Le Bataillon de la Croix-Rousse

Une lettre sans orthographe

C’est ainsi que les conséquences de lapremière journée dont nous avons décrit les phases, où Châlier futbafoué, où Sautemouche fut couvert de fange, où sœur Adrienne vit,pour la première fois, sa future victime, cette journée qui ouvrel’ère des violences, eut aussi pour conséquence une inconséquencede la baronne.

Celle-ci rentrée le soir même de lamanifestation dans la maison Leroyer, y trouva un banquet dressépar sa compagnie.

Pour qui ?

Pour elle.

C’est-à-dire pour le petit fifre, qui étaitdevenu la coqueluche de Lyon et l’orgueil de la légion.

Cette manifestation parut inopportune à labaronne.

Une pensée hantait son cerveau.

– Me voilà brouillée avecSaint-Giles ! avait-elle songé tout à coup.

Car Saint-Giles, Jacobin, ne pouvait qu’êtrefurieux du rôle qu’elle avait joué comme fifre.

Cette réflexion l’avait mise de méchantehumeur ; aussi avait-elle dit bas à Étienne dans uncoin :

– Lieutenant, voilà un banquet dont je meserais bien passée.

Étienne protesta.

– Vous avez été la première, dit-il, àconseiller de faire bonne chère, et l’abbé Roubiès lui-même a étéde cet avis. J’ai cru suivre vos instructions.

– Vous avez bien fait d’intention,lieutenant, mais je suis triste et j’aurais été heureuse dem’ennuyer à mon aise.

Étienne tressaillit.

– Et la cause de cet ennui, demanda-t-ilvivement ?

Il ne demandait qu’à jouer le rôle deconsolateur et d’amuseur.

– Mon Dieu, dit la baronne, comme femmej’avais un sauveur comme j’avais un ami.

– Qui donc ? demanda Étienne dont lafigure s’allongea d’une aune.

– Saint-Giles, dit la baronne, heureusede torturer le lieutenant, et il va me détester maintenant.

– Ah oui ! dit Étienne en riant.C’est une brouille certaine. Vous avez sifflé son Châlier et blaguéles Jacobins.

– Ça vous charme, vous… fit-elle.

– Écoutez donc, madame la baronne, jen’aime pas Saint-Giles, moi. Et si je le trouvais devant moi, dansla bataille, je lui casserais la tête volontiers.

– Par jalousie ?

– Par jalousie !

– Mon pauvre Étienne, vous êtes unimbécile ! dit aigrement la baronne.

Et lui tournant le dos, elle s’en alla versles gardes un peu impatientés de cet entretien prolongé et leurdit :

– Messieurs et chers camarades, j’acceptel’honneur que vous me faites : c’est le banquet du merle quevous m’offrez pour avoir bien sifflé.

Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, ellefut étourdissante de verve toute la soirée.

Mais, le banquet fini, le dernier toastapporté, elle s’en alla, marquant sa mauvaise humeur contre Étienneen ne lui disant même pas bonne nuit.

Le sergent Suberville remarqua ce détail etdemanda au lieutenant, quand ils furent seuls :

– Il y a donc de la brouille entre vouset la baronne ?

– Oui, dit-il ! C’estincroyable ! croiriez-vous qu’elle s’occupe deSaint-Giles.

– Elle lui doit la vie, ditM. Suberville en attisant le feu de la jalousie.

– C’est un révolutionnaire ? objectaÉtienne.

– Oui, mais si spirituel ! fitM. Suberville.

– Alors, vous trouvez tout naturelqu’elle en soit amoureuse ? demanda Étienne.

– L’amour vit de contrastes ! ditSuberville d’un air philosophique.

– Sergent, allez au diable ! s’écriaÉtienne.

– Lieutenant, allez vous coucher !dit M. Suberville.

Et ricanant, il tourna le dos, s’éloignantenchanté d’avoir tourmenté Étienne.

Ce bourgeois d’esprit distingué avait comprisle jeu de la baronne.

« Elle lui monte la tête, se disait-il,pour l’amener à faire toutes les folies, même celle de porter satête sur l’échafaud, si cela est utile à la cause. »

Mais en même temps, il se demandait :

– Aime-t-elle Saint-Giles ?

La baronne elle-même n’aurait pu répondre, nes’étant jamais posé cette question.

Mais l’ennui la força de songer àSaint-Giles.

Elle dormit mal, se réveilla au milieu dubruit des coups de pioches, de leviers et de marteaux.

On perfectionnait la défense.

Tout lui parut maussade dans cettemaison : elle essaya d’une conversation avec Étienne et latrouva fort peu récréative ; il boudait.

– Non, décidément, se dit-elle, Étiennen’est pas amusant ! Ce pauvre garçon n’est pas spirituel.

Pas amusant !

Voilà le grand mot des femmes galantes.

Tout le secret pour réussir près d’elles estde les intéresser ou de les distraire.

Le premier soin d’une femme qui s’ennuieconsiste naturellement à chercher un dérivatif à sa situationmaussade.

Elle songea à Saint-Giles, qu’elle aurait purevoir et qui avait de l’esprit, lui Mais elle devait êtrebrouillée avec lui.

Que faire ?

La baronne n’était jamais à courtd’imagination.

Elle se décida brusquement à écrire àSaint-Giles le billet suivant en l’émaillant à dessein de beaucoupde fautes d’orthographe :

« Citoyen Saint-Giles,

« Je sui le petit fifre !

« Tu sais bien, ce petit fifre, dont tuveu faire un républiqain. Je ne demande pas mieu. Je sui mêmerépubliqain girondin comme ceus de la compagni.

« mai, au fon, je ne sai pas ce que veudir jacobin, pas plus que je ne sai pourquoi je sui girondin.

« Tou sa sonne a mon aureil conte un sonde cloche.

« Din ! Din ! Din ! Onpourait même dire : Din ! Dindon, vu ma bêtise enpolitique.

