Le Bataillon de la Croix-Rousse

L’enlèvement

Le temps marchait, et l’heure de réaliser lesplans d’enlèvement et de fuite approchait.

La baronne était une femme trop avisée pouravoir confiance absolue dans la continence de dom Saluste :elle l’avait jugé ce qu’il était : capable de comprendre qu’ilserait de son intérêt d’attendre, mais capable aussi d’impatienceet, par conséquent, d’imprudence.

Aussi avait-elle pris ses précautions.

Tout d’abord, dans la maison où elle étaitdétenue, sœur Adrienne avait retrouvé sa supérieure et lacommunauté.

Elle était donc en bonnes mains et bien gardéesous tous les rapports.

Inutile de dire que, depuis le 20 mai, lasupérieure et la petite communauté des Brotteaux ne couraient plusaucun danger.

Tranquille pour la sûreté de sœur Adrienne enprison, la baronne avait eu l’idée de constituer à dom Saluste,pour le voyage, une surveillante ; nous avons vu que son choixs’était arrêté sur Mme Adolphe.

Excellent choix !

Mme Adolphe avait du reste étéplacée chez la supérieure auprès de sœur Adrienne.

Cette Auvergnate avait encore l’intelligence,du moins le flair subtil des choses et des gens.

Stylée par la baronne, elle avait parfaitementcompris son rôle, et elle le joua très bien.

Sœur Adrienne accueillit avec reconnaissancecette fille qui l’avait protégée.

Mme Adolphe lui raconta quel’on avait voulu la jeter à l’eau ; qu’elle avait failli êtrenoyée pour sœur Adrienne : que depuis, elle avait,disait-elle, reconnu les prêtres et leur séquelle pour être de lacanaille ; elle les exécrait donc.

Bien entendu, ces confidences se faisaient àvoix basse. Sœur Adrienne était droite et naïve.

Mme Adolphe lui disait qu’ellevoulait la sauver, elle crut à sa sincérité.

L’Auvergnate bien manœuvrée, bien stylée, fitmerveille.

Elle prépara le jeu de dom Saluste.

– Cet Espagnol, disait-elle à sœurAdrienne, vous porte de l’intérêt, il m’a placée près de vous pourque la supérieure ne vous fasse pas de misères. J’ai idée que, luiaussi, en a assez de la religion et qu’il pense comme moi et commevous.

– Croyez-vous ? demandait sœurAdrienne.

– Vous vous êtes bien convertie à laRépublique, moi aussi ! disait l’Auvergnate. Pourquoi neferait-il pas comme nous ?

L’affaire, conduite avec art, réussit aumieux.

Dom Saluste laissa échapper des réflexions quipréparèrent le terrain : tantôt il disait :« Vraiment, c’est une horreur de penser que la religionordonne tant de crimes ».

D’autres fois, après avoir raconté certainstraits de l’Inquisition, il s’écriait : « C’est à douterde Dieu lui-même ».

Alors sœur Adrienne lui prêchait les théoriesrévolutionnaires, du moins le peu qu’elle en connaissait.

Il semblait se laisser convaincre chaque jourdavantage.

En même temps, il remettait à sœur Adrienne deprétendues lettres de son fiancé.

Il était censé porter à Saint-Giles lesréponses de sœur Adrienne.

Cette fausse correspondance, conduite etinspirée par la baronne, était un coup de maître ; elleécartait tout soupçon, d’amour de la part de dom Saluste :elle le posait en intermédiaire approuvé, recommandé parSaint-Giles.

Il affirmait voir souvent celui-ci leprotéger, s’intéresser beaucoup à lui : il en parlait avec unechaleureuse amitié, ce qui enchantait sœur Adrienne.

Il racontait de prétendus entretiens, desdiscussions philosophiques et paraissait frappé des arguments queSaint-Giles avait employés pour la convaincre.

Un jour, il arriva rayonnant et déclara quec’était fini, que désormais il serait républicain.

Puis, brusquement, il avertit sœur Adriennequ’il avait exposé à Saint-Giles un plan d’évasion pour elle etqu’il allait le méditer ; il devait avoir bientôt uneréponse.

– Mais lui ? demanda-t-elle.

– Il est détenu, mais il ne court aucundanger, répondit-il. Du reste, il a fait avec d’autres prisonniersun projet de conspiration et ils fuiront tous ensemble au momentfavorable. Avant un mois, il viendra vous retrouver.

