Le Bataillon de la Croix-Rousse

Clémence de Couthon

Pendant que de Précy fuyait, les républicainsentraient à Lyon.

Avant même de pénétrer dans la ville, laclémence, la sollicitude de Couthon pour les vaincus s’affirmad’une façon éclatante.

« Dès la nuit même, dit Louis Blanc, oùils avaient appris que Lyon devait se soumettre, Couthon et Maignets’étaient occupés des subsistances avec la plus généreusesollicitude. Douze commissaires, envoyés par eux dans lesdépartements voisins firent parvenir le 9 octobre, jour de l’entréedes troupes, une partie des provisions demandées : mais, commeelles ne suffisaient pas, les assiégeants, par une inspirationvraiment française, gardèrent pour les assiégés la moitié de leursrations ; si bien qu’on peut dire à la lettre qu’ils étaiententrés dans Lyon le pain à la main. Ce fut aussi d’un élan soudainqu’ils jurèrent de protéger les propriétés, toutes devenuesnationales, ou appartenant à des patriotes, soit fugitifs, soitopprimés. »

La conduite de Couthon à Lyon dut subir lesfluctuations de la politique : tant qu’il fut abandonné à sesinspirations et à celle de ses amis Pierre Crolas et Saint-Just,tant qu’il fut maître d’agir à sa guise, il fut clément, si clémentqu’il excita les fureurs du parti des Violents à la Convention.

« Couthon, de son côté, dit Louis Blanc,avait apporté à Lyon, avec un désir fougueux de soumettre la ville,le parti pris de la pacifier.

« Sentant combien la destruction de cefoyer d’industrie importait à l’Angleterre, il eût voulu pouvoir leconserver à la République ; d’autant qu’en y consacrant sessoins, il ne faisait que se conformer à la politique qu’avecRobespierre et Saint-Just il représentait au sein du Comité deSalut public.

« Couthon ne négligea rien pour faireprévaloir à Lyon la politique ferme, vigilante, mais modérée queRobespierre essayait à Paris. »

Des malveillants excitaient les soldats àvioler leur serment de respecter les propriétés : Couthon, deconcert avec Laporte et Maignet, annonça que quiconque serait prisà piller serait fusillé dans les vingt-quatre heures.

Les vengeances privées brûlaient des’assouvir : Couthon fait publier par Doppet, l’écho fidèle deses pensées, une proclamation où les soldats sont adjurés de seprêter à la répression de tout acte arbitraire.

Le travail s’était arrêté, paralysé par lapeur ; Couthon, Laporte et Maignet ordonnent que les atelierssoient ouverts et que les relations commerciales reprennent leurcours.

L’esprit sectionnaire s’agitait :Couthon, Maignet et Châteauneuf-Randon défendent aux citoyens des’assembler en sections jusqu’à ce que toute fermentationdangereuse ait disparu.

Il eût été peu équitable de comprendre dans lamême catégorie ceux des rebelles qui avaient été saisis les armes àla main et ceux qui, moins ostensiblement, s’étaient engagés dansla révolte : nul doute ne pouvant exister à l’égard despremiers et une erreur étant possible à l’égard des seconds,Couthon, d’accord avec ses trois collègues Châteauneuf-Randon,Maignet et Laporte, institua pour juger le cas de flagrant délit,une commission militaire et, pour examiner les autres cas, unecommission de justice populaire procédant par voie de jurés, etsoumise à une stricte observation des formes.

La condescendance fut même poussée jusque làque le désarmement des Lyonnais, annoncé dès le 11 octobre, n’étaitpas encore commencé le 18.

Mais il ne nous suffit pas de la voixéloquente de Louis Blanc pour justifier Couthon des accusationsexagérées portées contre sa mémoire ; nous invoquons letémoignage du grand historien girondin, de Lamartine qui ne putêtre trop indulgent pour Couthon, Jacobin, et qui cependant leréhabilite avec chaleur.

« Tous les crimes de la République àLyon, dit Lamartine, ont été rejetés sur Couthon parce que Couthonétait l’ami et le confident de Robespierre dans la répression dufédéralisme, dans la victoire des républicains unitaires contrel’anarchie civile. Les dates, les faits et les parolesimpartialement étudiés démentent ces préjugés. Couthon entra à Lyonen pacificateur plutôt qu’en bourreau : il y combattit, avectoute l’énergie que lui permettait son rôle, les excès et lesvengeances des Jacobins.

