Le Bataillon de la Croix-Rousse

La charge antique

Ainsi donc une colonne fraîche, une trouped’élite, deux mille muscadins en culottes de soie, la jeunessedorée de Lyon irritée par l’échec du 18 précédent et conduite avecintrépidité par Étienne Leroyer, son colonel, l’émule deSaint-Giles, la fleur de l’armée lyonnaise enfin venait se jeter,tête basse, sur le bataillon de la Croix-Rousse.

Ces jeunes gens, enflammés d’ardeur,arrivèrent sans un moment d’hésitation, sur la redoute.

Mais celle-ci était en défense : ilsvinrent se briser contre les retranchements si rapidementimprovisés par Saint-Giles.

Plus de brèche.

Partout une fusillade meurtrière.

Mais ces jeunes gens étaient des héros.

Ils se laissèrent décimer par les balles,pendant que trois cents rudes travailleurs dont ils avaient protégél’approche attaquaient les murs de la maison et les brèchesréparées à coups de leviers et de pioches.

Une ouverture, ils ne voulaient qu’uneouverture pour passer.

Bientôt un pan de muraille s’écroula.

Les muscadins poussèrent un cri de joie.

En masse, ils s’élancèrent pour passer.

Mais Saint-Giles avait fait élever, avec sesnouveaux morts, des sacs à terre et des gabions non encoreemployés, des pierres et des débris, une barricade en arrière de cepoint faible qu’attaquait l’ennemi.

Les muscadins furent reçus à coups de grenadesdans la coupure qu’ils venaient de faire.

Fous de bravoure, ils se mirent à arracher lesgabions et les sacs à terre de la barricade.

Déjà Saint-Giles s’attendait à voir cetobstacle renversé, tant les muscadins travaillaient avecfrénésie.

Il avait massé ses types derrière lui ets’apprêtait à recevoir les assaillants.

Mais une charge étrange, une charge àl’antique, changea tout à coup la face du combat.

Tout à coup, les Lyonnais entendirent un bruitde chariots sortant de l’enclos de la maison Panthod, tournant laredoute et se lançant bride abattue au milieu d’eux, commeautrefois les chars de guerre des Gaulois au milieu deslégions.

Coupée par tronçons, foulée aux pieds,renversée par les chars, la colonne lyonnaise que cette étrangeattaque déconcertait, se replia en déroute, poursuivie par leschariots.

Personne ne guidait les attelages…

On leur avait imprimé une direction et on lesavait abandonnés à eux-mêmes.

Quelques-uns vinrent se briser contre lecimetière de Cuire : d’autres s’abattirent contre lesobstacles.

Trois d’entre eux ne furent arrêtés que par lemur même de la Croix-Rousse dans les fossés duquel ilsversèrent.

Cette charge décisive, on la devait àl’initiative du petit capitaine qui s’était engagé à conduire leschars.

Ceux-ci étant vidés par les travailleurs deSaint-Giles, le capitaine avait ordonné aux conducteurs de faireflamber des morceaux d’amadou et il était allé ranger son convoihors de la redoute, au plus fort de l’attaque, de façon à pouvoirle lancer obliquement sur la colonne ennemie, manœuvre favoriséepar la cessation du feu des batteries lyonnaises qui ne pouvaientplus tirer, les deux partis étant aux prises.

Au moment le plus critique, chaque conducteuravait mis un morceau d’amadou enflammé dans l’oreille de chaquecheval, et, à grands coups de fouet, les attelages avaient étélancés.

Ils étaient partis, faisant feu des quatrepieds, hennissant, lançant par les naseaux une haleine chaude etsifflante, et ils étaient arrivés sur l’ennemi, semblables à desanimaux fantastiques, les chars dansant derrière eux une sarabandeinfernale.

De là, terreur et panique.

Le Bulletin n° 17, du 24 août, porte latrace de l’effroi causé par cette affaire.

On y trouve la phrase suivante :

« À la Croix-Rousse, toute la nuit, ons’est battu avec acharnement.

« Un feu roulant et continuel a portédans tous les rangs la consternation. On ignore encore le nombredes victimes. »

L’auteur du bulletin reste, on le voit, dansle vague et n’entre dans aucun détail.