Avec une onction hypocrite :

– Je serai alors un prêtre républicainassermenté. Je bénirai votre union avec une joie infinie dans uneéglise de Paris.

Elle crut à cette espérance et y sourit.

Elle s’inquiétait deMme Saint-Giles.

– Elle est en sûreté à Mâcon !répondait-il.

Et Mme Adolphe confirmait cesmensonges.

La pauvre Adrienne apprit le lendemain queSaint-Giles approuvait le plan de dom Saluste : il luiécrivait pour lui recommander d’avoir une foi aveugle dans sonsauveur.

La lettre, très tendre bien entendu, seterminait par cent baisers et un rendez-vous à un mois au plustard.

Sœur Adrienne fit secrètement avecMme Adolphe ses préparatifs de départ.

Elle y mit toute la joie enfantine des jeunesfilles qui ne savent que peu de choses du monde et surtout desjeunes recluses qui aspirent à la liberté.

Mme Adolphe raconta lesdétails du plan.

– Il faudra nous cacher pendant toute unesoirée et une partie de la nuit ! disait-elle.

– Oh ! je serai moins mal que dansl’in-pace ! disait Adrienne, frissonnant encore au souvenir ducercueil.

– Vous savez, quoi qu’il arrive, mêmequand le carrosse verserait, ne bougez pas.

– Soyez tranquille,Mme Adolphe, j’ai du courage et de la fermeté. Jeme tairai.

– Du reste, je serai là !

Il faut rendre cette justice àMme Adolphe qu’elle était toujours là, ne quittantguère sœur Adrienne, surtout lorsque dom Saluste lui rendaitvisite.

C’était pour elle un plaisir de jouer ce rôlede duègne.

Elle rendait compte à la baronne et luidisait :

– Ah ! le brigand de moine, il entient ! Si vous voyiez ses yeux ! On dirait un chat toutvivant qui rôtit dans la braise.

– Madame Adolphe, recommandait labaronne, méfiez-vous ! S’il lui dit un seul mot d’amour, ellene partira pas.

– Je ne le perds pas de vue ! Etc’est amusant de les faire pester, ces gueux d’hommes ! Nousen font-ils voir de toutes les couleurs quand on les aime !C’est bien le moins qu’on les embête quand on ne les aime pas.

Enfin, tout étant prêt pour la fausse évasionqui devait avoir lieu vers le soir à la nuit tombante,Mme Adolphe vint chercher ses instructions.

La baronne les résuma dans cettephrase :

– Tant que vous ne serez pas en Espagne,soyez le garde-chiourme de la vertu de sœur Adrienne ! je vousai donné le moyen de forcer ce moine à filer doux. Si vousréussissez à conduire sœur Adrienne de l’autre côté de la frontièreespagnole, il y a pour vous dix mille livres en or.

– Mais pourquoi donc, demandaMme Adolphe, faut-il qu’il attende jusqu’enEspagne, ce moine ?

– Parce que partout ailleurs, sœurAdrienne, découvrant ses intentions chercherait à fuir et yréussirait probablement. Tandis qu’en Espagne, dom Saluste latiendra en son pouvoir : en vertu de ses pouvoirs commeinquisiteur, il dispose en maître d’un couvent.

Mme Adolphe murmura entre sesdents :

– Et il est inquisiteur !

– Est-ce que cela vous contrarie ?demanda la baronne en souriant.

– Ma foi non, quoique ça sente le bûcher,un inquisiteur ! dit Mme Adolphe.

Elle reçut trois mille francs en or pourelle-même comme frais de voyage et elle s’en alla, comme elledevait « emballer sœur Adrienne. »

Mais en chemin, elle ne cessait de répéter« Ah ! il est inquisiteur ! »

Et elle secouait la tête comme une mule quirumine un mauvais coup.

L’enlèvement de sœur Adrienne étaitfacile.

Étant donné qu’elle avait reçu des lettres(fausses) de son fiancé, qu’elle avait toutes raisons pour avoirfoi en dom Saluste, rien ne devait entraver ce départ.

Inutile de dire que la supérieure s’étaitprêtée à tout pour que la prétendue évasion eût une apparence desérieux.

Il importait pourtant que sœur Adrienne nesoupçonnât point la connivence qui existait entre dom Saluste et lapetite communauté.

