Le Bataillon de la Croix-Rousse

La salamandre

Au moment où sa mère faisait sauter l’Arsenal,Saint-Giles rendait un immense service à la République.

Cette nuit même, vers dix heures,Dubois-Crancé allait le trouver à Cuire où il l’avait fait prévenirde mettre son bataillon sous les armes.

– Commandant, lui dit Dubois-Crancé, voussemble-t-il possible de célébrer l’anniversaire de laSaint-Barthélemy en enlevant la maison Panthod et en vous ymaintenant ?

– L’enlever, oui ; y mourir,oui ; s’y maintenir, je n’en puis répondre : la maisonNérat nous écrasera de ses feux.

– Je donnerai l’ordre au général Dumuy defaire attaquer la maison Nérat si je puis compter sur vous pour lamaison Panthod. Ce sera une diversion.

– Général, si une autre colonne occupeseulement pendant une heure la maison Nérat, la maison Panthod està nous. J’y entre et j’y reste.

– Jamais vous et votre bataillon vousn’aurez couru si grand péril.

– Je le sais, mais nous sommes tous mortsd’avance.

– Allez, dit Dubois-Crancé. Si vousréussissez, jamais la République n’aura trop de reconnaissance pourles services que lui rend votre famille.

Saint-Giles prit ses dispositions, sachantbien qu’il allait faire décimer son bataillon et affronter millemorts.

Mais Saint-Giles était un héros.

L’armée l’appelait La Salamandre.

Il vivait dans le feu.

Ce qu’il ignorait avant de commencerl’attaque, ce que savait Dubois-Crancé, c’était que l’arsenaldevait sauter cette nuit vers minuit et que celle qui mettrait lefeu aux poudres serait Mme Saint-Giles.

Cette première phase du siège est l’une desplus sanglantes : c’est une série de combats où, des deuxcôtés, l’on déploya l’héroïsme qui force l’admiration de lapostérité pour le courage des deux partis.

Cette première phase se déroula tout entièredevant la Croix-Rousse et sa ligne de maisons transformées enredoutes formidables garnies d’artilleries, redoutes appuyées parle cimetière de Cuire où se livra un combat mémorable.

C’est dans ces attaques que Saint-Giles et sonbataillon de la Croix-Rousse s’immortalisèrent par des faitsd’armes inouïs.

Mais, pour bien se rendre compte des attaquescontre la Croix-Rousse, il faut, les documents en main, exposer lasituation des deux armées et les difficultés qui rendaient lamarche en avant si difficile.

Notre œuvre étant l’histoire exacte du siègede Lyon, nous n’avons pas voulu reculer devant une explicationdétaillée des positions des deux armées.

La citation des documents officiels prouve auxlecteurs que nous ne nous écartons pas un seul instant de lavérité.

Tous ceux qui auront lu cette œuvreconnaîtront, au prix de quelques efforts, cette merveilleuse épopéedu siège de Lyon, l’une des plus grandes pages de l’annéeterrible !

Il s’agissait donc d’enlever la maisonPanthod.

Pour comprendre l’héroïsme du bataillon de laCroix-Rousse, dans cette nuit du 23, il faut se figurer la positionrespective des deux armées sous le faubourg de la Croix-Rousse etles villages de Cuire et Caluire.

Voici, d’après le rapport de l’adjudantgénéral un exposé très clair de la situation stratégique :

Notes sur le siège de Lyon, présentées augénéral en chef de l’armée des Alpes, par le citoyen chefd’état-major dans cette armée.

« Pendant, dit le rapport, que lesLyonnais travaillaient pour leur propre sûreté, le généralKellermann pourvut à la sienne en prenant une position qui avait sadroite sur le bord de la Saône, en arrière du chemin qui descend deCaluire à Cuire, occupant par son centre Caluire et Montessuy ets’étendant jusque sur l’escarpement du Rhône. »

On le voit, Lyon n’était pas entouré pendantcette dernière phase : il n’était menacé que par lebombardement parti de la Guillotière et des Brotteaux et par cetteattaque du côté de la Croix-Rousse.

Les forces respectives étaient d’abord assezfaibles, mais elles prirent peu à peu de la consistance, de sorteque, si l’attaque avait quelquefois de la vigueur, la résistancen’en était pas moins forte et opiniâtre ; et comme l’ons’aperçut que les bords de la Croix-Rousse offraient beaucoup tropde ressources pour la défensive des assiégés, il fut question, dansun conseil de guerre, d’abandonner ce point d’attaque pour luipréférer le côté de Fourvière.

Mais la crainte de mettre le Rhône et la Saôneentre l’armée assiégeante et les secours qui pouvaient venir auxassiégés par la Suisse et le Piémont fit renoncer à cette idée etl’on continua l’attaque de la Croix-Rousse en y ajoutant lebombardement et le tir à boulets rouges. »

On voit par cet extrait que les républicainsse rendaient bien compte des difficultés de l’attaque de laCroix-Rousse, mais ils ne pouvaient l’abandonner pour latransporter contre Fourvière sous peine de risquer d’êtrecoupés.

Ils se maintinrent donc là, avançant le pluspossible et bombardant la ville en attendant des renforts.

Ce bombardement, nous l’avons vu, avait étécommencé des hauteurs de Montessuy ; mais, pour le rendre pluseffectif, Kellermann avait fait occuper les Brotteaux et laGuillotière : des batteries y étaient établies, et, de là,partaient les coups qui écrasaient la basse ville, la plus riche etla plus commerçante.

Donc : attaque devant la Croix-Rousse etbombardement par les faubourgs de la Guillotière et des Brotteauxséparés de la ville par l’immense fossé du Rhône.

Un pont de bateaux, sous le château de laPape, unissait le camp d’attaque de la Croix-Rousse aux camps desfaubourgs de la Guillotière et des Brotteaux.

La situation des républicains étaitpérilleuse ; ils étaient peu nombreux, leurs forces diviséesen deux camps séparés par le Rhône étaient à la merci d’un accidentsurvenu au pont de bateaux.

Enfin, l’investissement n’était pascomplet.

L’armée ne formait autour de Lyon qu’undemi-cercle et elle ne l’avait pas encore entouré.

Du côté de Roanne et de Montbrison, lescommunications étaient libres.

Les républicains bombardaient en vain Lyon dufond des faubourgs des Brotteaux et de la Guillotière et deshauteurs de Montessuy ; les Lyonnais ne se rendaient pas.

Les républicains les attaquaient en vain parle faubourg de la Croix-Rousse.

L’ennemi avait là comme point de défenseavancé le fameux cimetière de Cuire, en avant duquel se développaitune ligne de postes fortifiés formés par les maisons Panthod,Rousset, Bouvard, la villa Nérat et le cimetière de Cuire.

Dubois-Crancé désespérait d’emporter laCroix-Rousse de vive force : c’était chose impossible.

Il avait pour plan de compléterl’investissement de la ville avec l’aide des Auvergnats querassemblait Couthon et de réduire par la famine la villeentièrement cernée.

Mais ils étaient obligés de tenir devant laCroix-Rousse des forces considérables, toujours en éveil, car cesquatre maisons que j’ai nommées étaient autant de redoutes arméesd’artillerie, et cette ligne donnait à l’ennemi une puissanced’irruption menaçante pour nos lignes.

Saint-Giles avait eu une idée.

Il avait fait préparer huit chariotsréquisitionnés dans le voisinage et il les avait fait charger desacs de terre et de gabions.

Ces chariots, attelés de huit chevaux chacun,étaient conduits chacun par quatre hommes résolus qui montaient enpostillon.

Dubois-Crancé qui comprit l’idée deSaint-Giles se prit, comme nous l’avons vu, à espérer qu’à l’aidede ces matériaux, Saint-Giles pourrait se retranchersolidement.

Mais il sentait trop les difficultés inouïesde l’entreprise pour ne pas concevoir des craintes.

Il ordonna la plus grande vigilance auxréserves pour recueillir, en cas d’insuccès, les débris dubataillon sacrifié.

Il avait presque regret de hasarder une sibelle troupe.

Jamais ce bataillon n’avait eu si fièrecontenance ; il était devenu une de ces troupes d’élite àlaquelle nul ne conteste sa gloire.

Chaque homme semblait être et était unhéros.

De toutes parts, les soldats qui n’étaientpoint de service accouraient voir ces fameuses taupes deSaint-Giles dans leurs trous aux avant-postes.

Il y faisait « si chatouilleux » queles curieux y restaient souvent frappés à mort.

Par un ordre du jour, il fallut interdirel’accès de ces postes aux autres troupes.

On juge de l’exaltation d’orgueil, del’amour-propre enragé d’un tel bataillon.

La garde nationale de Grenoble lui avaitenvoyé un bouquet d’immortelles pour qu’il fût attaché à sondrapeau ; les volontaires de l’Isère avaient voté une adresseà ces volontaires lyonnais, la garde nationale de Saint-Étienneleur avait décerné une couronne de lauriers.

Quand un soldat de ce fameux bataillon passaitdans les camps, portant un message de Saint-Giles ou allantchercher des ordres, on lui faisait une ovation.

Tant d’honneurs galvanisaient les courages deceux qui en étaient l’objet.

Lorsque Dubois-Crancé passa devant le front dubataillon, il vit venir à lui Saint-Giles :

– Citoyen représentant, dit le commandantà haute voix, quand les gladiateurs romains descendaient dansl’arène, ils allaient, esclaves voués à la mort, saluer Césarimperator. Nous, libres citoyens, soldats de la République, nous tedisons :

« Ceux qui vont mourir te saluent !Entrés dans la maison de Panthod, pas un de nous n’en sortiravivant. Nous le jurons ! »

Il fit avancer le drapeau et tous les soldatsrépétèrent son serment.