« Il se borna, conformément aux loisexistantes, à renvoyer devant une commission militaire les Lyonnaisfugitifs pris les armes à la main après la capitulation. Ilinstitua quelques jours après, par ordre du Comité de Salut public,un second tribunal sous le nom de Commission de Justice Populaire.Ce tribunal devait juger tous ceux des citoyens qui, sans êtremilitaires, auraient trempé dans la résistance armée de Lyon à laRépublique. Les formes judiciaires et lentes de ce tribunaldonnaient, sinon des garanties à l’innocence, du moins du temps àla réflexion. Couthon garda dix jours le décret qui instituait cetribunal pour donner aux individus compromis et aux signataires desactes incriminés pendant le siège, le temps de s’évader. Vingtmille citoyens, prévenus par ses soins du danger qui les menaçait,sortirent de la ville et se réfugièrent en Suisse ou dans lesmontagnes du Forez. »

Voilà ce que pense Lamartine sur le rôle deCouthon :

« Ne sommes-nous pas en droit de penserque, s’il était resté maître de la situation à Lyon, il eût épargnéà la ville les horreurs qui suivirent son départ ? »

Malheureusement, et nous avons dit pourquoi,Dubois-Crancé avait pris Lyon en haine parce que Lyon avaitrepoussé plus de vingt tentatives de réconciliation il nourrissait,d’autre part, une rancune féroce contre Couthon.

Par dépit, par jalousie, par vengeance,Dubois-Crancé, l’homme qui avait tout fait pour que Lyon traitât desa reddition à de bonnes conditions, devint son ennemiimplacable.

Couthon était devenu clément, Dubois-Crancé sefit féroce.

Il finit par l’emporter et par faire partagerses fureurs à la Convention.

« Dubois-Crancé et Gauthier, dit LouisBlanc, qui, quoique frappés d’un décret de rappel, avaientsollicité et obtenu d’entrer à Lyon, n’appartenaient pas, commeCouthon, au parti des gens de la haute main : ils relevaientdu parti des gens révolutionnaires, ils suivaient la bannièreportée dans le Comité de Salut public par le sombreBillaud-Varenne, par le frénétique Collot-d’Herbois, et par ceBarère que sa pusillanimité même asservissait auxviolents. »

La grande modération de Couthon leurdéplut.

Ils lui reprochaient, d’ailleurs, dans lesecret de leur cœur, la place qu’au dernier moment il était venuprendre dans la victoire.

Ils s’étudièrent donc à le décrier, maissourdement et sans affronter son influence.

Soutenus par Javogue, homme de la trempe deCollot-d’Herbois, ils commencèrent à insinuer que la fuite de Précyet de ses complices était due aux ménagements de Couthon ; ilsfirent remarquer que la cohorte des rebelles était sortie parl’endroit le plus favorable à son dessein, le faubourg deVaise ; ils parurent étonnés de la lenteur mise à désarmer lapopulation, attribuant à cette lenteur la perte de trente millefusils pour la République : ils trouvèrent mauvais qu’enentrant à Lyon, Couthon ne se fût pas entouré d’un appareilmilitaire et n’eût pas montré ce visage sévère qui convient aureprésentant d’une grande nation outragée. Ils cherchèrent enfin àse créer un parti parmi les membres de l’ancienne municipalité,ceux de l’ancien club central et quelques chefs de l’armée.

Informé de ces manœuvres, Couthon les dénonçaà la Convention, mais, avant même que sa lettre fût parvenue àl’Assemblée, Robespierre et Saint-Just avaient arraché au Comité deSalut public un arrêté qui changeait le rappel de Dubois-Crancé etde Gauthier en un ordre formel de les appréhender au corps et deles amener à Paris, ordre rigoureux à l’excès, que la Conventionrévoqua presque aussitôt après l’avoir sanctionné.

Par suite de ce revirement, Couthon étaitmenacé, vaincu déjà.

Si le décret fut rapporté, si Dubois-Crancétriompha, c’est que, dans le sein du Comité de Salut public, lesgens révolutionnaires, c’est-à-dire les violents trouvèrent l’appuides gens d’examen contre les gens de haute main, c’est-à-direcontre Robespierre et Saint-Just.

À partir de ce moment, Couthon ne fut paslibre.

Les violents triomphèrent donc. Ils firentrendre contre Lyon un décret d’extermination.

« Ce fut, dit Louis Blanc, sur un rapportprésenté par Barère au nom du Comité de Salut public, que laConvention rendit, le 12 octobre, le décret le plus terrible dontil soit fait mention dans l’histoire. »

En recevant ce décret, quelle fut l’attitudede Couthon ? Désobéir aux ordres de la Convention en biaisantavec ces injonctions terribles, en disant oui, en faisant non,c’était risquer sa tête.