En conséquence, le jour de l’enlèvement lemoine avait raconté à sœur Adrienne qu’il avait ordonné à toutesles sœurs, supérieure comprise, un pèlerinage secret àFourvières.

La tourière, elle-même ou si l’on veut ladomestique, en était aussi.

Donc la maison restait à la seule garde deMme Adolphe.

Il était convenu que le carrosse de voyageentrerait dans la cour du couvent et que sœur Adrienne monteraitvivement dedans et se laisserait enfermer au fond de lacachette.

Les choses se passèrent selon le programmedont rien ne troubla l’exécution.

Adrienne avait une foi aveugle dans le moinequi toujours avait montré un vif intérêt pour elle et quimaintenant lui était recommandé par Saint-Giles lui-même, elle lecroyait du moins très fermement et sans ombre de soupçon.

Le carrosse arriva dans la cour à l’heuredite : Adrienne s’y installa avecMme Adolphe.

Le cocher, un affidé, les enferma toutes deuxdans un compartiment ménagé à l’arrière du carrosse.

Dom Saluste ne devait monter dans la voiturequ’un peu plus tard, ce qu’il fit. Le voyage fut rapidementmené.

La nuit venue, le carrosse roulant, domSaluste donna plus d’aise aux deux femmes.

Celles-ci se recachaient à l’approche durelais.

Souvent, soit aux bureaux des maîtres de postepar les autorités locales soit sur les routes par la maréchaussée,comme le carrosse excitait la curiosité, le cocher futinterrogé ; il répondit que son maître était un diplomate desÉtats-unis d’Amérique, patrie de Franklin, le célèbre et populairerépublicain du Nouveau Monde.

Et l’on croyait d’autant plus facilement à ceconte, que dom Saluste se mettait à dire avec un accent anglaistrès prononcé et à haute voix :

– Aoh, cocher, montre lespasseports !

Les autorités, enchantées d’avoir affaire à unrépublicain étranger de cette qualité et de cette trempe, jetaientun regard distrait sur les papiers et laissaient passer.

Les gendarmes, plus méthodiques, lisaient lesignalement, regardaient le faux diplomate, le trouvaientressemblant, jugeaient tout en règle, saluaient militairement etlivraient passage.

Il ne faut pas oublier qu’une conventionréciproque rend en quelque sorte sacrés les diplomates d’uneambassade et qu’ils jouissent de la franchise des bagages dans lesvilles et dans les États.

Pour eux, point de douanes.

C’est grâce à ses passeports, d’unefabrication admirable du reste et où Fex, notaire de l’abbé Roubièsavait déployé tout son talent, que dom Saluste dut d’arriver àGenève sans encombre.

De Genève, il gagna la plus proche villeitalienne le plus rapidement possible sans que sœur Adrienne,abasourdie par un pareil voyage, étourdie par les nouvelles que domSaluste lui faisait annoncer, se rendit compte de ce qui sepassait.

Lorsque Dom Saluste fut sur le territoirepiémontais, il respira, car, là, on était en pays catholique.

Personne n’aurait pris parti pour une sœur quirompit ses vœux.

Dom Saluste crut donc pouvoir s’arrêter etfaire reposer sœur Adrienne qui en avait grand besoin, briséequ’elle était par la fatigue.

C’est alors que le rôle deMme Adolphe devint difficile.

Et comme elle l’écrivit à la baronne, car ellesavait écrire, elle eut bien du tintouin.

C’est que ce n’est pas chose facile quesurveiller un moine.

Dans ses récits révolutionnaires, le conteurstéphanois fait le récit du suicide de Saint-Giles.

Voici les faits :

Le lendemain de la mort de Châlier, dix heuresdu soir, expirait le délai fixé à la baronne par Saint-Giles pourson évasion.

Comment Saint-Giles, cet homme de cœur etd’intelligence en était-il arrivé à vouloir se tuer parce qu’ilétait prisonnier ?

Le suicide est presque toujours une lâcheté,oui, presque toujours, mais non toujours.

Il est des cas exceptionnels :Saint-Giles se croyait dans une de ces situations qui justifientl’acte désespéré de l’homme qui se supprime.

