Le Bataillon de la Croix-Rousse

Camarades

Étienne était encore tout ému du départ de samère, lorsque la baronne entra dans le salon.

Ce fut comme un rayon de soleil éclairant toutà coup une matinée obscure.

– Ah ! mon cher lieutenant, dit labaronne, vous voilà.

Puis joyeuse :

– Nous allons être seuls maîtres de nosfantaisies, camarades et bons enfants, faisant ensemble nosfolies.

Le regardant affectueusement et prenant un tonde familiarité qui l’enchanta de la part d’une si grande dame, ellelui dit :

– Voyons, mon cher Étienne, vous êtes unbon garçon, n’est-ce pas ?

– Moi ! bon garçon ! Oh !ça, j’en jure ! s’écria-t-il.

– Un vrai serment d’homme à homme,n’est-ce pas ?

Étienne s’arrêta interloqué : ce n’étaitpoint là le ton qu’il voulait donner à la conversation.

La baronne s’en aperçut.

Elle lui fit signe de s’asseoir et prit unechaise en face de lui.

– Voulez-vous, à la veille de jouer notretête à tous deux, que nous causions franchement ?demanda-t-elle.

– Mais oui ! dit-il.

– Bien franchement ?

– Eh ! à cœur ouvert ! fit-ilsincèrement. Moi, je suis une nature loyale et très franche.

– Mon cher Étienne, je vous ai jugéainsi.

Et elle lui tendit la main.

C’était une étrange petite femme qui allaitpar quatre chemins en politique et par un seul en amour.

Elle lui dit donc en souriant :

– Vous seriez très disposé à m’aimer, moncher : je devine ça.

– Ce n’est pas malin ! dit en riantÉtienne, employant cette locution vulgaire pour envelopper uncompliment loyal.

– Savez-vous ce que vous aimez en moi,monsieur le lieutenant ? demanda-t-elle.

– Oui.

– Non.

– Si.

– Allons donc ! Vous aimez labaronne, bien plus que la femme ; vous aimez surtoutl’aventurière.

Redevenant sérieuse :

– Voilà le danger ! Vous croyezaimer Jeanne de Quercy, vous vous trompez vous avez été séduit parcette vanité d’avoir une maîtresse portant un beau nom, d’êtrel’amant d’une femme qui tient entre ses mains le sort de laFrance.

Avec le sourire d’une femme sûre de son fait,elle conclut :

– Voilà ce qui vous tente.

– Non ! dit-il.

– Étienne, fit-elle d’un ton attristé, jevous croyais loyal et vous me mentez ; vous vous mentez àvous-même.

– Sincèrement, non !protesta-t-il.

– Mon Dieu, je veux bien admettre quevous m’aimeriez pour moi-même… au besoin… Eh, mon cher, après tout,je suis une jolie femme.

– Très jolie.

– Soit, mettons très jolie ! Mais sivous avez du goût pour moi, vous n’avez pas de passion.

– Une passion folle, au contraire,s’écria-t-il.

– Illusion, mon cher. La passion, vousn’êtes pas assez vieux pour l’avoir oubliée, pas assez jeune pourne l’avoir point pressentie, si vous ne l’avez pas éprouvée ;et vous sentez bien que votre sentiment pour moi, ce n’est pas lapassion vraie : mon cher Étienne, vous m’adorez, – vous voyezque je vous fais des concessions énormes – mais vous ne m’aimezpoint.

Et, rompant la conversation, ayant tout résumépar ce mot, jugeant inutile d’ajouter une syllabe, elle luidit :

– Je ne veux pas être votremaîtresse.

Il fit piteuse mine.

– Je veux, reprit-elle, être à la foisvotre amie et votre camarade, amie dévouée et camaradeaffectueuse.

Lui tendant la main :

– Mon cher, c’est peut-être et même c’estsûrement le meilleur lot : les amours, cela ne dure pas.

Le regardant :

– Vous protestez ?

Il voulut risquer une banalité.

Elle haussa les épaules.

– Ça ne dure pas, fit-elle avec uneinsistance railleuse.

Et avec une mimique charmante :

– J’en sais bien quelque chose, jesuppose, fit-elle.

Devant ces aveux, ces manières, cettefranchise entraînante, Étienne s’avoua vaincu et n’osa pluscontredire.