« Je me sui mi à jouer du fifre devan laprocésion des ivroges et franchement ça me fésai plaisir, parcequec’était tré draule.

« Mai mon oncle m’a fai tan de complimansque je croi que gé fai une baitise.

« Pouretan ils étais bien sous, lesjacobins.

« Enfin je vai m’engagé avec toi.

« Tu a l’air d’un si fran garson que j’aiconfiance et je te done rendé-vou poure soupé ensemble.

« Il faudré se trouvé au cabaret du pèreMarteau, un soir, à 6 heures.

« En mangeant une friture et une elle depoulet, on causerai des affères de la république.

« Moi, je ni voi goute, mais je veu m’enallé à la frontiaire.

« J’en ai de trot du rôle qu’on me faijoué.

« Voilà, citoyen Saint-Giles.

« Je te parle franchement come à un boncitoyen et je te sère la min qui fai les karicatures.

« Jaiparlé au médecin si tu peusortir.

« Il mà di : Oui ! Sa lui feradu bien pour sa guérison.

« Si je ne vais pas chez toi, c’est que àla Croix-Rousse on doi m’envouloi pour l’affière d’hière.

« Ton concitoyen qui t’estime.

« Le fifre de la 4e du1er de la 2e légion,

« Pierre SABOULEAUX.

« P. S. – Je te ménage une sureprise quite fera plaisire. Je te recomande de n’apporté que ce qu’il faupoure peyé ton nécot ; moi je péré le mien et pas avec lesgratificasions qu’il m’on donné. »

Le billet écrit, la baronne le fit porter àdomicile en demandant une réponse.

Le messager revint en disant :

– Voilà, citoyen ! Saint-Giles m’arépondu : « J’écrirai ».

– Quel air avait-il ? demanda labaronne.

– Peuh ! fit le commissionnaire. Iln’avait pas d’air.

– Semblait-il fâché ?

– Un peu !

La baronne fronça le sourcil, renvoya lecommissionnaire et s’écria :

– Il me boude, décidément il ne viendrapas !

Ce jour-là, Étienne passa de mauvais quartsd’heure.

Saint-Giles, en recevant l’invitation dufifre, s’était dit d’abord :

– Non, je n’irai pas !

Il était furieux contre « cepolisson » qui avait joué des airs désagréables à son amiChâlier : il voulait rompre avec ce petit drôle.

Qu’il eût blagué les ivrognes et ridiculiséSautemouche, passe encore.

Mais Châlier ! Voilà qui étaitimpardonnable.

Et c’est pourquoi il avait répondu au porteurde la missive :

– J’écrirai !

Formule vague qui permet d’accepter ou derefuser après réflexion.

Mais, dans son esprit, c’était tout vu :il refusait net et carrément.

On lui avait raconté toute l’affaire endétail : il savait que le fifre avait eu l’irrévérence desiffler au Clair de la Lune et Bon Voyage M. Dumolet àChâlier, l’ami du peuple, l’apôtre de Lyon.

Il était indigné, ce bon Saint-Giles, outré,exaspéré contre le fifre.

Il alla même jusqu’à lui reprocher ses fautesd’orthographe.

– Ces Blancs ! pensait-il, quelobscurantisme ! Ça ne donne même pas à leurs enfantsl’instruction indispensable.

Le messager parti, il voulait répondrevertement au fifre.

En conséquence, il prit du papier, une plumeet de l’encre et il écrivit, de sa large écriture :

« Monsieur, »

Ce mot s’étalant triomphalement en tête de lalettre, il s’arrêta et murmura en hochant la tête : « ce« monsieur » à un gamin, c’est bien prétentieux, neprêtons pas à la critique. »

Il prit une autre feuille de papier, et il miten tête :

« Citoyen, »

Mais il s’arrêta encore.

« Citoyen » le choquait autant que« monsieur », ce n’était pas un citoyen : il n’étaitpas digne de l’être.

Peu à peu, l’embarras aidant, Saint-Gilessentait sa première fureur se calmer, l’image du petit fifre luiapparaissait malicieuse, avenante, gaie, souriante.

– Ma foi, se dit-il, c’est un enfant,après tout, ne soyons pas solennel avec un moutard et ne prêtonspas trop d’importance à une gaminerie.

Cédant à un bon mouvement, il écrivit sur uneautre feuille :

« Mon cher fifre »

Mais il était bien résolu à refuserl’invitation.

« Seulement, se dit-il, j’adoucirai lestermes. »

Et il continua ainsi :

« Je suis trop fiévreux pour sortir etpour banqueter, il ne faut pas m’en vouloir de mon refus.

« Si vous persistez dans votre bonnerésolution de vous engager, je vous enverrai le numéro de macompagnie.

« Je vous serre cordialement la mainmalgré vos méchantes espiègleries.

« Votre tout dévoué. »

Il fallait signer ; il hésita et relut salettre.

– Ah ! mais non, fit-il, je ne signepas ça : c’est idiot, c’est une lettre qui sent le bourgeois,qui empoisonne le Philistin, qui pue le préjugé. Pouah !

L’image du fifre le poursuivait toujours et ilmurmura :

– Pauvre petit diable, il m’a écrit unebonne lettre, bien franche, bien naïve, et moi, moi, je lui envoiede la prose gourmée et ridicule.

Il déchira la lettre et se mit àréfléchir.

« Est-ce singulier, se disait-il avecdépit, que je ne trouve rien à écrire à ce gentilgarçon. »

L’impuissance de répondre fit germer dans sonesprit l’idée que le mieux serait peut-être d’aller au rendez-vous,idée qui avait été le premier élan de son cœur au reçu du billet,mais qu’il avait repoussée, sans même s’avouer qu’il l’avaiteue.

Et voilà que, comme toute idée comprimée,celle-ci reprenait le dessus.

« Après tout, s’il est sincère, je leverrai bien, pensa-t-il : alors, je l’encouragerai et j’auraigagné une intelligence à la République, car il est intelligent, cedrôle-là. »

Mais la conscience républicaine reprenait sesdroits sur la fantaisie de l’artiste et sa voix protestait :elle faisait naître des soupçons et opposait des objections.

« Dîner avec un petit serpent qui asifflé Châlier ! Être le camarade d’un moutard qui a causétant de scandale !… »

Il y eut combat entre le cœur et la tête, maisdécidément Saint-Giles tenait à ne pas froisser ce pauvre diable depetit fifre, car il entra en capitulation avec cette conscienceacariâtre de sectaire et de Jacobin.

« Après tout, se disait-il, ce gamin areçu une éducation dont il ne saurait être responsable à son âge.Pour la première fois peut-être, il a entendu ici professer lesprincipes républicains. Il faut avoir pitié de ceux dont les pèressont sacristains et les oncles bedeaux. »

Puis il fit un peu le procès de Châlier et ilse dit à lui-même sur le tribun un bout de vérité indiscutable.

« Il ne faut pas non plus pousser lefanatisme au ridicule, se dit-il. Châlier est un cerveau sublimemais malade et, souvent, ses exagérations prêtent àrire. »

Le caricaturiste qui dormait parfois en lui,mais jamais bien longtemps, se réveilla.

– Vraiment, dit-il, Châlier méritaitd’être blagué. Quel air ils devaient avoir, lui et son canon sansgargousse ! Moi-même j’en ferais la charge et la main m’endémange.

Sur cet aveu, comment pouvait-il continuer àen vouloir à ce pauvre petit fifre ?

Et il essaya de formuler une réponse.

Mais il ne trouvait ni le mot ni lapensée.

Il s’en irritait sans se l’expliquer.

Cela tenait à certaines particularités detempérament qui caractérisent les artistes, et dont ils ne serendent pas toujours compte.

Ce sont des natures doubles.

Il semblerait qu’il y a une distinction àfaire entre l’homme et l’artiste, ce dernier ne pensant pas, nejugeant pas comme le premier.

De là, chez les grands artistes, ces étrangescontradictions qui étonnent le bourgeois.

En ce moment, l’homme chez Saint-Giles croyaitque le fifre était un jeune homme, et il lui écrivait enconséquence.

Mais l’artiste soupçonnait autre chose devague, d’indéfini et sa susceptibilité délicate protestait.

Saint-Giles avait ce bonheur de toujours obéiraux instincts supérieurs du poète qui était en lui, dédaignant laroutine du raisonneur vulgaire.

Ne pouvant écrire de façon à être content desa lettre, il n’écrivit pas.

Prenant le polichinelle, il le descendit parla fenêtre.

À ce signal, Ernest monta.

– Mon petit, lui dit Saint-Giles, tu vasme faire une commission.

– Où cela, Lucien !

– Tu vas aller à la maison Leroyer et tudemanderas le fifre.

– Bon.

Et Ernest battit des mains.

– Pourquoi es-tu si joyeux ? demandason frère.

Ernest rougit sans savoir pourquoi etrépondit :

– C’est que ce fifre, il me semble que jel’aime bien, ce garçon.

– Tiens ! c’est comme moi !

Mais, après cet aveu, Saint-Giles crut devoirfaire amende honorable à ses convictions et il dit à sonfrère :

– Vois-tu, petit, nous saurons bientôt sinous pouvons être les amis de ce gamin-là ou s’il faudra lehaïr.

– Moi, le haïr ! je ne pourraispas ! dit Ernest.

– Même s’il n’était pas républicain ets’il restait royaliste ?

– Il est donc royaliste.

– Je le crains, il a été élevé dans lessacristies.

– Comme c’est malheureux ! Mais,frère, je me sens tout de même de l’amitié pour lui.

– Enfin, espérons que je le convertiraidéfinitivement à nos idées.

– Ah ! tant mieux.

– Que j’en ferai un bon petit soldat etque, si je suis tué trop tôt, c’est lui qui te mettra au portd’armes à ma place.

– Si tu es tué, dit Ernest, moi, je tevengerai.

Et l’enfant se mit à chanter la belle strophede la Marseillaise.

Nous entrerons dans la carrière,

Quand nos aînés n’y seront plus.

Saint-Giles sourit en voyant le feu del’enthousiasme dans les yeux de son cadet.

– Je compte que tu feras ton devoir l’âgevenu, dit-il, je suis sûr de toi, frère.

Et il l’embrassa.

Puis il lui dit.

– Tu vas aller trouver le fifre et tu luidiras que j’accepte son invitation à souper.

– Ah ! tu soupes avec lui.

– Oui.

– Tu as de la chance ! il doit êtredrôle tout plein.

– Trop drôle ! Je lui tirerai lesoreilles pour avoir blagué Châlier. Tu le lui diras.

Mais presqu’aussitôt :

– Non, ne dis rien. Ça vaut mieux.

– Je le pensais, dit Ernest.

Saint-Giles regarda son frère etdit :

– Mais c’est donc un garçon bien bizarreque ce fifre ! Tu es comme moi, tu as peur d’y toucher.

– Il est si gentil.

– Allons va ! Dis-lui que ce serapour demain ; le rendez-vous est au numéro qu’il m’aindiqué.

Ernest se grattait l’oreille et regardait sonfrère.

– Qu’as-tu donc, petit animal ?demanda celui-ci intrigué.

– Je voulais savoir s’il fallait parlerde ce souper à maman.

– Pourquoi pas ? ditSaint-Giles.

Mais se ravisant sans savoirpourquoi :

– Réflexion faite, non ! dit-il. Jedirai que je vais au Club pour assister à la rentrée deChâlier.

– Eh ! tu feras bien.

– Parce que ? maître Ernest.

– Je ne saurais pas l’expliquer :mais je suis sûr que tu feras mieux de ne pas raconter la chose àmaman.

Il s’en alla chantonnant et dégringolal’escalier avec une vitesse vertigineuse. Saint-Giles demeura toutrêveur.