En vain, les prétendues lettres de sa mèredont la dernière lui annonçait qu’elle allait mettre toute lafamille en sûreté à Villefranche ; en vain les protestationsde la baronne et celles du geôlier rassuraient-elles sonesprit : au fond du cœur, il n’était point convaincu.

Un jour, une lueur se fit.

« Elle me trompe peut-être, sedit-il ; elle me retient prisonnier, parce qu’elle veutm’avoir à elle. »

Ce soupçon entré dans son esprit, rien ne putle déraciner.

« Si je ne brise pas le cercled’intrigues dont elle m’entoure, se dit Saint-Giles, je suisdéshonoré vis-à-vis de moi-même et peut-être vis-à-vis desautres. »

Il étudia les moyens à employer et n’en vitqu’un : la menacer de se tuer.

Et, nature loyale, répugnant un mensonge,ayant jugé un serment nécessaire pour imposer la conviction à samaîtresse, il était prêt à se suicider à l’heure dite.

Cette éventualité ne l’épouvantait pas et leséduisait presque ; Sa mère et les autres enfants avaient dequoi vivre : Adrienne trouverait facilement un autre mari etil ne voyait la vie en ces temps troublés que sous le plus noiraspect.

Il n’avait point cessé de regarder le barreauqui grillait sa lucarne.

Saint-Giles avait trouvé que se casser la têteau mur était moins pratique que de se pendre. Ce barreau de lalucarne était son moyen de suicide.

C’était un solide barreau, un barreausérieux.

Il traçait une raie noire sur le cielbleu.

Mais ce n’était point le ciel bleu quecontemplait Saint-Giles, c’était le barreau il avait pris sesprécautions pour atteindre à ce barreau.

Depuis quelque temps, il assommait le geôlierde réclamations, lui demandant des tables, des tabourets, desbancs.

Il prétextait, pour justifier ces exigences,des besoins de son état de peintre et de dessinateur. Il avaitl’air de dresser l’immense plan d’une œuvre qui offrait un granddéveloppement.

Prétexte ! prétexte !

Ce qu’il voulait, c’était, à l’aide d’unéchafaudage, atteindre au barreau.

Et maintenant, il attendait le momentfatal.

Dix heures sonnèrent enfin.

Saint-Giles écouta tinter les cloches et,quand la dernière eut sonné le dernier coup, il se leva.

Il dressa rapidement dans la lucarne unpiédestal étagé de tables grandes, moyennes et petites, suivantpour les chaises la même progression : puis il se munit d’unecorde fabriquée avec des mouchoirs, et il escalada jusqu’au sommetdu dernier tabouret ; il arrivait ainsi aisément aubarreau.

– Allons, pensa-t-il en nouant sa corde àla traverse de fer, elle n’a pu me sauver.

Il jeta à travers l’espace un dernier adieu àsa mère, à ses frères, à ses sœurs, à sa fiancée, à tous les êtreschers, puis il se passa au col le nœud coulant qu’il avaithabilement disposé et d’un coup de pied il renversa le tabouret quile soutenait.

Il resta ainsi pendu dans le vide.

Ce que Saint-Giles n’aurait jamais supposé,c’est que la baronne, l’œil à la serrure, escortée du geôlier,épiât ce qui se passait.

Comment le laissa-t-elle se pendre ?C’était une femme d’un singulier caractère.

Elle était si rouée qu’elle craignait toujoursd’être dupe.

Quand elle entendit dégringoler le tabouret etvit Saint-Giles se balancer dans le vide, elle cria augeôlier :

– Vite ! vite !

Elle ouvrit la porte ; puis, agile, ellemonta sur la première table et escalada les autres : maissauver Saint-Giles était beaucoup plus difficile qu’elle ne sel’imaginait.

Le sommet de la pyramide était tropétroit : le corps de Saint-Giles ne permettait pas à labaronne de monter sur le dernier tabouret ; elle ne setrouvait pas assez grande, du reste, pour couper cette corde.

L’angoisse la plus cruelle s’empara de ce cœurléger : elle voulut demander l’aide du geôlier, mais celui-ciavait disparu : il s’était bien douté que Saint-Giles voulaitse pendre.

Que faire ! mon dieu, quefaire !

Elle voulut refaire en toute hâte le fragileédifice construit par Saint-Giles mais chaises, tables, tabourets,tout s’écroula avec fracas.

Et le corps du pauvre Saint-Giles se balançaittoujours légèrement, avec les lentes oscillations d’un pendule.

La baronne, avec une activité fiévreuse, sepressa de reconstruire la pyramide étagée ; mais que de tempsperdu !

Enfin, elle y avait réussi ; elle avaitregrimpé, elle allait couper la corde, ayant, à l’aide d’un tiroirde table, rehaussé le piédestal de la hauteur qui lui avait manquélors de la première tentative. Mais une voix lui cria :

– Ne coupez pas ! Il se tuerait entombant.

C’était le geôlier qui accourait, apportantune échelle à l’aide de laquelle on montait dans un grenier et quise trouvait assez haute pour aller s’appuyer sur le rebord de lalucarne.

La baronne bouillait d’impatience, le geôlierne semblait pas plus pressé que s’il se fût agi d’aller décrocherun jambon pendu au plafond.

– Appuyez votre pied sur le bas del’échelle, dit-il, çà l’empêchera de glisser. Appuyez ferme.

Puis il demanda :

– Votre poignard ?

Elle le lui donna.

– Et maintenant, dit-il, en montantempoignez les montants de l’échelle et pesez dessus.

Il arriva à hauteur, fit tournoyer le corps,pour que le dos pût s’appliquer à l’échelle, le manœuvra pour leplacer sur l’échelle, le maintint plaqué sur elle, et seulementalors il coupa la corde.

Puis il redescendit, aidant le corps àglisser.

Au bas, il le prit dans ses bras et le couchasur le lit.

La baronne demanda en tremblant :

– Est-il vivant ?

– Parbleu, dit le geôlier, il n’est pasnoir, il est à peine violet.

Elle regarda ce visage gonflé, bouffi et cesyeux injectés. Elle s’écria :

– Dieu qu’il est laid !

Voilà maintenant que Saint-Giles lui faisaitpeur et horreur.

Le geôlier, haussant les épaules, luidit :

– Vite, la cuvette. Je vais saigner.

Comme beaucoup de vieux soldats, cet hommesavait presque tout faire ; il chercha la veine du bras, latrouva, la piqua légèrement avec la pointe du poignard très effiléeet le sang jaillit.

Bientôt le pendu respira.

Le geôlier fit alors la ligature et, toujourscalme, dit :

– Maintenant il n’y a plus qu’à leveiller et à lui donner à boire, quand il le demandera.

Il s’en alla d’un pas lent et régulier.

Ce flegme fit comprendre à la baronne lagrande différence qui existe entre la femme et l’homme pourl’action.

Elle restait donc en tête à tête avecSaint-Giles.

Elle suivit sur les traits du malade lesprogrès de la vie qui revenait et s’affirmait.

Peu à peu, lentement, trop lentement au gré dela baronne, l’œil redevenait expressif, les joues pâlissaient, leslèvres passaient du violet au rouge.

La secousse n’ayant pas été dure, aucunelésion, aucune déchirure ne s’était produite.

La suspension n’avait pas été longue, il n’yavait eu que commencement d’asphyxie.

La corde, faite avec du linge, avait serré lapeau du cou sans la meurtrir ; il n’y avait pointd’ecchymose.

Saint-Giles était d’un tempérament énergique,il reprit connaissance assez promptement, du moins relativement àson état.

Ce n’était point pourtant l’avis de la baronnequi se morfondait.

Enfin il devint évident que Saint-Gilesrecommençait à penser et chassait les brouillards de la mort quiavaient assombri son cerveau.

Il fit un effort pour voir le barreau auquelil avait été arraché ; c’est un mouvement instinctif chez lespendus ; ils regardent le clou.

La voix de la baronne et ses deux mainspressant celles de l’artiste, l’arrachèrent à cette premièrepréoccupation.

– Oh, mon ami, disaitMme de Quercy, ne vous pendez plusjamais : si vous saviez comme c’est laid, un pendu !Hideux, mon cher, hideux !

Saint-Giles, qui n’avait pas encore retrouvéla parole, ne protesta que de la main.

– Je suis arrivée, dit-elle, de quelquessecondes en retard ; ne pouviez-vous donc m’accorder cinqminutes de répit ?

Elle se gardait bien d’avouer que, craignantune comédie, elle regardait par le trou de la serrure pour savoirsi, oui ou non, ce suicide était sérieux.

Saint-Giles, qui faisait des efforts inouïspour retrouver sa voix, lui dit enfin d’un ton rauque, enarticulant péniblement les mots :

– Si j’avais pu me procurer un boncouteau, je serais mort à cette heure.

Et d’un air étrange :

– Cela vaudrait peut-être mieux.

– Pourquoi donc, fit-elle effrayée, je tesauve. Nous partons une heure avant le jour.

– J’ai de tristes pressentiments, fit-ilen secouant la tête.

– Allons donc ! lespressentiments ! toi ! croire ces fadaises.

Il songea pendant quelques instants et demandaensuite :

– Ainsi, nous partons ?

– Oui ! dit-elle.

– Tu es certaine de me faire franchir lesportes ?

– Bien certaine ! J’ai deuxlaissez-passer, un pour toi, un pour moi. Tu me suis jusqu’àMarseille.

– Jusqu’à Marseille ? Etpourquoi ?

– Mais parce que j’y vais. Tu me doisbien aide et protection jusque-là. À Marseille, je m’embarquerai,et nous nous dirons adieu.

Elle comptait bien trouver quelque moyen de leretenir ou de l’emmener.

– Tu comprends, dit-elle, que nousfaisons un pacte. Je te tire de prison et tu me rends le service deme conduire jusqu’au port d’embarquement.

– Et comment voyageons-nous jusqu’àMarseille ?

– Nous allons prendre, au jour, un bateausur le Rhône : il est prêt et nous attend ; avec de bonsrameurs qui se relayeront, nous gagnerons Avignon, et, de là,Marseille.

– Soit ! dit-il. Mais vous me jurezque ma mère, Adrienne, toute ma famille est en sûreté àVillefranche.

– Mon ami, vous avez lu les lettres desvôtres.

– À Marseille, je reprends maliberté ?

– Pleine et entière. Tu vas revoir tonAdrienne après nos adieux.

– J’irai me battre ! dit-il. Je n’aique trop tardé à m’enrôler.

Puis, fatigué :

– Nous avons quelques heures avant lafuite ! dit-il. Je suis brisé ! Ne m’en voulez pas dedormir.

– Dormez, mon cher ! dit-elle. Moije passerai la nuit dans ce fauteuil.

Et elle pensa :

– Voilà une nuit perdue, et qui saitcombien d’autres nuits d’amour sa rage patriotique me laissera.

Elle était furieuse.

Mais aussi pourquoi diable l’avoir laissé sependre ?…

Une heure avant le jour, le geôlier vintréveiller la baronne et lui apporter un costume de paysanneprovençale pour elle et un autre de paysan pour Saint-Giles. Ilservit en même temps une collation et se retira.

Tout était convenu entre elle et le geôlierd’une façon précise : elle savait ce qui lui restait à faireet elle s’habilla promptement, puis elle appela Saint-Giles.

– Tu te souviens, j’espère, dit-elle, quetu as pris l’engagement de me conduire à Marseille ?

– Oui ! dit-il, et je sais tenir unepromesse : vous l’avez vu.

– Ah ! Saint-Giles, fit-elle, jevois que vous ne m’aimez plus : vous venez, mais par humeur etpoint par tendresse.

Il était incapable de feindre.

– Vraiment, s’écria-t-il, je vous admire.Parce que j’ai eu cette faiblesse de me laisser séduire dans cetteprison, croyez-vous donc que je n’en ai pas éprouvé l’amerrepentir. Je n’ai qu’une excuse ; vous résister étaitimpossible.

– Ah ! fit-elle, ceci, au moins, estgalant.

– Ma conscience m’absout !continua-t-il. Dans les circonstances où je me suis trouvé, touthomme aurait succombé. Mais je n’en déplore pas moins ce qui s’estpassé.

– Oh ! Saint-Giles !Saint-Giles ! protesta-t-elle.

– Eh, fit-il, ne savez-vous pas que nosarmées sont aux prises avec l’ennemi, que chaque jour des milliersde Français tombent sur les champs de bataille, que la place detout homme de cœur est sous les drapeaux, que tout ce qui estvalide et viril se jette dans la fournaise allumée sur nosfrontières par la coalition et dans cinquante départements par latrahison.