– Mon cher Étienne, fit-elle, ce que nousnous amuserons ici, bons lurons tous deux, vous ne l’imaginezpas ! Ce que nous finirions, amant et maîtresse, par nousennuyer, vous pouvez vous le figurer, car vous avez déjà subi lesjalousies ou l’indifférence d’une femme.

Puis, enlevant la conviction d’Étienne à lapointe d’un sourire :

– Allez vite à cette compagnie qu’il fautinstaller ici et à cet uniforme dont j’ai besoin.

Elle s’était levée.

– N’oubliez pas le fifre, dit-elle.

– Le fifre ?

– Sans doute.

Avec un regard caressant quil’enivra :

– Pour être près de vous, il faut bienêtre quelque chose dans la compagnie ; fifres et tambours ontdes privilèges. Je serai le fifre et… le brosseur dulieutenant.

Avec un sourire qui lui parut plein depromesses :

– Plaignez-vous.

Il voulut lui baiser la main.

– Allons donc ! fit-elle. Entrenous, soldats…

Elle lui serra les doigts de la façon la plusmilitaire.

– Vite, dit-elle. Allez parler à lacompagnie.

Et elle le poussa dehors avec des gestes degamin.

Pauvre Étienne !

Il était bien jeune pour comprendre unepareille femme et pénétrer son jeu.

Ce qui prouve qu’Étienne était amoureux de labaronne, c’est qu’il avait complètement oublié Sautemouche, lepauvre Sautemouche qui dormait à poings fermés dans la cave, si unelégère paralysie peut s’appeler sommeil.

Ce qui semblerait prouver que, pour le moment,la baronne n’aimait pas Étienne, c’est qu’elle pensait àSautemouche.

À défaut de Jean qui partait avec ses maîtres,la baronne avait demandé un domestique sur qui elle pûtcompter ; Mme Leroyer avait fait mieux que luidonner un laquais fidèle : elle lui avait laissé une femme deconfiance.

En recevant cette fille des mains deM. Leroyer, fille d’un dévouement prouvé et éprouvé, labaronne avait été surprise d’être en défaut pour la première foisde sa vie sur le diagnostic à poser.

Car, ce que la baronne cherchait surtout etd’abord à connaître, c’étaient les maladies morales d’une personne,puis ensuite, seulement ensuite, ses qualités pour connaître saforce de résistance contre ses vices.

Or, Marie-Angélique Tournefort, diteMme Adolphe, parut tout à fait extraordinaire à labaronne.

Âge ? Point d’âge. Pas un cheveu gris,mais une peau ridée. Soixante ans par la peau, si l’on voulait.Quarante ans par les cheveux.

Le regard ? Une flamme !Mme Adolphe était une Auvergnate aux yeux noirs, etquand les yeux des Auvergnats sont noirs, ils lancent des éclairsde passion.

Était-elle passionnée,Mme Adolphe ? Qui aurait osé le dire ?Très dévote, Mme Adolphe ! Mangeant le bonDieu très souvent et n’engraissant pas pour ça, elle représentaitassez fidèlement une planche habillée, avec poitrine plate, ventreplat, mains plates, pieds plats ; les épaules étaient carrées,les hanches carrées.

Aspect général, une guenon habillée.

Signe particulier, de la barbe.

Si Mme Leroyer n’avait pasprésenté Mme Adolphe comme une femme qui lui avaitdonné mille preuves de fidélité, la baronne aurait hésité à se fierà ce monstre femelle.

Mais, outre les affirmations deMme Leroyer, la baronne réfléchit à ce phénomènesouvent observé que les femmes laides se prennent volontiersd’amitié pour les jolies femmes qui leur montrent de l’affection etqui ont pour elles des égards.

De là sa confiance subite.

Elle appela donc Mme Adolpheet lui dit :

– Vous allez venir avec moi à la cave,voir ce que font ces ivrognes de Jacobins.

Mme Adolphe, à cettedéclaration, regarda la baronne d’un air si étrange que celle-ci enfut stupéfaite.

La tête de Mme Adolphe avaitpris expression de férocité démoniaque qui lui enlevait toutcaractère humain.

– Attendez, Mme labaronne, dit-elle avec un grand geste menaçant, attendez Je vaischercher le couperet à la cuisine.

– Pour quoi faire,Mme Adolphe ?