Il subissait sans s’en rendre compte lasecrète influence de la femme.

Le lendemain, Saint-Giles tint sa promesse aupetit fifre.

En vain reçut-il une invitation pressante dese rendre au Club pour la rentrée de Châlier.

Malgré l’attrait d’une représentation aussiintéressante que celle-là, Saint-Giles se décida donc à allersouper avec le fifre.

Celui-ci ou celle-là avait ajouté un certainpiment à l’attrait de ce repas.

Il avait négligemment dit à Ernest, chargé dela commission de Saint-Giles :

– Oh ! nous serons bien servis etl’on ne nous écorchera pas.

– Vous êtes donc bien avec le pèreRateau, avait demandé Ernest, étonné qu’un fifre fut dans lespetits papiers de cet homme célèbre qui avait pour clientèle lesmuscadins de Lyon.

– Moi, dit le fifre, je ne le connaisguère ; mais ma cousine, la petite baronne, est lingère chezlui. C’est elle qui, quatre fois par semaine, remet les nappes etles serviettes en état.

– Est-ce qu’elle sera là ? avaitdemandé Ernest.

– Mais je pense qu’elle ne manquera pasune si belle occasion de remercier son sauveur.

– Tiens, dit Ernest, tiens,tiens !

– Pourquoi ces exclamations ? avaitdemandé le fifre.

– Oh… rien…

– Parle donc, petit sournois.

– Eh bien, je pense, dit Ernest, que sila petite cousine est jolie, il pourrait arriver des choses… deschoses…

– Mais… quoi…

Ernest éclata de rire, puis ils’écria :

– Et si la petite baronne allait devenirma belle-sœur !

Madame de Quercy se mit à rirefranchement : cela lui sembla drôle.

– Elle est jolie, n’est-ce pas,puisqu’elle te ressemble ! dit Ernest.

– Oh ! elle est bien mieux quemoi !

– Alors Saint-Giles est capable d’endevenir amoureux, déclara Ernest avec conviction.

Et, pressé de donner cette nouvelle à sonfrère, il serra la main du fifre ; puis, comme un gamin qu’ilétait, il lui donna une légère poussée que le fifre luirendit : ils se bousculèrent un instant de la sorte et Ernests’en alla, enchanté de son nouveau camarade.

Il arriva à l’atelier, ravi de pouvoirtaquiner son grand frère.

– Eh bien ! avait demandéSaint-Giles à son frère, tu l’as vu, ce fifre ?

– Oui.

– Il a eu l’air content ?

– Oh, oui.

– C’est bien entendu pour demain soir, àhuit heures du soir, au cabaret du père Rateau ?

– Oui.

– Pourvu qu’il soit exact : jen’aime pas attendre.

– Si, dit Ernest en souriant, il est unpeu en retard, tu ne t’ennuieras pas en attendant.

– Attendre ! Je le répète et tuaurais dû le lui dire, je n’aime pas ça.

Saint-Giles fronça le sourcil, il n’aimait pasposer, lui qui faisait poser les autres.

– Oh ! si tu attends, ce ne sera nilong ni embêtant ! dit Ernest.

– Pourquoi ? demandaSaint-Giles.

– Parce que tu causeras avec la petitebaronne qui est lingère chez le père Rateau.

– Ah ! fit Saint-Giles ; c’estdonc pour cela qu’il a choisi ce cabaret, le plus cher de labanlieue !

– Oui, mais on ne vous écorchera pas.

– Ça va me gêner un peu de recevoir lescompliments de la petite baronne.

– Tu y auras du plaisir ; il paraitqu’elle est jolie, jolie !

Puis clignant de l’œil :

– Hein ! si tu allais en deveniramoureux, Saint-Giles.

– Moi ? allons donc.

– Pourquoi pas ? Dis, mon petitSaint-Giles, tu ne tiens pas à épouser une femme riche, toi,n’est-ce pas ?

– Non, mais…

– Et si elle est belle.

– Es-tu bête ?

– Si elle est bien élevée.

– En voilà un singulier animal !vas-tu me marier maintenant ?

– Si elle est sage…

– Mais tais-toi donc : on dirait quetu as reçu commission de me proposer cette petite baronne.

– Si elle te plait… continuaimperturbablement Ernest.

– Veux-tu te taire à la fin !Voyez-vous ce galopin se mêlant de mon mariage et de mes affairesde cœur : je me demande en quoi cela te regarde !

– Je voudrais, dit ingénument Ernest, quele fifre soit mon beau-frère : voilà !

– Et moi, je te mets à la porte,polisson.

Saint-Giles le poussa dehors.

Puis, à part lui, il dit :

– Mais vraiment, c’est inouï ! Cefifre se fait aimer de tout le monde. Ma mère elle-même m’a ditqu’elle s’intéressait à lui. Il a le charme décidément.

Et, sachant qu’il devait voir la petitebaronne, Saint-Giles n’en avait tenu que davantage à laisserChâlier faire sa rentrée sans lui.

Il paraît que la petite baronne lui trottaitdans la cervelle, car il demanda plusieurs fois à sa mère si seshabits étaient en ordre.

Puis, il s’inquiéta d’une certaine chemise àcol, genre muscadin, qui lui donnait un air tout à faitdistingué.

Puis il envoya Ernest chercher des gants etdes cravates dont il assortit lui-même les nuances.

Enfin, il ne travaillait plus du tout ;il tracassait tout le monde et sa mère lui dit :

– Ne sois donc pas si énervé ! Jecomprends que le discours de rentrée de Châlier t’inquiète (onvenait d’apprendre cette rentrée à l’instant), mais enfin, queveux-tu, ce n’est pas en t’enfiévrant ainsi que tu remédieras aumal.

Ernest sourit des observations de sa mère.

Saint-Giles lançait des regards terribles aupetit bonhomme.

Et Mme Saint-Giles impatientéedisait à Ernest :

– Taquin, n’ennuie donc pas ton frèreavec tes sourires de moquerie.

Enfin, l’heure impatiemment attenduearriva.

Saint-Giles superbe, muscadin jusqu’au boutdes ongles (lui, un Jacobin), Saint-Giles ayant la canne plombée dutambour-major aux mains (c’était la mode du temps), l’habit long àbasques tombant jusqu’au jarret, le chapeau bicorne à claque, lamontre à chaîne d’or à la boutonnière, Saint-Giles en culottes eten bas de soie, avec souliers relevés en pointes, Saint-Gilesparfaitement ridicule à notre point de vue moderne, superbe pour legoût du jour, fit une sortie triomphale après avoir embrassé samère et toute la nichée d’enfants qui s’extasiaient en le voyant sibeau.

Il avait une heure devant lui pour se rendreaux Brotteaux qui étaient le rendez-vous des viveurs de l’époque etoù, chaque semaine, le décadi venu, tout Lyon se rendait pourmanger une friture de goujons ou une matelote et boire du vin duRhône.

Ernest accompagna son frère jusqu’aucommencement des rampes, et après lui avoir dit au revoir, ilprononça cette parole profonde, parole d’enfant :

– Hein ! tu es curieux de la voircette petite baronne que tu as sauvée.

Et riant de bon cœur, il s’enfuit.

Pendant que Saint-Giles s’acheminait vers lecabaret du père Rateau, celui-ci recevait avec beaucoup d’égards unsimple petit fifre.

Il est vrai de dire que le père Rateau quiaffectait une neutralité politique absolue, était au fond unroyaliste si dévoué qu’il s’était secrètement affilié auxCompagnons de Jéhu.

Il avait reçu un mot de la baronne, desordres, des paquets.

Il savait ce qu’était et qui était le petitfifre.

Le bonnet à la main, il reçut la baronnedéguisée en fifre et la conduisit dans une des pièces durestaurant.

C’était la salle de lingerie toute pleined’armoires et de bahuts.

– Madame la baronne, dit-il, vous n’aurezqu’à vous installer ici. J’ai donné congé à la lingère.

Montrant une porte :

– Vous trouverez là un cabinetparticulier avec une toilette que ma femme a fait préparer. On y adéposé tout ce que vous avez envoyé. Ce cabinet communique dans uneallée parallèle à celle qui donne entrée dans cette salle.

– Voilà une disposition très favorablepour mes transformations ! dit la baronne en souriant.

Puis elle visita le cabinet en compagnie dupère Rateau.

– Tout va bien ! dit-elle.

Mais elle demanda :

– Vous connaissez Saint-Giles ?

– Oui ! dit-il. Beau et bon garçon,malheureusement républicain.

– Vous êtes très fin, dit la baronne etvous avez de la bonhomie. Tâchez qu’il ne soupçonne rien, chermonsieur Rateau. Jouez le père noble !

– Fiez-vous à moi ! dit le pèreRateau. J’aurai l’air aussi gauche qu’il le faudra.

Il reçut les dernières instructions de labaronne et la quitta pour retourner à ses fourneaux, enmurmurant :

– Si c’est de la politique ça, c’est unepolitique qui ressemble absolument à de l’amour.

Mais Rateau était trop philosophe pour trouvermauvais qu’une jolie femme se privât d’un caprice.

Il approuvait plutôt qu’il ne blâmaitSaint-Giles qui s’achemina vers le cabinet du père Rateau.

Le père Rateau, monarchiste au fond, quicriait : Vive le Roi ! avec les muscadins ; Vive laGironde ! avec la bourgeoisie ; Vive Robespierre !avec les Jacobins, le père Rateau, qui gravement songeait surtout àses fourneaux, faisait bon accueil à tout le monde ; il tenaitSaint-Giles pour un boute-en-train et pour un bon client.

Donc il était plein de déférence.

Saint-Giles, si travailleur dans son atelier,toujours à l’affût d’une idée, à la recherche d’une belle femme ets’acharnant sur ses études, Saint-Giles, quand il s’amusait, nes’amusait pas à demi.

Il avait donc fait chez Rateau des chargesébouriffantes, qui lui avaient valu l’admiration du vieuxcabaretier.

Celui-ci, qui serrait la main à quiconquevenait chez lui, fût-il dur, avait cependant nuancé sonaccueil.

Saint-Giles remarqua que, ce jour-là, Rateaule traitait en prince.

– Eh ! dit-il, citoyen Rateau, tu mesembles bien cérémonieux. Qu’as-tu donc ? Est-ce que tu meprends pour un infant d’Espagne ?

– Citoyen, dit le père Rateau, tu assauvé ma petite baronne ! nous aimons tous Marie, comme notrepropre fille. Naturellement, nous éprouvons de la reconnaissancepour toi.

Puis, montrant un couloir et s’effaçantcérémonieusement :

– Passe, citoyen, dit-il.

– Morbleu, pensa Saint-Giles, je n’aijamais vu le père Rateau s’incliner si bas.

Il s’engagea dans le couloir et le père Rateauput esquisser derrière Saint-Giles un fin sourire qui donna uneexpression de rouerie consommée à cette grasse physionomie poupardeque l’on n’eût jamais crue capable d’exprimer le scepticisme et lamoquerie.

– Vois-tu, citoyen Saint-Giles, dit lepère Rateau, cette petite fille-là n’est pas comme les autresouvrières ; c’est une nature supérieure ; elle estétonnante comme instruction : elle lit, elle écrit, elledessine, elle touche du clavecin, c’est l’organiste de lacathédrale qui lui a donné des leçons ; elle chante à ravir,elle est parfaite puisque à tous ses mérites elle joint lamodestie.

– Un phénix, père Rateau.

– Oui, un phénix. Elle tourne toutes lestêtes : le prince de Hesse, général en chef de l’armée duMidi, lui offrait une fortune.

– Elle a refusé ! Bravo !

Le père Rateau leva la tête et ditsévèrement :

– J’espère bien, citoyen Saint-Giles, quetu ne vas pas galantiser avec cette enfant-là !

– Dis-donc, père Rateau, s’écriaSaint-Giles avec une belle indignation, est-ce que tu me prendspour un muscadin ?

Le père Rateau cachant la raillerie sous unair bonhomme, riposta :

– Muscadin ! muscadin ! Maisoui, muscadin ! Tu en as le costume du moins. Jamais je net’ai vu si frais, si pimpant, si coquet. Tu t’es habillé comme pouraller en bonne fortune. Ce n’est pas pour le fifre, je suppose, quetu as fait tant de frais.

Saint-Giles se mordit les lèvres.

On avait marché.

Le père Rateau, arrivé devant la porte de lachambre au linge, leva le bras et dit :

– Halte ! c’est là !

Il frappa discrètement.

– Entrez ! cria une jolie voix trèsagréablement timbrée.

Alors Rateau, pareil à l’ange gardien de lapetite baronne, prit un air imposant, gonfla son ventre et sesjoues, fit un geste solennel et dit :

– Citoyen, quelles que soient lesintentions séductrices que tu as pu avoir en venant ici, il faut mejurer de respecter cette enfant.

– Mais père Rateau, tu assisteras àl’entretien, je suppose.

– Oh, voilà, dit le bonhomme en segrattant l’oreille, je ne peux pas : je n’ai pas le temps.J’ai un repas de trente-trois couverts et mes fourneauxm’appellent ; il me semble que je les entends d’ici !Manquer mes entrées, ce serait me déshonorer.

Prenant la main de Saint-Giles, il lui ditavec effusion :

– Mais tu es un honnête homme, je te laconfie et n’abuse pas de ma confiance.

Saint-Giles ne savait trop quelle contenancetenir devant ce bonhomme.

Il trouvait cette scène ridicule, cesrecommandations saugrenues et le père Rateau bourgeois endiable.

Cela fit tort à la jeune fille dans sonesprit.

« Je vais voir quelque prétentieusesainte-n’y-touche ! » pensa-t-il.

Rateau ouvrit enfin la porte du sanctuaire etil annonça à voix haute, mais attendrie :

– Marie, ton sauveur, ma chèreenfant.

Si Saint-Giles avait pu envoyer le père Rateauà tous les diables, il l’eût fait.

« Cette vieille ganache me rend mon rôleintenable ! » se dit-il. En voilà une entréeburlesque.

Mais Rateau mit le comble à son manque de tacten prenant par la main la jeune fille émue et en lui disant d’unton paterne :

– Embrasse-le, ma fille ! Il méritebien ça ! Devant moi cela n’a pas d’inconvénients ! Maisaprès, qu’on soit sage !

La jeune fille rougissante, du moinsSaint-Giles crût-il la voir pourpre, obéit et présenta sonfront.

Saint-Giles y déposa un chaste baiser en setenant à quatre pour ne pas étrangler le père Rateau.

– C’est insensé ! pensait-il.

Mais le comble fut que le père Rateau dit à lapetite baronne d’un air sérieux :

– Tu sais, prends garde, mon enfant. Il amis un gilet irrésistible et une cravate d’incroyable. Je lui airecommandé d’être sage et d’abandonner ses projets…

– Mes projets ! s’écria Saint-Gilesoutré. Je n’ai pas de projets !

– Heuh ! heuh ! fit le pèreRateau, pas d’arrière-pensées avec un habit pareil dont les basquesbalaient mes tapis…

Sur cette observation, qui déplut fort àSaint-Giles, il se réclama de ses fourneaux, et, en partant, il dità la petite baronne :

– Songe que ton père, ma mignonne, nevoulait pas te laisser venir travailler ici et que je lui répondsde toi. Du reste, je m’en vais tranquille ; tu es une Lucrècepour la vertu !

Et il ferma la porte derrière lui.

– Oh ! mademoiselle, s’écriaSaint-Giles exaspéré contre le cabaretier, j’espère bien que vousne me jugez pas sur les sottises que vient de débiter le pèreRateau. J’en serais désespéré.

Saint-Giles aurait été bien plus furieux s’ilavait vu le père Rateau rire en se frottant les mains dans lecouloir : s’il l’avait entendu murmurer entre ses dents :« Et maintenant, vas-y, mon bonhomme ! mon rôle de pèrenoble est fini. Fais le jeune premier maintenant ».

Si Saint-Giles avait aperçu le regard brillantdont le bonhomme accompagnait sa réflexion, il ne l’eût point jugési sot. Mais il n’eut pas le temps de réfléchir.

– Monsieur, dit la petite baronne, jesuis accoutumée aux dires de M. Rateau et je n’y prêteattention que lorsqu’il me donne des ordres pour la lingerie. Maispuisque mon cousin a eu la délicatesse de se mettre en retard pourme laisser l’occasion de vous voir et le temps de vous remercier,permettez-moi de vous exprimer ma gratitude. Défendre une inconnue,la première femme qui passe et qui est menacée, c’est d’un grandcœur !

Avec beaucoup de grâce :

– Voilà pourquoi, monsieur, ne pouvantaller vous rendre visite chez vous parce que… ma mère… mon père…mon oncle… leur haine si implacable contre vous que, malgré votreconduite chevaleresque, ils ne veulent pas m’accompagner, moi quisuis reconnaissante, j’ai comploté avec mon cousin de vous voirici.

Souriant discrètement :

– M. Rateau, dit-elle, n’a pas sumettre dans cette entrevue la simplicité que j’aurais souhaitée,mais peu importe. Avec vous, j’ai toute confiance et je suis sûrede votre loyauté.

La petite baronne parlait avec une aisance etune distinction d’accent qui donnait une grande valeur à ce qu’elledisait.

Saint-Giles était caressé délicieusement parcette musique de la forme et par ces délicatesses de la pensée.

Il avait remarqué la grande ressemblance de lajeune fille avec le fifre ; mais il trouvait à celle-ci untout autre air et elle lui semblait plus grande. Il lui donnait, enoutre, quatre ans de plus, ce qui est l’effet ordinaire quand unefemme déguisée en homme reprend les vêtements de son sexe.

Enfin, elle avait une élégance de manières quimanquait à ce polisson de fifre, lequel était turbulent et toujoursen mouvement.

Saint-Giles remarqua combien cette petiteouvrière semblait avoir d’ordre au milieu des piles de linge dontelle était entourée : elle avait repris son ouvrage, etmontrant un siège à l’artiste :

– Voulez-vous que nous causions enattendant, mon cousin ! fit-elle. J’ai des éclaircissements àvous demander sur l’affaire du quai.

– Mademoiselle, dit-il, je suis tout àvos ordres.

Il était encore gêné.

La présentation du père Rateau l’avait mishors de lui.

Saint-Giles n’eut pas l’ombre d’unsoupçon.

Cette petite lingère avait si bien l’aird’être chez elle, dans cette chambre. Elle remuait des piles deserviettes d’un air si naturel, elle jouait si bien son rôle queSaint-Giles y fut pris.

Et puis le père Rateau, vieux roué, l’avaitcomplètement dérouté en se rendant et en le rendant ridicule.

La ressemblance du prétendu fifre et de labaronne était étonnante : mais elle était annoncéed’avance.

La baronne, du reste, experte en l’art de sedéguiser et de se grimer, avait complètement changé sacoiffure : elle avait su donner d’autres accents à saphysionomie.

Ainsi elle s’était improvisé au menton unsigne que l’on eût juré être naturel.

Elle avait enlevé la teinte qui donnait à sessourcils et à ses cils une expression plus dure, plus mâle.

En somme, elle paraissait son âge : enhomme elle semblait un gamin.

Mais c’était surtout l’être moral qui semblaitvrai.

Aussi, Saint-Giles n’eut aucun doute.

Du reste, elle l’entortilla tout de suite parune série de questions sur la façon dont l’affaire du quai s’étaitpassée sur ses blessures et sur la manière merveilleuse dont il lesavait supportées, s’extasiant de le voir debout.

Elle se fit raconter la lutte, écoutant, lesyeux baissés sur son ouvrage, ce qui permit à Saint-Giles de bienla regarder.

Il s’avoua qu’elle était charmante et que lepère Rateau n’avait pas eu tous les torts, en lui recommandant lasagesse.

Mais elle lui dit tout à coup :

– J’aurais bien une demande à vousposer : je n’ose vous la faire.

– Pourquoi donc, mademoiselle ? fitSaint-Giles. Je suis très désireux de vous être agréable.

– C’est que… c’est délicat… J’ai peur defroisser vos convictions politiques.

– Oh ! dit Saint-Giles, peuimporte.

– Il s’agit de mon cousin.

– Ah !

Ce ah ! parti malgré Saint-Giles, étaitune exclamation de jalousie.

– Vous voulez, continua-t-elle, m’a ditmon cousin, faire de lui un républicain et l’emmener à lafrontière.

– Je ne vous cacherai pas que tel est mondessein.

– Je vous supplie de n’en rien faire.

– Votre cousin est peut-être votrefiancé ? fit-il, les lèvres pincées.

La jalousie perçait très nettement cettefois.

– Oh ! dit-elle, à quoipensez-vous ! Il est beaucoup trop jeune pour moi.

– C’est vrai ! se ditSaint-Giles.

– Et il serait ridicule comme mari. Jeserais vieille quand il serait jeune encore.

– Je n’y avais pas réfléchi, fitSaint-Giles.

– Du reste, ajouta-t-elle, il meressemble tellement que je le tiens pour être mon frère et cela meparaîtrait drôle, fût-il de mon âge, de songer à l’épouser.

– C’est donc comme frère qu’il vousintéresse ! Voilà pourquoi vous ne voulez pas qu’ilparle !

– Oh ! s’il est assez fort, ce queje ne crois pas, pour aller défendre son pays, cela me paraîtjuste.

– Cependant vous sembliez être d’un autreavis, tout à l’heure.

– Non pour ce qui est d’aller se battre àla frontière, s’il le peut ! C’est un devoir pour toutFrançais, mais que vous fassiez de lui un républicain quand il aété élevé royaliste, voilà ce que je trouve mal !

– Mais, mademoiselle, il n’est pasdéfendu de chercher à convertir les gens à la cause que l’on aadoptée. C’est même un devoir.

– Avez-vous remarqué que mon cousin n’estqu’un enfant ?

– C’est vrai !

– Qu’il est mineur.

Saint-Giles secoua la tête : il sesentait dans son tort.

– Avez-vous songé, demanda-t-elle, qu’ildeviendra le fléau de la maison s’il change d’opinion et qu’iltourmentera son père et sa mère ?

Saint-Giles trouvait de plus en plus qu’elleavait raison.

– Car, reprit-elle encore, vous ne leconnaissez pas ! C’est un diable à quatre. Il prêchera père etmère toute la journée et leur fera mille tours pendables.

– Eh bien, mademoiselle, déclaraSaint-Giles, réflexion faite, je n’entreprendrai pas de leconquérir à la République. D’autant moins que je songe qu’ilvoudrait vous amener, vous aussi, à la Révolution, et que je peuxvous éviter ses importunités.

– Oh moi ! fit-elle, c’estdifférent.

– Vous êtes donc républicaine, vous,mademoiselle ?

– Moi, monsieur, je crois qu’une jeunefille intelligente et prudente doit avoir grand soin de ne sepassionner ni en religion ni en politique.

Saint-Giles la regarda, surpris.