Avec désespoir :

– Et moi, ici, je charmais les ennuisd’une captivité trop douce en chiffonnant vos jupes ! J’auraisdû vous repousser, subir avec dignité mon sort quel qu’il fût, vousrepousser surtout, vous repousser avec énergie, car la trahison quiperd la France, la trahison qui secoue les torches de la guerrecivile sur le territoire sacré de la patrie, la trahison c’estvous.

S’adoucissant :

– Je vous l’ai dit : mon excuse,c’est ma jeunesse et votre charme invincible. Mais je veux briserma chaîne ! Partons ! partons vite ! GagnonsMarseille ; là, je vous dirai un éternel adieu et j’irai laverma faute dans mon sang, car c’est une honte pour Saint-Giles d’êtrel’amant d’une aristocrate qui est l’espionne de nosennemis !

– Mais, malheureux, je te sauve et tum’injuries ! Un galant homme a-t-il jamais le droit d’insulterune femme ?

– Vous n’êtes pas une femme, mais undémon ! dit Saint-Giles. J’ai eu tort cependant de vous parlertrop nettement. Mais quand on voudrait avoir cent existences pourles donner à la France, on peut dans sa colère se laisser aller àdes emportements regrettables.

Il lui prit la main et la baisa.

– Quel malheur, dit-elle, que je ne soispoint née petite ouvrière dans une masure de la Croix-Rousse enface de toi. Tu m’aurais aimée !

Puis en soupirant :

– Il est trop tard maintenant pour teconquérir en changeant de parti, mais si la chose avait étépossible, Saint-Giles, cette folie je l’aurais faite.

– Ah, s’écria-t-il souriant, voilà uneparole qui me réconcilie presqu’avec vous.

– Viens ! dit-elle. Viens !L’heure passe ! Puisqu’il y a une fatalité qui nous pousse,allons à notre destin. Qui sait ! Un jour peut-être viendra oùnous pourrons nous aimer sans que la politique vienne à la traversede notre tendresse.

– Vous oubliez donc ? fitSaint-Giles rappelant le souvenir d’Adrienne.

La baronne baissa la tête, poussa un soupir,murmura un regret et, sortant de cette cellule où elle avait eu desnuits si heureuses, elle lui fit signe de la suivre et de setaire.

En traversant Lyon, Saint-Giles fut tristementfrappé de l’aspect de la ville.

Tout le long des rues, les pionniers quiavaient travaillé la nuit aux retranchements, redescendaient enlongues files ; d’autres files interminables s’allongeaientvers les redoutes pour le labeur du jour ; puis c’étaient despatrouilles, des perquisitions à domicile pour désarmer lescitoyens suspects de jacobinisme, des réquisitions de vivres et demunitions.

Et tout ce monde paraissait animé de laterrible résolution de vaincre ou de mourir.

Ce qui étonnait le plus Saint-Giles, c’est quepionniers et gardes nationaux chantaient la Marseillaise etterminaient chaque refrain par des cris de : Vive laRépublique ! la Liberté ou la Mort !

Au fait des intrigues royalistes, ilmurmura :

– Comme on les trompe ! Ils croientcombattre comme Girondins et ils meurent pour la tyrannie.

– N’est-on pas toujours plus ou moinsdupe en politique, lui dit finement la baronne ; toi quipenses à combattre pour la liberté, tu n’arriveras qu’à cimenter deton sang la dictature d’un Robespierre ou d’un Danton.

Il ne répondit pas, frappé par l’aspectmartial d’un bataillon qui défilait.

– Rangeons-nous vite, lui dit vivement labaronne.

Et elle le poussa dans une allée.

– C’est un bataillon de volontaires, luidit-elle. Regarde son chef. Il passe.

Dans un jeune commandant qui, le bras enécharpe d’une blessure reçue le 20 mai, montait avec grâce uncheval fougueux, Saint-Giles reconnut Étienne Leroyer.

– Ah, dit-il en souriant, mon rival, jecrois.

Elle fut enchantée de ce qu’elle prit pour unepointe de jalousie, mais il ajouta :

– Pauvre garçon !

– Et pourquoi donc ?demanda-t-elle.

– Il est encore votre victime bien plusque moi, dit Saint-Giles. Vous lui avez soufflé l’ambition au cœur,il trahit et vous lui avez refusé l’amour…

On arrivait au Rhône.

