins du moment sonpremier discours et il mit tout son art à discuter ; lescharges pesant sur l’accusé furent mises en évidence avec forcephrases pompeuses ; les faits venant à décharge furentcommentés avec la mauvaise foi la plus fleurie ; cegendarme-procureur employa tour à tour l’ironie, l’emphasepathétique, la persuasion verbeuse.

De temps à autre, il regardait Dubois-Crancé,en lançant un argument perfide et il semblait lui dire :

– Il faudra répondre à ceci, monbonhomme. Tu as beau avoir l’habitude de la tribune ; moi,gendarme, je t’écrase d’avance sous ma mâle éloquence.

Dubois-Crancé écoutait de l’air d’un hommesupérieur qui encourage un débutant.

Cette attitude froissa le gendarme qui voulutpiquer au vif Dubois-Crancé et le forcer à déployer toute safaconde.

Il termina ainsi sa péroraison :

– Je demande la condamnation de l’accuséparce que la loi est formelle et que ce serait un scandale de voirun tribunal acquitter l’amant d’une ci-devant baronne, lorsqu’undécret condamne à mort celui qui n’a pas dénoncé une émigrée.

– Je sais que mon adversaire assis aubanc de la défense est un orateur disert et habile ; je saisqu’il séduit et passionne une grande assemblée dans une autreenceinte, mais, parlerait-il pendant deux heures, je le défie derépondre à ce simple argument : peut-on violer impunément laloi ?

« L’accusé l’a violée. Donc, il estcoupable. Donc, pour l’exemple et pour le salut de la République,il faut que sa tête tombe. J’attends, plein d’une curiositérespectueuse, ce que mon très éloquent contradicteur va pouvoiropposer à cette argumentation si simple.

Ce gendarme, excellent gendarme du reste,venait, par amour-propre, de trouver en effet un moyend’embarrasser les juges.

La loi était formelle, l’accusé avaitavoué…

Il n’y avait pas à discuter, il avait connu laqualité d’émigrée de la baronne et il avait cependant protégé safuite jusqu’à Avignon.

À cette époque, personne n’osait biaiser avecle devoir.

Le devoir des juges, devenu évident grâce àl’habileté de ce maudit gendarme, était de condamner.

L’air sombre du président, la mine renfrognéedes juges, les figures attristées des soldats, leurs réflexionséchangées à voix basse, tout prouvait que le coup avait porté.

Dubois-Crancé se leva.

Le bon gendarme le regarda d’un airsournois.

– Cause toujours, pensait-il. Il t’enfaudra de la salive pour effacer l’impression que j’aiproduite…

Mais Dubois-Crancé, à la stupéfaction du bongendarme, débuta ainsi :

– L’accusé est coupable…

Cette déclaration produisit un froid ;ces mots firent tomber comme un manteau de glace sur chaqueconscience.

Dubois-Crancé reprit :

– Il serait indigne du héros républicainqui est devant vous, indigne de la République, indigne de moi et devous de demander son acquittement. La loi prononce la peine demort, condamnez l’accusé à mort… »

L’assemblée était suspendue aux lèvres de cedéfenseur qui vouait son client à la mort.

Mais Dubois-Crancé reprit avec un gested’autorité et un accent superbe :

– Comme tous ici, nous sommes convaincusque Saint-Giles est un républicain ardent, victime d’une fatalitéinouïe, nous lui devons cet honneur suprême de mourir pour laRépublique. Je demande donc au tribunal de condamner l’accusé àrester en permanence au poste le plus périlleux, à marcher en têtede toutes les attaques, à monter le premier aux assauts. Si, laville prise, il est encore debout, c’est que la mort elle-mêmel’aura acquitté !

Un cri, un seul cri, un cri de furieuxenthousiasme s’échappa de dix mille poitrines de soldats.

C’était la conscience de l’armée quiparlait.

Mais, étendant la main, le sourcil froncé, leregard menaçant, Dubois-Crancé figea cette effervescence d’un seulgeste. Puis, il dit au président :

– Au tribunal de prononcer.

Le vieux colonel consulta à voix basse sescollègues et la proposition qu’il leur faisait étant acceptée, ilse leva pour rendre la sentence.

C’était un acquittement à l’unanimité.

– Nous ne pouvions, dit ensuite le vieuxcolonel, voter que l’acquittement ou la mort. L’accusé est libre.Mais il appartient aux représentants en mission de rendre un décretl’envoyant aux avant-gardes en permanence.

Saint-Giles prit la parole et dit avec unegrande simplicité :

– Je jure devant l’armée que jamaisdécret n’aura été mieux exécuté. Je donne ma démission de chef debataillon pour prendre un fusil et pour montrer aux grenadiers dela République à mépriser la mitraille des révoltés. Je rends doncmes épaulettes.

Cependant, la séance étant levée,Dubois-Crancé prit la place du président.

Les tambours battirent le« garde-à-vous ».

On se tut.

Alors Dubois-Crancé prit la parole :

– Moi, dit-il, représentant du peupleauprès de l’armée des Alpes, muni des pleins pouvoirs de mescollègues, au nom de la République française, une et indivisible,je rends le décret suivant :

– Le commandant Saint-Giles, avec lebataillon de la Croix-Rousse qu’il commande, occupera en permanencele poste le plus périlleux pendant toute la durée du siège.

Le général en chef Kellermann est chargé del’exécution du présent décret.

Les hommes du bataillon qui s’étaientrapprochés de leurs chefs poussèrent des vivats joyeux etenlevèrent Saint-Giles qu’ils emmenèrent en triomphe.

Mais, après le long tumulte de cette scènetoute militaire, devant quelques curieux seulement demeurés là pourvoir ce qui adviendrait des prisonniers auvergnats, le reste del’armée ayant fait cortège à Saint-Giles, la cour martiale rentraen séance.

Il s’agissait de juger les auteurs duguet-apens.

Cette fois, l’accusateur public se contentad’un réquisitoire sommaire et dédaigneux.

Un défenseur d’office essaya vainement d’unejustification impossible.

La cour prononça la peine de mort.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer