Le Bataillon de la Croix-Rousse

Mauvaise mère

Les crises révolutionnaires ressemblent à destourbillons.

Elles enveloppent, elles enlacent, ellesétreignent et entraînent dans leurs évolutions vertigineuses.

Les cycles révolutionnaires sont régis par lesmêmes lois que les cyclones : le centre va, se déplaçanttoujours, et toujours il attire à lui tout, tous et toutes.

L’avant-veille, le centre révolutionnaire deLyon était la maison Leroyer ; ce soir-là, c’était le comitécentral.

Saint-Giles lui-même, qui avait voulu sesoustraire à ce foyer d’attraction, se trouvait rejeté vers lui, etla pâle figure de sœur Adrienne allait lui apparaître et lefasciner.

Tout devait contribuer à rendre émouvante lasoirée où Châlier allait faire sa rentrée, impatiemment attendue deses partisans comme de ses ennemis : de même que sœur Adrienneétait aussi et non moins impatiemment attendue par les Compagnonsde Jéhu, présents à la séance et mis dans le secret.

Mais sœur Adrienne ne pouvait manquer devenir.

En effet, l’abbé Roubiès avait décidé queChâlier serait tué par elle ce soir-là même.

Dans la matinée, il s’était rendu au couventdes Brotteaux pour y prévenir la supérieure d’avoir à conduire sœurAdrienne à la séance.

Une fois seul avec la supérieure, celle-cil’avait embrassé et avait demandé :

– Est-ce pour aujourd’hui, enfin ?Sœur Adrienne s’impatiente. Elle est dans un état d’excitationeffrayant. Par moments j’ai peur pour sa raison.

– Ma mère, dit l’abbé, c’est pour cesoir… Les Jacobins auront leur martyr et nous le nôtre.

– Comment, le nôtre ?

– Mais, oui… sœur Adrienne ne sortira pasvivante du Club.

– Oh mon Dieu !… s’écria lasupérieure, ils la tueront donc ?

– Oui, c’est probable ; s’ilshésitaient, d’autres porteraient les premiers coups.

– Comment ? des hommes à nous.

– Sans doute, dit-il froidement.

Et, sans se préoccuper de la stupeur de samère, il continua à lui donner ses instructions.

– Châlier, dit-il, va prononcer undiscours effrayant contre la religion ; il le prépare. On l’aentendu ce matin en réciter des fragments. J’ai reçu des notes à cesujet, et je puis me figurer ce que sera ce document. Il l’a écrit,et nous aurons le manuscrit, de même que le compte-rendu par leslogographes (on ne disait pas encore sténographes) ; nouspublierons cette épouvantable attaque contre l’Église après lemeurtre qui se trouvera justifié aux yeux de Lyon, où la majoritéde la ville est encore chrétienne, heureusement. On approuvera lecoup de poignard contre un pareil énergumène ; du reste, sœurAdrienne étant morte, aucun procès n’étant possible, l’auréole dusacrifice, poétisant notre ange de l’assassinat, toute cetteaffaire tournera pour le mieux.

– Ne pourrait-on pas épargner cettepauvre Adrienne qui est si intéressante ? demanda lasupérieure.

– Non ! répondit froidementl’abbé : il faut qu’elle meure pour les besoins de lacause.

L’abbé Roubiès n’était pas homme à faire degrandes phrases creuses pour prouver qu’il avait raison ; ilconnaissait sa mère et il comprit qu’elle serait lente à admettrela raison d’État ; il attaqua une autre corde :

– Ma mère, dit-il, je pourrais vousprouver que quand on sacrifie cent mille hommes au rétablissementd’un roi et d’une religion, il est puéril de regarder à la vied’une femme, celle-ci fût-elle aussi intéressante que sœurAdrienne ; mais cette idée générale vous convaincraitdifficilement : j’ai des considérations qui vous sontpersonnelles à vous faire valoir.

Laissant donc cet argument, l’abbé en prit unautre :

– Vous souvient-il, ma mère,demanda-t-il, qu’un jour (J’avais vingt-cinq ans) je vins voussupplier de quitter la vie mondaine ?