Il regarda les pentes de la Croix-Rousse,distingua la fenêtre de son atelier donnant sur le fleuve, poussaun soupir et murmura :

– Pauvre ville ! Avant un mois tuseras sous une pluie de feu et tu subiras le châtiment des citésmaudites…

Il s’embarqua, pleurant sur Lyon contre lequelil allait combattre.

La barque qui les emportait était une decelles que l’on appelait les accélérées.

Elles étaient montées par cinq hommes dontquatre à l’aller tiraient le cordeau pour vaincre le terriblecourant du Rhône ; pour redescendre sur Avignon, ons’abandonnait au fil de l’eau rapide, en augmentant encore lavitesse à coups de rames.

Ces accélérées amenaient du Midi à Lyon lesmarchandises dont la nature exigeait un transport rapide.

La barque fut lancée dans le courant.

On fut hélé par un poste au sortir de Perracheet les mariniers, accostant, montrèrent des papiers en règle ;on passa.

Pendant le voyage, Saint-Giles, atteint d’unetristesse mortelle, se tint muet à l’avant du bateau pendant lejour, et la nuit, il dormit enveloppé dans une couverture.

De la baronne, nul souci.

Celle-ci se dépitait.

Mais que faire ?

Évidemment, il était désolé d’aller jusqu’àMarseille.

En vain lui avait-elle adressé la paroleplusieurs fois, il n’avait répondu que par monosyllabes.

Elle s’était résignée à l’abandonner à sesréflexions.

On arriva ainsi à Avignon, terme du voyage pareau.

La baronne avait réglé le compte du voyageavec les mariniers car Saint-Giles était sans argent, ce quil’humiliait.

On se mit en quête d’un hôtel royaliste quiavait été désigné comme tel à la baronne. On y fut reçu à brasouverts.

Audacieuse, disons le mot, cynique, la baronnedemanda une chambre pour elle et son mari.

Saint-Giles fronça le sourcil, ne dit mot, eutl’air d’accepter la chose, mais il trouva le moyen des’esquiver.

Quelques minutes plus tard, la baronne,inquiète de cette fugue, recevait un mot de Saint-Giles.

« Mille pardons, disait-il, de vousfausser compagnie, mais je veux passer ma nuit, en artiste, devantle château des papes ! C’est une occasion que je neretrouverai peut-être jamais de rêver par un temps de lunesplendide devant le monument qui rappelle tant de souvenirs aupoète. Je suis noctambule, vous le savez, pardonnez-moi cettefantaisie. »

La baronne déchira cette lettre avec rage.

Heureusement pour elle, la fatigue l’abattitsur son lit où elle dormit d’un lourd sommeil.

Pendant qu’elle était hantée par des rêves decolère et de jalousie, Saint-Giles, connaissant le château desPapes et ne s’en souciant guère pour le moment, s’occupa detrouver, quoiqu’il fût tard, un oncle, frère de sa mère, qui étaitd’Avignon.

Mais, aux premiers mots, Saint-Giles apprit etla captivité de sa mère, dont son oncle avait eu connaissance, etcelle de sœur Adrienne.

Éclairé sur la conduite de la baronne, iléprouva une indignation profonde contre elle.

Trompé, il se sentit dégagé de la promesse quilui avait été imposée.

Dans sa généreuse ardeur, il voulut partir surle champ pour la ville républicaine la plus voisine car, Avignonétait au pouvoir des royalistes.

Il emprunta quelques louis à son oncle ;il avait sur lui le passeport royaliste que lui avait procuré labaronne, il pouvait sortir par une des portes ouvertes la nuit,mais surveillées.

Il embrassa son oncle qui luidemanda :

– Que vas-tu faire ?

– Lever le Bataillon de la Croix-Rousse,dit-il, en faisant appel à tous les Jacobins de Lyon désarmés, memettre à leur tête, vaincre ou mourir et délivrer ma mère et mafiancée en délivrant Lyon de la faction royaliste.

– Va ! dit l’oncle avec lasimplicité de cette époque.

Lui aussi était un patriote !

Il avait envoyé trois fils à l’armée :deux étaient déjà tués.

Saint-Giles partit donc.

Mais la pensée que sa mère avait été jetéedans une prison infâme lui donna une inspiration cruelle.

Il écrivit à la baronne l’adieu suivant,terriblement insultant dans son laconisme :

« Je sais tout, salope. »

Non, il ne savait pas tout.

Il croyait Adrienne en prison.

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