Un peu plus bas, il dit même pour rassurer lepublic :

« Le feu a pris quarante-deux fois àl’hôpital, et quarante-deux fois il a été éteint.

« Pendant cette nuit, au combat de laCroix-Rousse, on a pris à l’ennemi deux pièces de 4 et tué beaucoupde monde. »

Mais cette allusion à la lutte a trait à lamaison Nérat et non à la maison Panthod ; les Lyonnais neprirent même pas de canons à la maison Nérat attaquée simultanémentmais ils en reprirent deux que les républicains n’avaient puemporter après les avoir enlevés à l’ennemi.

Quant à la perte définitive de la maisonPanthod, pas un mot.

Voilà la bonne foi de Roubiès, rédacteur dubulletin.

La maison Nérat avait été emportée par lebataillon de l’Isère avec beaucoup d’entrain.

Les républicains y avaient encloué et culbutéles canons ; puis, comme y tenir cette nuit-là n’entrait pasdans le plan des opérations, le bataillon de l’Isère se replia surses postes avancés, ne tentant point d’emporter les canons conquisfaute de chevaux.

Ce sont ces pièces qui retombèrent avec lamaison Nérat, au pouvoir des Lyonnais.

Quoique la maison Nérat restât à l’ennemi, laprise définitive de la maison Panthod était un résultatconsidérable et inespéré ; la ligne des redoutes ennemies setrouvait entamée.

Bientôt les républicains allaient pouvoirarmer cette redoute Panthod de canons et tirer sur les autresmaisons occupées par les Lyonnais.

On fêta ce succès dans l’armée.

Lorsque Dubois-Crancé, après la déroute desassiégés, vint visiter la maison Panthod, il rencontra le gros dubataillon de la Croix-Rousse qui descendait vers les avant-postes,emportant ses blessés.

Saint-Giles ne gardait avec lui que cinquantehommes.

Dubois-Crancé, en arrivant, admira la prompteexécution des travaux de défense, donna quelques conseils exécutéssur le champ puis s’informa des morts.

– Où sont-ils ? Je veux leur fairerendre des honneurs sans précédents, dit-il.

– Ils les ont, dit Saint-Giles. Ilsdorment sous les pieds de leurs amis vivants et leurs tombes sepavent de boulets…

Dubois-Crancé se prit à songer que laRépublique française n’avait rien à envier à Sparte.

Comme on l’a vu, la maison Panthod avait étéprise et conservée ; mais, à l’aube, il devint évident que lamaison Nérat n’était pas tenable : du reste, l’intention del’attaque n’était autre que de faire diversion.

L’ordre d’évacuation fut donné, lorsqu’il futbien reconnu que Saint-Giles était inexpugnable dans la maisonPanthod.

L’histoire du siège, depuis ce moment jusquevers la fin de septembre, consiste tout entière dans cette luttesanglante sur les hauteurs de la Croix-Rousse, lutte qui avait pourbut de resserrer l’ennemi en attendant les renforts amassés enAuvergne : elle offre un immense intérêt national en montrantla valeur des Lyonnais et la bravoure des républicains.

Ceux-ci avaient pour objectif l’enlèvementsuccessif des trois maisons restées à l’ennemi.

Ils armèrent donc la maison Panthod decanons.

Ce fut un rude travail sous le feuépouvantable que les Lyonnais continuaient à diriger jour et nuitsur ce poste.

Le 3 septembre, de Précy reconnut que s’illaissait s’établir cette batterie Panthod, il perdrait les troisautres maisons-redoutes.

Il ordonna à Étienne Leroyer de reprendrecette redoute défendue par Saint-Giles.

Celui-ci n’avait voulu conserver avec lui quecinquante hommes.

« Si je suis repoussé, avait-il dit augénéral Dumuy, je reprendrai la redoute avec mon bataillon ;mais, en entassant plus de cinquante hommes là-dedans, j’offriraistrop de chair à canon au tir ennemi. »

– Et les pièces ? avait demandé legénéral.

– On ne les prendra pas, car, au premiersigne d’attaque, je les renverrai.

Il avait abrité des attelages dans des cavesavec rampe d’accès.

Lorsqu’il entendit venir à lui, dans la nuitdu 3 septembre, les deux bataillons d’Étienne, il fit donc partirson artillerie.

Et, avec sa poignée d’hommes, il soutintl’attaque.

Le bulletin des assiégés (n° 28) rendcompte ainsi de l’action :

« Avant-hier, à trois heures, il y a euune attaque assez vive dirigée contre la maison Panthod occupée parl’ennemi ; elle a été criblée par le feu de notre artillerie.Et les canonniers de Crancé ont été obligés d’abandonner quelquetemps ce poste qu’on ne tardera pas à leur enlever. »

L’espérance du bulletin ne pouvait seréaliser.

La lutte avait été incroyablementacharnée.

Leroyer avait assailli la maison pendant troisquarts d’heure avec un entêtement tel que ses muscadins finirentpar s’emparer, du dehors, de presque tous les créneaux durez-de-chaussée par lesquels ils tirèrent sur lesrépublicains ; mais Saint-Giles avait fait transporter sur lesmurs ruinés une centaine d’obus que ses hommes allumèrent etlancèrent sur l’ennemi.

Celui-ci fut obligé de lâcher prise.

Il se retira avec des pertes énormes.

Il restait dans la maison trois hommesseulement sans blessures graves ou légères et il y avait vingt etun morts…

Saint-Giles n’avait eu que deségratignures.

Quelle lutte !

Quels hommes !

Lorsque Saint-Giles eut assuré la possessionde la maison Panthod, il songea à sa mère morte, à ses frères et àses sœurs orphelins.

Il écrivit donc à Villefranche à cette sœur demadame Saint-Giles, pour lui recommander les enfants en faveurdesquels il fit son testament.

Leur pain était assuré : il traça pourles orphelins tout un plan d’éducation heureusement conservé par lafamille.

Écrit sous le vent des obus, il porte la traced’un souffle de poussière et de gravier soulevé par unprojectile ; le papier est criblé de déchirures et demaculatures.

Saint-Giles fut même obligé de faire recopierce testament et ces instructions par un fourrier qu’il envoya loinde la maison Panthod.

Le fourrier eut la bonne idée d’expédier à lafamille la copie et l’original.

À voir ce dernier, on comprend qu’il faisaitchaud dans cette redoute.

Un courrier expédié à Villefranche porta letestament de Saint-Giles.

Les enfants pleurèrent leur mère.

Un seul resta l’œil sec, c’était Ernest, leplus âgé après Saint-Giles, celui qui avait été l’ami du fifre.

Il adorait madame Saint-Giles qui cachait saprédilection pour lui, et pourtant il n’eut pas une larme pourelle.

Il écouta la lecture de la lettre deSaint-Giles, plissa souvent son jeune front, puis, la lecturefinie, il serra les poings et sortit.

Depuis le commencement du siège, il s’enallait tous les jours voir exercer les recrues d’un campvoisin.

Là, il s’était pris d’une rage pour letambour, et, à l’étonnement du vieux tapin qui professait l’artdifficile des ras et des fla ; parmi les élèves volontaires etles enfants de troupe, Ernest avait fait des progrès inouïs.

Il avait enlevé le roulement en deuxleçons…

Ça ne s’était jamais vu.

– Il est né avec une paire de baguettesau bout des doigts ! disait le vieux tapin.

Ce n’était pas tout.

Maître Ernest avait, grâce à son frère, unjoli coup de crayon.

Il avait lu un jour une affiche par laquelleon demandait des dessinateurs pour mettre à jour la carte et lesplans du Lyonnais en vue de la guerre actuelle.

Il s’offrit et fut le bienvenu car lesdessinateurs étaient rares et la besogne était pressée.

Quand il s’agit de régler ses honoraires,Ernest dit au vieil officier du génie qui l’avaitemployé :

– Donnez-moi un uniforme d’enfant detroupe et un tambour, c’est tout ce que je demande.

On lui avait accordé l’uniforme et lacaisse.

Ceci se passait peu avant l’arrivée ducourrier.

Lorsque celui-ci repartit pour Lyon, onchercha Ernest.

Plus d’Ernest.

Trois heures après sa disparition, la tanterecevait ce mot par un camarade du fugitif :

« Ne vous inquiétez pas de moi. Je vaisrejoindre mon frère et venger ma mère. »

Il arriva devant Lyon, s’informa du bataillonde la Croix-Rousse et se rendit aux avant-postes.

À la vue de ce frère qu’il aimait tendrement,Saint-Giles sentit son courage tomber.