Couthon l’osa.

Lorsque le décret lui parvint, Couthon, ledésapprouvant, pouvait se démettre et se faire rappeler sous leprétexte très plausible d’infirmités trop constatées.

Mais il voulait sauver Lyon, et il essaya delouvoyer.

Il fit semblant d’entrer dans cet esprit devengeance qui animait l’assemblée.

Il poussa le désir de protéger Lyon jusqu’àl’hypocrisie.

Il écrivit une lettre qu’on lui areprochée.

Cette lettre masquait sa pensée et il ne fautjuger de sa clémence que par les actes.

Voici comment Louis Blanc juge cette lettre etla conduite de Couthon en cette circonstance.

Il est plus sévère que nous.

« La popularité, dit Louis Blanc, estloin de valoir ce qu’elle coûte, lorsque, pour l’obtenir ou laconserver, il faut mentir aux autres et mentir à soi-même. Couthonn’entendait certainement pas servir d’instrument à la rage deLyon ; et pourtant la crainte pusillanime de paraître manquerd’énergie le domina si bien qu’ayant reçu le décret du 12 octobreil écrivit au Comité de Salut public, dans une lettre destinée àêtre communiquée à la Convention : « La lecture de votredécret du 12 du présent mois nous a pénétrés d’admiration. Oui, ilfaut que Lyon perde son nom… De toutes les mesures grandes etvigoureuses que la Convention vient de prendre, une seule nousavait échappé, celle de la destruction totale. »

Rien ne répondait moins qu’un pareil langage àla secrète pensée de Couthon, et la preuve, c’est qu’il n’yconforma nullement sa conduite. Plus d’une semaine s’écoula sansque rien n’annonçât de sa part l’intention d’exécuter les ordres del’Assemblée. Il avait reçu, dès le 13 octobre, le décret rendu le12, et ce fut le 26 seulement que le signal de la destruction futdonné par lui. Comme ses infirmités l’empêchaient de marcher, il sefit placer dans un fauteuil et porter devant l’un des édifices dela place Bellecour qu’il frappa d’un petit marteau d’argent enayant soin de dire : « La loi te frappe ! » motremarquable, à l’adresse des anarchistes et qui empruntait auxcirconstances une signification particulière.

Dans le cortège, figuraient quelques hommesarmés de pioches et de leviers mais il ne leur fut pas enjoint,même alors, d’en faire usage, et la répugnance de Couthon àdétruire le foyer de l’industrie française devint de jour en jourplus marquée. Tant de modération n’était pas faite pour plaire àtous ceux qu’animait un impatient et brutal esprit devengeance ; mais, si Couthon n’avait pas montré assez decourage dans ses lettres à la Convention, il en montra du moins etbeaucoup dans chacun de ses actes. Informé que, non contente dedéclamer contre les retards de la Commission de Justice, certainsmeneurs allaient jusqu’à se permettre des arrestations arbitraires,il signa et fit signer à ses collègues, Maignet, Laporte etChâteauneuf-Randon, un arrêté.

Cet arrêté menaçait de peines terribles ceuxqui commettraient des excès de zèle, et il invitait les citoyens àse plaindre hardiment des énergumènes qui les persécuteraient.

Malheureusement, Couthon ne put maintenir sasituation à Lyon.

Dubois-Crancé était à Paris, où il faisaitretentir le Club des Jacobins de ses plaintes, et Couthon ne tardapas à apprendre que, dans une séance du Club, le soupçonneuxCollot-d’Herbois, parlant de l’évasion de Précy, s’était écriéironiquement : « Comment les Lyonnais ont-ils pu s’ouvrirun passage ?… Ou les rebelles ont passé sur le corps despatriotes ou ceux-ci se sont dérangés pour les laisserpasser. »

Collot-d’Herbois ne nommait pas son collègue,mais l’attaque était suffisamment claire. Elle avertissait Couthondes accusations meurtrières qu’il allait s’attirer, pour peu qu’ilhésitât à exécuter le décret du 12 octobre. Ne voulant pas secharger de cette responsabilité sanglante, il obtint qu’on la luiépargnât, et elle fut acceptée, le 30 octobre, par deux hommes bienfaits pour se présenter aux Lyonnais comme les messagers de lamort : Collot-d’Herbois et Fouché.

Les plus terribles fléaux s’abattant sur Lyoneussent été moins redoutables que ces deux hommes.

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