– Oui, dit-elle en rougissant.

Il n’eut point l’air d’y prendre garde etdemanda encore :

– Vous rappelez-vous que vous avezhésité, ma mère ?

– À mon âge, c’était permis.

– Mais je vous fis une promesse pour vousdécider.

– Oui, tu m’as montré une des plus richesabbayes en perspective.

– Et je vous ai juré que vousl’auriez ; vous l’aurez comme j’aurai l’archevêché deLyon.

– Dieu t’entende, mon fils.

– Dieu m’entendra, ma mère, dit l’abbé ensouriant, car j’ai des moyens sûrs de me faire écouter du Pape, sonvicaire spirituel, et du roi, son représentant temporel sur cetteterre. Il est assez d’usage, après une Restauration, d’oublier lesservices rendus ; mais, moi, j’ai pris mes précautions.

Avec un sourire ironique :

– J’ai fait mettre en lieu sûr, enAmérique, des pièces si compromettantes, que leur divulgationaurait des conséquences extrêmement graves pour le Saint-Père etpour le régent de France ; aussi, ma mère, croyez-le bien,j’aurai d’emblée mon archevêché. Et vous, si les Jacobins nousdébarrassent de sœur Adrienne, vous aurez votre abbaye.

– Mais je ne vois pas qu’Adrienne…

– Vous ne voyez pas qu’Adrienne vousgêne, n’est-ce pas ! Voilà ce que vous voulez dire ?

– Sans doute, elle peut bien avoir uneabbaye, et moi une autre.

– Ma mère, vous vous trompez, Adriennesurvivante vous éclipse totalement, vous n’êtes plus rien, pas mêmeson ombre ! Quel mérite aurez-vous ?

– Mais…

– Celui d’avoir inspiré le meurtre !peu de chose ! On fera la remarque que vous auriez aussi bienpu frapper que cette jeune fille.

Haussant les épaules :

– Irez-vous publier que nous avons poussécette jeune fille au meurtre avec des peines et des soinsinfinis ?

– Mais enfin, c’est quelque chosecela ! fit la supérieure.

– Moins que rien, pire que rien. Nousendosserions l’odieux du crime et elle en aurait toute la gloire,en ayant eu le péril.

– C’est donc un crime ?

– Eh oui, pour nos adversairespolitiques !

– Je comprends, murmura lasupérieure.

L’abbé eut l’air de penser que c’était bienheureux. Il reprit :

– Sœur Adrienne morte, tout change. Voushéritez d’elle ! Elle ne vous écrase plus de sa gloire.

Dans son projet de livrer sœur Adrienne auxvengeances des Jacobins, l’abbé était-il mû par le sentiment desintérêts généraux de son parti ou par celui de son intérêtparticulier ?

Agissait-il comme royaliste ou commeambitieux ?

Rien n’autorise à décider que l’un ou l’autremonde l’inspirait.

Cet homme est resté une énigme impénétrablepour les historiens.

Pour sa mère, pas de doute : l’égoïsmeseul le guidait.

Quant à lui, on peut s’aventurer à supposerque son esprit était assez vaste pour s’élever jusqu’à laconception du dévouement à une cause, mais que son cœur y ajoutaitles âpres convoitises d’un prêtre subalterne, voulant gravir à toutprix les marches du siège archiépiscopal de Lyon.

Toujours est-il que, l’intérêt personnel ayantfait pénétrer la conviction dans l’âme de sa mère, l’abbé luidit :

– Vous voyez donc bien qu’il faut unemartyre.

La supérieure approuva de la tête, mais unecrainte lui vint.

– Et si les Jacobins m’écharpaient,fit-elle, saisie tout à coup par cette appréhension.

– Impossible ! dit l’abbéfroidement : trente affidés bien armés seront dans lecouloir ; ils protégeront votre retraite, et, si elle étaitcompromise, deux bataillons de garde nationale qui ferontl’exercice aux flambeaux dans le voisinage (une innovation)seraient lancés à votre secours ! Oh ! mes mesures serontbien prises.

– Enfin, dit-elle épouvantée, je serainéanmoins exposée.

– Si peu ! fit-ildédaigneusement.