– Mais on va les massacrer, n’est-ce pas,ces… cipaux, ces carmagnoles. Je ne veux en céder ma part àpersonne.

– Voilà une vraie brute ! pensa labaronne.

Et en elle-même : Ne décourageons pointles vocations : on peut se servir un jour des appétitssanguinaires de cette guenon du Cantal.

– Madame Adolphe, dit-elle, votre idée adu bon.

Mme Adolphe, enchantée d’êtreapprouvée, se mit à faire mine de hacher une tête à l’aide d’uncouperet imaginaire qu’elle semblait tenir à deux mains.

– Pan ! Pan ! Pan !grondait-elle, les sons sortant de sa gorge, rauques comme lessouffles d’un geindre.

La baronne la calma et lui dit :

– Oui ! oui ! je vouscomprends ! ça vous ferait plaisir de leur couper le cou. Maisil ne s’agit pas de cela.

– Pourquoi ? demanda madame Adolphedésappointée.

– Parce que ça ne rentre pas dans le planarrêté.

Et sans plus s’expliquer, la baronne ordonnad’un petit ton sec et péremptoire :

– Prenez de la lumière, les clefs de lacave et suivez-moi.

Mme Adolphe obéit, mais ellemaugréa entre ses dents :

– On les a pourtant sous la main cesbrigands de… cipaux. Ils en ont assez fait du mal pour le payermaintenant ! Ils venaient ici pour voler.

La baronne apaisa ces grognements endisant :

– Ma bonne madame Adolphe, on épargneceux-là pour mieux tromper les autres ! Au jour du grandmassacre, vous en tuerez à la douzaine.

– Vrai ? demanda la sauvage.

– Je vous le jure ! Et tenez, madameAdolphe, vous aurez, si cela vous plaît, l’honneur d’expédier lecitoyen Sautemouche qui a insulté votre maîtresse.

La baronne se rappelait le massacre nécessairedont l’abbé avait parlé au conseil.

– Sautemouche ! s’écriaMme Adolphe ! Il me va, je me leréserve ! Ah ! le scélérat ! Je lui mangerai lesyeux ! Mais quand est-ce ? quand est-ce ?

– Avant la fin du mois, madame Adolphe.Et d’ici là, il y aura pour vous de l’agrément ici.

On descendit à la cave.

Mme Adolphe demanda :

– Mais qu’est-ce qu’on va faire enbas ?

– Il faut que ces dormeurs aient l’aird’avoir bu, dit la baronne. Nous allons les barbouiller de vin etde lie.

– Bon, je m’en charge.

Et Mme Adolphe, posant lalumière sur un tonneau, se mit à l’œuvre.

La baronne la regardait à la besogne et notaitses traits de caractère.

Décidément, Mme Adolphe étaitune vraie brute.

Elle ne pouvait s’empêcher de maltraiter cesdormeurs, ou, si l’on veut, ces paralysés.

Avant de répandre un broc de vin sur la figurede l’un, elle le souffletait : elle prenait un autre à làgorge, et la baronne intervenait pour l’empêcher d’étrangler cemalheureux ; mais la marque des ongles restait incrustée dansles chairs.

Sur Sautemouche, elle se mit à danser, seservant du ventre comme d’un tremplin, en criant :

– Saute… Saute… Saute… mouche… mouche…mouche.

Si elle n’avait pas été si maigre, elle eûtcrevé la panse du… cipal, comme elle disait élégamment.

La baronne, tout en riant, car c’était unspectacle grotesque de voir cette guenon se trémousser ainsi, labaronne, qui ne voulait pas que Sautemouche mourut, fit cesser cejeu cruel.

Mme Adolphe termina sa besogneen prouvant qu’elle avait dans la cervelle beaucoup de fantaisiesétranges pour une dévote.

Elle déculotta un carmagnole et le courba ledos en l’air ; puis elle lui administra le fouet avec sachaussure, qu’elle retira.

Elle disait des choses singulières.

– Oh ! si je m’écoutais,s’écriait-elle, si je me laissais aller à mon penchant, je leschaponnerais tous. Ça leur apprendrait à vouloir marier ces pauvrescurés.

À la baronne :

– Tenez, allons-nous en ! Ça metente trop, et tout à l’heure je ne pourrais plus me retenir.

– Laissez couler une barrique de vin àterre, dit la baronne, et tout sera pour le mieux.