Dubois-Crancé, profondément ému, leva sonchapeau et s’écria :

– Soldats,

« La Convention vous rend votresalut ; les Spartiates aux Thermopyles n’étaient point plusgrands que vous ! »

En ce moment, un éclair immense jaillit desbords de Saône et l’on vit sauter l’arsenal.

Dubois-Crancé prit alors la main deSaint-Giles et lui dit :

– Ta mère vient d’allumer ce volcan pourvenger l’outrage que tu connais : elle est morte en se faisantces imposantes funérailles. Va et venge-la à son tour.

Saint-Giles poussa un cri de désespoir ets’élança, entraînant ses soldats.

Sûr de ses hommes, Saint-Giles, au lieu deformer une colonne qui eût offert une masse au tir de l’ennemi,Saint-Giles, suivant l’inspiration qui animait les arméesrévolutionnaires, fit combattre en ordre dispersé.

Les pelotons, enlevés par leurs chefs, avaientchacun une destination sur l’une des faces ou l’un des angles de lamaison.

Chacun d’eux se développa en une ligne detirailleurs soutenus par des piquets.

La maison fut cernée en moins de trois minuteset la garnison, craignant d’être enveloppée, fit sa trouée ets’enfuit avant que la route ne fût tout à fait fermée.

La surprise, l’explosion de l’arsenal, lafurie de l’attaque expliquent cette retraite.

Mais, comme l’avait dit Saint-Giles, prendrecette redoute n’était rien pour lui ; s’y tenir, c’étaittout.

Et le succès dépendait de l’arrivée deschariots.

Saint-Giles, d’un appel de trompette, donna àce convoi le signal que la maison était à lui.

Il avait fait ouvrir les portes del’enclos.

Un capitaine s’était chargé d’amener ceschariots.

Il les accompagnait avec trente chevaux toutharnachés, montés par trente hommes.

À l’appel de la trompette, les chariotspartirent au galop : mais déjà l’artillerie ennemie revenue del’étonnement, avertie par une fusée rouge de la prise de la redoutePanthod, lançait tout autour des pots à feux qui éclairaient leterrain comme en plein jour.

Puis, toutes les pièces des autres redoutes semirent à jouer.

Il semblait impossible que les chariotspussent traverser la trombe de feu qui s’abattait sur leurchemin.

Le capitaine qui guidait ce train s’agitaitcomme un démon, petit sur un grand cheval.

Avec une bravoure enragée, il avait déjà faitcouper les traits de sept chevaux tirés et avait fait remplacer ceschevaux en un tour de main ; mais le temps perdu avaitretardé, coupé la marche du convoi.

Heureusement, du côté de la maison Nérat, onentendit des cris, un bruit de lutte et les canons ennemistournèrent leur feu de ce côté.

Le convoi soulagé repartit, entraîné et lancépar le vaillant petit capitaine ; les huit chariotss’engouffrèrent bientôt avec méthode et précision dans l’enclos dela maison Panthod.

Les hommes de Saint-Giles se jetèrent sur lesgabions, sur les fascines, sur les sacs à terre qu’apportaient lesvoitures : ils purent consolider en un clin d’œil les troiscôtés faisant regard sur l’ennemi et que les Lyonnais s’étaientbien gardés de fortifier, ce qui est un principe à la guerre.

Les brèches et la gorge de la redoute furentcomblées et, en cinq minutes, Saint-Giles se trouva retranché.

Mais il subit des pertes affreuses : lamoitié du bataillon fondit pendant ces cinq minutes comme l’or dansle creuset.

Saint-Giles avait pris la résolutiondésespérée de jeter dans les brèches cent dix cadavres auxquels ildonna pour sépulture le terrain même du combat.

Les blessés furent descendus dans lescaves.

Le sang ruisselait et les survivants enavaient jusqu’aux genoux.

Un officier, spectateur de cette scène auxavant-postes, a compté le nombre des projectiles lancés pendantcette action de 8 minutes en tout, attaque et mise endéfense ; il s’élevait à deux cent trente…

Cependant, les pots à feu cessèrent d’éclairerla redoute et une fusée bleue suivie d’une fusée blanche donna unsignal aux batteries lyonnaises, qui cessèrent de tirer.

C’était le prélude d’un retour offensif.

Deux mille hommes sortirent du cimetière et seprécipitèrent sur la maison Panthod.

Ce fut un effort héroïque du côté desLyonnais.

Les muscadins, conduits par Étienne Leroyer,s’élançaient avec autant de furie que le bataillon de laCroix-Rousse en avait montré.

Ils avaient moins de terrain à parcourir, pasd’artillerie à affronter.

Leur masse allait produire un chocvigoureux.

Dans les lignes républicaines, on s’apprêta àrecevoir les débris du bataillon de la Croix-Rousse que cettecharge allait chasser de la maison Panthod.

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