– Eh, sans doute, monsieur, fit-elle. Jesuis une petite ouvrière et je me marierai sens doute trèsvraisemblablement à un ouvrier. J’ai cependant la prétention de lechoisir susceptible de quelque délicatesse, bien de sa personne,intelligent et travailleur. Voilà beaucoup d’exigences déjà ;supposez que je trouve toutes ces qualités réunies dans unrépublicain, croyez-vous que je serais assez sotte, l’aimant, de lerepousser ?

– Et si c’était un royaliste ?demanda Saint-Giles.

– Mais, répondit-elle, ce serait la mêmechose.

L’artiste était bien forcé d’admettre que laréciproque était vraie, comme on dit en mathématique et enphilosophie ; cependant il semblait contrarié.

La baronne l’avait sans doute amené au pointoù elle voulait le voir, car elle lui demanda :

– Croyez-vous donc qu’une questionpolitique puisse, mettons même, doive empêcher deux êtres faitsl’un pour l’autre de s’aimer ?

– Cela dépend ! dit-il.

– Voulez-vous, demanda-t-elle, mepermettre une supposition ?

– Supposez, mademoiselle…

– Oh ! une supposition possible,vraisemblable même.

– Quelle qu’elle soit, je vous écouteavec la plus grande attention.

– J’imagine qu’un jour, éprise de votretalent et de vos… de vos… avantages… une grande dame, très jolie,que vous aimeriez beaucoup aussi, une veuve libre, vous offrît samain ?

– Si je l’aimais, je l’épouserais… ditSaint-Giles, que ce marivaudage intéressait.

– Mais si, par position, par conviction,par naissance, par son passé, si elle était obligée de resterroyaliste, l’épouseriez-vous quand même ?

– Non, répondit fièrement Saint-Gilessans hésiter.

La baronne tressaillit.

Saint-Giles reprit :

– Non seulement je n’en voudrais pas pourma femme, mais pas même pour ma maîtresse ; je vous demandepardon de cette distinction ; mais vous avez posé unequestion, j’y réponds.

– Oh ! dit-elle. Je ne suis pas unepetite prude que le mot maîtresse effarouche.

– Et vous avez raison, dit-il.Laissez-moi donc vous le dire. Je mettrais ma fierté, mon honneur àne pas accepter un rôle honteux.

– Honteux !… Je ne comprendspas.

– Honteux, certes. Savez-vous commentelle m’aimerait, cette grande dame ? Elle m’aimerait comme lelaquais de son cœur.

– Oh non dit-elle, manquant de setrahir.

– Mais si, fit-il. J’en ai faitl’expérience.

– Vous !

– Moi. Très jeune, j’ai été l’amant d’unedame à particule très connue à Lyon pour l’audace avec laquelleelle affriolait ses amants.

– Madame de…

– Inutile de citer son nom. Ehbien ! Je suis le seul avec lequel elle n’ait pas fait le tourde la place Bellecour, bravant l’opinion publique. Savez-vouspourquoi ? Parce que je n’étais pas noble, parce que jen’étais qu’un petit dessinateur sur soie qu’elle avait remarqué,mais n’avouait point.

– Aujourd’hui, elle n’hésiteraitplus.

– Oui, mais aujourd’hui que je suis horsde pair, que j’ai conquis la renommée, que je me suis donné unenoblesse par l’art, je serai fidèle au serment que je me suis faiten rompant avec cette maîtresse qui avait honte de moi.

– Vous avez fait un serment ?

– Oui, celui de n’être jamais l’amantd’une grande dame. J’ai la rancœur de mes déboires d’autrefois.

– Mais si elle vous proposait lapromenade sur la place Bellecour que l’autre vousrefusait ?

– Oh, n’importe ! Il lui resteraitmalgré elle, après cet effort, d’autres exigences, d’autresprétentions. Je me souviendrai toujours de ces princesses du sang,mariées à de simples gentilshommes, dont Saint-Simon raconte la viede ménage. Le mari, à chaque repas, présentait la serviette, et nes’asseyait à table que sur l’invitation de Madame. Moi je nesupporterais point un pareil affront. Les nobles imbus d’idéeshiérarchiques trouvent cela fort naturel.

Et avec feu :

– Voyez-vous, dit-il, une fille élevéedans les principes monarchiques, une noble sera toujours, quoiqu’elle fasse, pétrie de préjugés. Elle souffrira ou fera souffrirson amant roturier.

La baronne dit avec conviction :

– C’est peut-être vrai.

Elle savait ce qu’elle voulait savoir.

– Monsieur, dit-elle, avouez que nousvenons d’avoir une singulière conversation, nous avons parlé amant,maîtresse, mariage, si M. Rateau nous avait entendus…

Et elle avait imperceptiblement agité uncordon de sonnette qui correspondait au berceau du cabaret.

– Heureusement, dit Saint-Giles, le pèreRateau est à ses fourneaux.

– Il est un peu trivial parfois, dit labaronne, mais si bon !… Si vous saviez…

Et pour amuser le tapis, elle raconta destraits de charité du cabaretier.

Elle fut interrompue par un coup frappé à laporte.

Et une voix cria du dehors :

– J’espère qu’on peut entrer !

On ne pouvait être plus maladroit.

La porte s’ouvrit, le père Rateau parut, jetaun rapide coup d’œil sur les deux jeunes gens et s’écria :

– À la bonne heure, pas un rubanchiffonné ! Sages comme des images ! je m’y attendais.Vous êtes de braves enfants ! Mais c’est assez causé ! Mapetite baronne, vite, en voiture. J’ai fait atteler la grise. Tamère a ses crises ! Son estomac se noue. Ce n’est rien. Elle aça tous les quinze jours ! mais enfin elle te réclame.

– Oh ! maman ! s’écria labaronne jouant l’émotion. Si vous saviez comme elle souffre,M. Saint-Giles ! Une martyre ! Adieu, merci encorede tout cœur !

Elle s’esquiva comme une Sylphe.

Le père Rateau, les deux mains sur son ventre,s’écria :

– Un ange !

L’ange s’envolait.

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