Mme Adolphe s’empressa detourner le robinet d’une pièce qui était en vidange, et elledit :

– C’est fait ! Mais celui-là qui ale nez collé contre la terre pourra bien se noyer.

– Oh ! tant pis… dit la baronne. Cesera sa faute. Il n’avait qu’à ne pas boire ou à tomber pile aulieu de face.

– Puisqu’il y a une chance pour quecelui-là se noie, je vais en retourner un autre, ça fera lapaire ! dit Mme Adolphe.

– C’est assez d’un, dit la baronne, queles regards de l’Auvergnate commençaient à inquiéter.

Et toutes deux se hâtèrent de remonter car levin qui coulait les gagnait déjà.

Arrivée au rez-de-chaussée, la baronne demandaà Mme Adolphe :

– Mme Leroyer doit avoirun boudoir et une salle de bain ?

– Oui, madame la baronne, réponditl’Auvergnate.

– Étiez-vous sa femme dechambre ?

– Non, j’étais sa femme de confiance,mais je sais habiller, coiffer et j’ai servi de femme de chambredans de bonnes maisons.

– Vous sauriez donc, chère madameAdolphe, me préparer un bain ?

– Oh ! certainement ! Un bainde reine ! Nous avons la recette de l’eau parfumée que l’onrépandait dans la baignoire de marbre du Petit-Trianon pour cettepauvre reine Marie-Antoinette, à laquelle ces scélérats de Jacobinsveulent couper le cou.

Et, au souvenir des dangers que courait lareine, saisie tout à coup par son idée fixe, elle se mit àtrépigner et à chanter sur un air de bourrée :

Pour les autres, il paiera

Sautemouche sautera.

On le recommande au prône

Pour le jeter dans le Rhône.

Et les poings fermés :

– Oui, je vengerai la reine sur cebrigand-là.

Reprenant son refrain, elle chantaencore :

Sautemouche sautera !

La baronne observait la sauvage qui semblaitatteinte du delirium tremens, tant ses jambes se trémoussaient ettant ses yeux roulaient tout blancs sous les paupièresdilatées.

– Dieu me pardonne, dit la baronne, vousêtes poète ; il me semble que vous improvisez des vers.

– Non, madame. J’ai mis le nom deSautemouche à la place de celui d’un sorcier dans une chanson quej’ai apprise étant petite.

– La chanson fera le tour de Lyon, dit labaronne. J’enverrai votre refrain au marquis de Tresmes pour qu’ilbrode des couplets dessus.

Mme Adolphe battit des mainset s’écria :

– Si je ne me retenais pas, je vousembrasserais.

– Retenez-vous, Madame Adolphe ! ditsèchement la baronne.

Puis elle ordonna :

– Conduisez-moi au boudoir et faites-moichauffer ce bain. Il doit y avoir ici un certain nombre dedomestiques : promettez-leur de très fortes gratifications,vous donnerez carte blanche au maitre-d’hôtel pour engager lenombre d’auxiliaires nécessaires. Il faudra traiter l’état-major etla compagnie, faire le service de la maison, tenir tout en ordremalgré le désordre. Mais on paiera en argent comptant tous lessoirs. Dans ces conditions l’on trouvera des gens dévoués. Vousdevez avoir du flair, madame Adolphe : voyez à ce que l’onn’engage pas de traîtres.

– Madame la baronne, je choisiraimoi-même parmi les pays et payses qui sont à Lyon.

– Très bien ! Et maintenant,vite ! mon bain d’abord.

Comme Mme Adolphe filait,pareille à une flèche bien décochée, la baronne la rappela.

– Et le boudoir ? luidemanda-t-elle. Il faut d’abord m’y conduire.

L’Auvergnate emmena la baronne dans un joliréduit auquel attenait une salle de bain.

Là, tout ce que peut désirer une femmecoquette en fait d’objets de toilette était réuni avec confort (unmot qui n’était pas encore en usage), avec élégance etprofusion.

Mme Leroyer, née d’Étioles,ayant dépassé la trentaine, soignait minutieusement sa beauté.

– B… fit l’Auvergnate. C’est gentil ici,n’est-ce pas ?

– Oui, dit la baronne, regardant labaignoire de marbre. Mais maintenant, vite mon bain, madameAdolphe. Il me semblera que je vais me plonger dans l’eau deJouvence, après avoir failli être noyée dans la Saône.