Il avait compté les années qui séparaient cetenfant de l’âge où la réquisition pouvait l’atteindre et ilespérait qu’alors la lutte serait finie.

Lui tué, car il ne doutait pas de périrbientôt, ce garçon, très artiste, le continuerait en quelquesorte : il revivrait en lui.

Sans hésiter, sans vouloir entendred’explication, il appela un soldat en qui il avait confiance, sonbrosseur et son ancien modèle d’atelier.

– Ruffin, lui dit-il, tu vas conduire cegamin à Dubois-Crancé de ma part. Tu diras au représentant que jeveux qu’il retourne à Villefranche et que l’on veille sur lui.

– Saint-Giles, dit l’enfant, je suis venuvenger notre mère et mourir avec toi pour la République.

– La République ne mange pas son blé enherbe ! dit le commandant.

Et à Ruffin :

– Emmène-le.

Ernest connaissait son frère, il savait sesdécisions irrévocables.

– Eh bien, dit-il, au revoir !Embrasse-moi !

Il jeta les bras au cou de Saint-Giles, saluala garnison émue de cette scène et suivit Ruffin.

Une heure après, Ruffin revenait à laredoute ; il n’avait pas l’air content, cet excellentRuffin !

– Ah le sacré gone ! s’écria-t-il enarrivant. Il m’en a joué un tour.

Et il raconta qu’Ernest, une fois au camp, luiavait offert de boire un coup dans une cantine.

Lui, Ruffin, y était entré sans défiance.

Là, Ernest s’était écrié devant les buveursque Ruffin était un espion lyonnais et aussitôt l’on s’était jetésur lui.

Pendant le tumulte, le sacré petit gone avaitdisparu.

Ruffin avait eu toutes les peines du monde àse faire conduire à la réserve du bataillon où on l’avait reconnuet délivré.

Saint-Giles, exaspéré, écrivit sur le champ àDubois-Crancé qui prescrivit à son prévôt de chercher partout lepetit tambour Ernest Saint-Giles.

Mais, le jour même, le commandant Leconte, dubataillon de l’Isère, placé aux avant-postes devant la maisonNérat, voyait se présenter un petit volontaire qui demandait às’engager comme fusilier.

Il présentait au commandant une lettre ainsiconçue :

« Je recommande mon neveu, orphelin, aucitoyen commandant Leconte : je suis une pauvre veuve et je nepuis le nourrir. De bonnes âmes l’ont habillé et lui ont misquelques sous en poche. Il mangera dans notre bataillon de l’Isèrele pain de la République et le gagnera car il a du cœur. C’est untrès bon sujet.

« Je remercie d’avance le commandantLeconte.

« Veuve Adèle Benoist. »

La lettre était datée de Grenoble.

Le commandant toisa ce petit bonhomme,l’interrogea, fut enchanté de ses réponses et l’enrôla comme…fusilier.

Vous comprenez que, du moment où l’oncherchait un tambour, on ne trouva pas Ernest Saint-Giles, fusilierdans le bataillon de l’Isère sous le nom Léon Benoist…

Le « sacré gone » avait écrit lalettre de la prétendue veuve.

Un faux, quoi…

Saint-Giles n’eut donc aucune nouvelle de sonfrère.

Il fut forcé de se battre avec cette doubledouleur : le deuil de sa mère et la disparition de sonfrère.

Nul doute que celui-ci s’entêtât dans sonprojet ; Saint-Giles connaissait la nouvelle, il s’attendait àle retrouver tout obscurément dans une des rudes affaires qui selivraient sous la Croix-Rousse.

Puis, il pensait à sa fiancée, et l’idéequ’elle aussi avait disparu lui rongeait le cœur.

Mais Dubois-Crancé lui fit tenir un mot quilui donna quelque peu d’espérance de ce côté.

Le billet disait :

« Mon cher commandant,

« Bon espoir,

« Notre émissaire de Toulon m’apprendqu’elle est sur la trace de celle que vous appelez sœurAdrienne. »

Saint-Giles, entre ses chagrins et cette lueurd’espérance, se rejeta curieusement dans ce qu’il appelait sontravail de taupe.

Il s’ingénia à rendre la maison Panthodimprenable et à faciliter la prise de la maison Nérat.

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