– Mais, mon ami, vous risquez mes joursbien facilement, ce me semble j’aimerais mieux me contenter derester ce que je suis, simple supérieure d’une pauvrecommunauté.

La lâcheté de sa mère révolta l’abbé.

– Impossible ! dit-il d’un tonsombre.

– Pourquoi ?

– Pour que je sois archevêque, dit-ilrésolument, il faut d’abord que vous soyez abbesse et vous leserez, ma mère.

– Mais je ne vois pas en quoi cela estnécessaire.

Il eut un geste de mépris écrasant.

– Vous ne voyez pas, ma mère, dit-il, quepetite supérieure d’une petite communauté, vous n’êtes guère pournos ennemis qu’une fille repentie. Petit cœur ! Petitesprit !

Elle pâlit sous l’outrage.

– Un fils, s’écria-t-elle, reprocher à samère son passé !

– Croyez-vous donc, demanda-t-il, qu’ilne me soit pas plus pénible qu’à vous de me souvenir ! Cepassé me pèse, m’étouffe, me brûle, me dévore. J’ai tout fait pourme débarrasser de cette tunique de Nessus ; vous avez acceptéle rôle de tante : vous me reniez pour votre fils, moi je vousreniais pour ma mère ; mais ce subterfuge qui réussit auprèsde la communauté où l’on vous croit ma tante par le sang et ma mèrespirituelle, ce mensonge qui réussit pour le vulgaire, ne tromperapoint les hauts dignitaires de l’Église. Pour eux, vous êtes bienma mère.

Avec énergie :

– Eh bien, ce passé, il faut qu’ildisparaisse sous une fortune éblouissante. Il faut que personnen’ose plus regarder dans votre vie d’autrefois : vous encouvrirez les ombres d’une telle lumière que tous les yeux enseront éblouis.

– En réalité, dit-elle, reculant devantcette perspective parce qu’elle ne voulait pas affronter le péril,tu risques ma vie au profit de ton ambition. Si je ne meurs pas, tume fais abbesse parce que tu veux que l’on oublie ce passé dont turougis.

– Je n’en rougis pas, n’ayant pas depréjugés, répondit-il. Madeleine repentie est une des plus grandessaintes du ciel. Mais ce sont les autres qui ont des préjugés, cesont eux qui rougissent. Et je dois compter avec l’opinion. Maisc’est assez parler du passé. Parlons du présent : je vousreproche, ma mère, et vous le reproche amèrement, vous n’aimez pasautant votre fils que sœur Adrienne, pour laquelle vous intercédieztout à l’heure. Si vous m’aimiez, vous n’hésiteriez pas.

Elle se mit à pleurer.

– Du sentiment ! dit-il. À quoibon ! Pour un mot.

– Un mot cruel ! fit-elle. Tu m’astraitée de fille repentie.

– Eh ! s’écria-t-il. Si l’on ne veutpas se tromper, il faut appeler les choses par leur nom.

S’adoucissant :

– Vous devriez comprendre, ma mère,dit-il, que de vous rappeler le passé m’est pénible ; maisvous m’y forcez ! Fils d’abbesse, je deviens possible commearchevêque, car votre abbaye fait de vous une princesse del’Église : vous marchez de pair avec les abbés mitrés et lesévêques.

Caressant la vanité qui s’éveillait :

– Cela vaut bien la peine, dit-il, quevous couriez un danger si léger que je qualifie, moi,d’imaginaire.

Puis, sûr qu’elle obéirait :

– Voyons ! dit-il,embrassez-moi ! Essuyez vos yeux ! Je pars. Quand vousserez abbesse, nous rirons bien de l’échauffourée de Lyon au ClubChâlier.

Et faisant une fausse sortie :

– À bientôt !

L’abbé, je l’ai dit, était un habile metteuren scène.

Il savait qu’une fausse sortie est un moyen determiner brusquement et avec avantage une discussion, de constaterun succès acquis.

– Allons, ma mère, fit-il, c’estentendu ! à ce soir ! pas de faiblesse ! Vous n’êtespas en péril ! Embrassez-moi ! Au revoir, vers dixheures !

Elle l’embrassa, mais sans grand enthousiasmeet du bout des lèvres.

– Je compte sur vous ! dit-il.

– Oui ! dit-elle.

Elle était fermement résolue, mais ellemanquait d’entrain.

Il fit mine de s’en aller et revint sur sespas.

L’acquiescement de sa mère étant acquis, ilrevenait pour enfoncer l’une après l’autre ses instructions dans lacervelle de cette femme qu’il savait capable d’aller jusqu’au bout,une fois déterminée.

– Je me résume ! dit-il. Vousconduisez sœur Adrienne à la séance, dans les tribunes où je vousai conduite plusieurs fois déjà pour vous y accoutumer.

– Bien ! dit-elle.

– Ensuite, vous suivez un de mes hommes,Mazurier, qui passe pour bon Jacobin et qui vous conduit dans lecouloir.

– Bien ! fit-elle, encore.

– Aussitôt que sœur Adrienne sera placéeparmi les gens qui ont des lettres, des requêtes, des placets àremettre à Châlier, Mazurier vous fera passer derrière les rangs etvous tirerez vers la porte.

Un peu dédaigneusement :

– Le reste ne vous regarde pas.

Puis faisant une dernière recommandationconcernant sœur Adrienne :

– Une heure avant de partir, faitesprendre à sœur Adrienne un réconfortant, et il souligna le mot, etforcez la dose que vous savez ! Il faut entretenir sonexaltation !

Il embrassa sa mère encore une fois, un peuplus tendrement et la quitta en lui disant :

– Du courage !

Une fois dehors, il fronça le sourcil etmurmura avec indignation.

– Décidément, elle n’a même pasl’instinct du dévouement maternel.

Il récapitula ses griefs.

– Fils de gentilhomme, se disait-il,j’aurais pu peut-être obtenir la légitimation, elle l’a écœuré,dégoûté d’elle et de moi ; il ne m’a même pas reconnu commeson bâtard.

Ses lèvres contractées par un rictus amerprouvaient combien il souffrait d’avoir manqué cet état civilnobiliaire qui lui eût facilité la carrière ecclésiastique, dansles rangs inférieurs de laquelle il était resté trop longtemps àson gré.

Après cette rancœur, une autre.

– Quelle suite de folies ! dit-il.Au lieu de se cacher, courtisane qui humiliait son fils, elles’imposait toujours à moi, et je fus fait séminariste avec une mèrequi rôtissait le balai.

Avec fureur :

– Elle venait me voir en toilettestapageuses.

Il serrait les poings avec rage.

– Jeune prêtre, continua-t-il, je lasuppliais de faire une fin pour que le scandale de sa vies’oubliant, je pusse faire mon chemin. Elle s’y refusa jusqu’àcinquante ans, m’immobilisant pendant sept ans dans une cure decampagne, avant que je pusse entrer à l’Oratoire.

Ce temps d’obscurité avait été le plus cruelde sa vie.

– Enfin, continua-t-il, je lui demande demontrer un peu de courage pour mettre l’anneau épiscopal à mondoigt ; elle me refuse et prend peur lâchement. Mais je luiparle de la crosse abbatiale pour elle, j’allume son ambition etelle n’hésite pas.

S’irritant :

– Non, ce n’est pas une mère ! Non,je ne dois rien à cette femme ! Elle m’a conçu dans laluxure ; elle m’a enfanté dans la boue, elle m’a barré leschemins de la vie ; je ne vois plus en elle qu’uneétrangère.

Avec résolution :

– Non, elle ne sera jamais abbesse !Et le jour où elle deviendra un obstacle, je supprimerai l’obstacleen l’envoyant comme supérieure dans un couvent colonial.

Souriant :

– Mais enfin, l’espoir de la crosseabbatiale va lui donner assez d’énergie pour conduire sœur Adrienneau Club. C’est tout ce que je veux d’elle pour le moment. Après…comme après…

Soupirant :

– Heureux ceux qui sont aimés par leursmères ! Leur cœur n’est pas fermé comme le mien à toutetendresse, à tout amour.

Il poussa un soupir.

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