– Mais je vous vengerai, s’écrial’Auvergnate, je vengerai ma maîtresse, je vengerai la reine ;j’en tuerai tant que je pourrai des carmagnoles et desJacobins.

Et elle s’en alla en chantant à tue-tête et endansant.

L’hôtel résonna de son refrain :

Sautemouche sautera !

Les gardes nationaux adoptèrent aussitôt l’airet les paroles, et la baronne se dit :

– Ma prédiction se réalisera !Demain le refrain fera le tour de Lyon.

Puis, avisant un petit secrétaire de bouledont la clef était sur la serrure, elle l’ouvrit, s’installa etécrivit au marquis de Tresmes.

Elle lui conseillait de s’entendre avec l’abbéRoubiès pour provoquer de la part de Châlier une attaque contre lamaison Leroyer, attaque qui serait repoussée et qui provoqueraitune manifestation imposante de la garde nationale.

Elle les engageait tous deux à préparer unaccueil soigné à une procession qu’elle appelait le défilé desivrognes.

Enfin, elle envoyait comme thème à chansonsburlesques, pour que le marquis exerçât sa verve, le refrain trouvépar l’Auvergnate sur Sautemouche.

Elle manda le sergent, M. Suberville, etle pria d’expédier ses instructions par un homme sûr.

Puis, restée seule, elle se regarda dans uneglace, et, tout haut, se posa cette question :

– Qui vais-je aimer à Lyon ?

Elle n’était pas femme à ne faire que de lapolitique.

Oh non !

Risquant sa tête, elle voulait occuper soncœur.

Pendant que la baronne préparait à Sautemoucheles honneurs de la chanson, pendant qu’elle prenait un bain et sedemandait qui serait son amant à Lyon, Étienne remplissaitconsciencieusement ses devoirs d’officier.

Il avait d’abord envoyé au magasin de lacompagnie un fourrier chercher plusieurs uniformes complets, deséquipements et un fifre.

Il avait dit au fourrier que c’était pourhabiller un tout jeune homme, presque un enfant.

Ce soin pris, il avait harangué la compagnieet procédé à son installation dans la maison.

Le sergent, M. Suberville, était unaffilié de grade très supérieur à Étienne dans l’association desCompagnons de Jéhu.

Mis au courant des décisions prises et du butà atteindre, il exerçait le véritable commandement.

Par son ordre, les fenêtres furentmatelassées, des meurtrières furent percées, la maison fut mise enétat de défense.

Les gardes nationaux étaient furieux, car onavait trouvé le décret sur Sautemouche et on le leur avait lu.

Il y avait eu une très vive explosion decolère.

Oh ! cet emprunt forcé ! Cettesaignée à la caisse.

Louis Blanc et tous les historiens avec luiont compris que c’était la vraie cause de la révolte.

Comme l’indique Lamartine :

« La bourgeoisie riche de Lyon se révoltaquand on toucha à sa caisse. »

La première grande manifestation connue sousle nom de Défilé des Ivrognes ne réussit trop bien qu’à cause del’irritation causée aux Lyonnais par l’emprunt forcé.

De là l’entrain de la compagnie mettant lamaison Leroyer en défense.

Mais, pendant qu’Étienne tenait conseil deguerre avec M. Suberville, son sergent et les fortes têtes desa compagnie, une charmante femme s’occupait de lui.

La baronne, qui avait pris son bain et s’étaitfait apporter les uniformes les avait essayés : elle en avaittrouvé un qui lui allait fort bien.

Sûre d’être jolie sous celui-là, elle avaitôté veste et gilet et avait appelé Mme Adolphe àlaquelle elle avait dit d’un air impatient :

– Je ne sais pas me guêtrer ! Allezdonc, je vous prie, chercher M. Étienne pour qu’il montre àson fifre comment se chausse un garde national.

Mme Adolphe s’était précipitéeà la recherche d’Étienne en se disant :

– Ça y est !

Madame Adolphe était venue chercher Étienne augrand salon, où siégeait l’état-major, le jeune homme avait suivil’Auvergnate : une fois hors du salon, il demanda àcelle-ci :

– Savez-vous ce qu’elle me veut labaronne, Madame Adolphe ?

– Elle veut, répondit l’autre, que vousl’habilliez, morbleu !

Étienne était sans doute habitué aux parbleu,morbleu et autres jurons de l’Auvergnate.

Il ne s’étonna donc point du morbleu, mais dumot habiller qui le précédait.

– Madame Adolphe, dit-il, vous avez malcompris. Il n’est pas probable que la baronne vous ait envoyée mechercher pour lui servir de valet de chambre.

– Est-ce que je suis sourde, par hasard,fit l’Auvergnate qui n’aimait point la contradiction. La baronnem’a dit :

« Madame Adolphe, je ne sais pas mettreces guêtres, moi ! Vous ne vous y connaissez pas nonplus. »

« Allez chercher M. Étienne, a ditla baronne, il m’aidera à mettre ces guêtres et à boutonner monhabit. »

Puis, le poing sur la hanche :

– Tu sais, mon petit, tâche del’avoir ! C’est un morceau de roi, je ne te dis que ça :avec une si belle femme, pas de péché ! Un ours enmangerait ! Et puis, on se confesse et l’on fait pénitence.Elle est jolie, jolie, jolie !

– Madame Adolphe, dit Étienne, je n’aipas besoin d’être excité, je suis déjà assez amoureux comme ça.

– Alors, fit-elle avec un regard ardent,profite de ce que je m’en irai chercher quelque chose, n’importequoi. Sois hardi, mon petit.

– Ah, madame Adolphe, pour une femmedévote…

– Dévote… dévote… je le suis…après : parce qu’il faut bien payer ses fautes et retirer sonpied de l’enfer, quand on l’y a mis.

Cette réflexion de madame Adolphe pouvaitjeter un grand jour sur ses mœurs, si Étienne n’eût pas su à quois’en tenir depuis longtemps.

Il était loin d’ignorer que madame Adolphegagnait de bons gages, qu’elle n’avait pas d’économies et il luiconnaissait des cousins dans tous les régiments qui avaient tenugarnison à Lyon.

Lui sachant un grand amour pour la famille,côté des hommes, il supposait que les cousins dévoraient leséconomies de l’Auvergnate.

– Bien ! Bien ! madameAdolphe ! dit-il. C’est entendu ! Vous tâcherez de vouséclipser, je vous en serai reconnaissant.

On était arrivé.

Il frappa à la porte du boudoir où la jeunefemme s’habillait.

– Entrez, dit-elle.

Le cœur d’Étienne battait à rompre. En ouvrantla porte, il vit la baronne si charmante et demi-vêtue, qu’ils’avoua qu’avec certaines femmes il y a toujours des surprises.

Il n’aurait pas cru que celle-ci pouvaitgagner au déshabillé.

Quand il entra, elle n’avait que son pantalond’uniforme et elle était « en bras de chemise ».

Sa gracieuse image se reflétait, sous tous lesaspects, dans les glaces qui, selon la mode du temps, ornaient lesquatre murs du boudoir.

Son visage fin, épanoui, spirituel,s’encadrait dans les cadenettes que les soldats d’alors portaient,nattes splendides chez la baronne à laquelle cette mode permettaitde garder ses beaux cheveux du blond qui se rapproche le plus duchâtain, nuance très délicate qui s’harmonisait avec la bouchesouriante et mignonne, avec les yeux bruns, provocants etmoqueurs.

Elle était petite, mais de proportionsheureuses ; le galbe, chez elle, jambes, hanches, épaules, semodelait en rondeurs qui provoquaient les caresses de la main.

Comme toutes les petites femmes gracieusementtaillées sur ce modèle, elle était vive, pétulante, remuante.

La queue tressée et enrubannée de ses longscheveux sautillait constamment et ce coup de fouet continuel étaitéblouissant pour le regard.

En ce moment, dans une pose si bien étudiéequ’elle paraissait naturelle, la baronne tirait ses bas blancs surson mollet à nu, le pantalon relevé, et elle semblait fortembarrassée pour mettre une guêtre.

Penchée comme elle l’était, sa chemises’entr’ouvrait, laissant voir une gorge aussi ferme que celle d’unejeune fille et d’un contour rappelant celui d’un œuf coupé en deux,vu par le plus petit côté.

Étienne en perdait contenance.

Les parfums féminins le saisissaient auxnarines : le désir entrait en lui par tous les pores.

Mme Adolphe lui jeta unregard.

Elle semblait lui dire :

– Elle est à toi. Prends-la.

La baronne, de l’air le plus naturel du monde,paraissait faire de sérieux efforts pour réussir à se guêtrer, maiselle n’y réussissait pas.

Elle demanda :

– Eh bien, madame Adolphe, et ce crochetà boutons que je vous avais priée de trouver ?

L’Auvergnate se frappa le front et criaénergiquement, mais laconiquement :

– Fouchtra…

Et sans autre explication, elle sortit encourant.

Ce juron étonna dans ce boudoir : cettefuite brutale laissa un vide.

Il y avait là une maladresse grossière,évidente.

– Elle oublie toujours quelque chose,cette vieille folle, dit Étienne qui sentit cette faute.

– Pas le moins du monde, fit la baronneen haussant les épaules.

Et d’un ton froissé :

– Cette vieille folle, comme vous dites,mon cher Étienne, a tout simplement supposé que je serais enchantéed’être seule avec vous.

Puis sur un ton narquois :

– Elle vous a prévenu qu’elle s’en irait,n’est-ce pas ? Et vous, grand niais que vous êtes, vous n’avezpas protesté.

Sévèrement, le sourcil froncé et la lèvreboudeuse :

– À votre nourrice, je pardonne,mais…

– Ce n’est pas ma nourrice !protesta Étienne humilié.

– À madame Adolphe, reprit la baronne, jepardonne cette impertinence : cette femme ignore que nous nesommes que des camarades, des amis.

« Quand une jeune femme fait d’un jeunehomme son valet de chambre, il est permis de supposer que ce n’estpas pour enfiler des perles.

« Cette Auvergnate, qui manque de tact etde pénétration, a donc pu se forger des imaginations absurdes.

Étienne, sous le mot absurde, baissa la têteet se mordit les lèvres.

– Mais vous, dit la baronne, vous avezlaissé cette femme dans son erreur ; voilà une petitelâcheté.

– Oh ! madame la baronne.

– Il n’y a pas de baronne ici il n’y aqu’un fifre en colère : et, puisque vous êtes arrivé la têteenluminée, le feu aux yeux, puisque vous vous êtes laissé malconseiller par ce vieux mauvais sujet d’Auvergnate, une hypocrite,vous ne boutonnerez pas mes guêtres.

Se moquant de sa mine piteuse :

– Oh ! je sais ! Ça vous auraitfait plaisir. Les petites femmes sont très agréables, même à ceuxqui ne sont pas épris : on a toujours plaisir à chausser unpied bien fait, et je me pique d’avoir la cheville bienattachée.

– Madame la baronne ! balbutiaÉtienne étourdi par ce persiflage.

– Inutile. J’ai tout compris, toutdeviné ; c’est un complot.

– Je vous jure…

– Il ne faut jurer de rien, ni rienjurer, pas même que je ne vous aimerai pas un jour… lorsque vousserez d’Étioles.

Il tressaillit et crut pénétrer dans la penséeintime de la baronne.

– Oh ! ce nom de Leroyer,s’écria-t-il furieux, je le maudis !

– Gagnez vite l’autre ! dit-elleavec un charmant cynisme, et en attendant, allez me chercher lesergent Suberville.

– Pour vous…

– Pour qu’il me montre à mettre mesguêtres… oui…

– Mais M. Suberville…

– Il est sergent, c’est son affaired’habiller ses soldats.

Étienne, dépité et de fort mauvaise humeur,alla prévenir M. Suberville que la baronne le demandait pourla guêtrer.

– Ah ! ah ! ditM. Suberville en riant, je vois ce que c’est ! Nousn’avons pas été sage, mon petit ! Et l’on réclame un hommemûr, à la place d’une folle tête de vingt-deux ans !

Et voilà comme quoi ce fut son sergent quiguêtra le fifre, ce dont ledit sergent s’acquitta à merveille, touten faisant une observation prudente.

– Vous allez le rendre fou, Madame labaronne : prenez garde !

– Eh ! sergent, ce jeune homme abesoin d’être fanatisé : ce n’est pas comme vous, un caractèresupérieur. Il faut le grandir par la passion à hauteur de satâche.

– Ah… c’est par politique… attisez le feualors, madame la baronne.

Il avait compris cette grande comédienne.

Il allait sortir discrètement sur ce mot, maiselle le retint par un sourire.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer