Le Bataillon de la Croix-Rousse

Un général sous la République

Nous venons de voir quel général allaitcommander les Lyonnais, voyons quel général, était à la tête desrépublicains.

Le 8 Août, arrivait au château de la Pape, surles bords du Rhône au Nord de Lyon, l’avant-garde dessans-culottes, comme appelaient dédaigneusement nos soldats lesémigrés français qui combattaient la patrie.

Cette avant-garde était détachée de l’arméedes Alpes avec laquelle Kellerman défendait les défilés de laSavoie contre les Piémontais, les Autrichiens, les Savoyardsinsurgés.

Avec cette audace qui caractérisa son mâlegénie, la Convention préféra dégarnir cette frontière des Alpes,affaiblir encore cette armée si faible déjà de Kellermann quelaisser Lyon braver ses décrets.

Écraser à tout prix la révolte de la secondeville de France et marcher ensuite à la frontière au secours del’armée des Alpes laissée en détresse, telle fut la conceptionmilitaire de la Convention.

Il s’était formé dans les camps un espritmilitaire hostile à l’esprit civil de la Convention qui voulait desarmées de citoyens modelées sur celles des grandes époques de laRépublique romaine qui eut les meilleurs soldats du monde.

Dans ces armées, le soldat est encore, esttoujours un citoyen ; ce n’est ni le mercenaire soldé qui ferabon service au plus offrant, ni le militaire désigné par le sortqui sera séquestré pendant sept ou huit ans du reste de lanation : c’est un homme libre qui s’est soumis à la disciplinepour repousser l’ennemi, lui imposer la paix et reprendre ensuiteses droits de citoyen en déposant ses armes.

Tels étaient les soldats de la Convention.

Un général préfère avoir sous la main desbaïonnettes inintelligentes qui ne raisonnent pas et dont il peutfaire les instruments de son ambition. Lors même qu’il ne nourritpas de projets politiques, le général qui a fait sa carrière dansl’état militaire, aura toujours une certaine répulsion instinctivecontre le soldat citoyen, le milicien, miles, commedisaient les Romains qui firent la conquête du monde avec desmilices commandées par des magistrats revêtus de l’autoritémilitaire (consuls, proconsuls et préteurs).

Il y avait donc hostilité et incompatibilitéentre la conception militaire de la Convention et celle desétats-majors encore imbus des traditions de la monarchie et dustatut militaire aristocratique du temps des rois.

Mais ce qui surtout était insupportable auxgénéraux, c’était la présence dans les camps de ces représentantsen mission dont la surveillance jalouse, soupçonneuse, vigilante,était gênante même pour les plus actifs, les plus zélés et les plusintelligents.

Ces représentants étaient de terribleshommes ; d’une bravoure indomptable, ils marchaient en têtedes soldats, panache au vent, l’écharpe flottante, attirant sur euxle feu de l’ennemi ; d’une audace presque toujours heureuse,ils ordonnaient d’attaquer et de vaincre sous peine de mort augénéral hésitant, et, comme Jourdan, ce général s’immortalisait parle gain d’une bataille qu’il n’osait pas livrer.

Ces représentants indomptables avaient empêchéou puni toutes les trahisons, toutes les faiblesses, toutes lesnégligences.

Dumouriez avait été obligé de passer àl’ennemi ; son armée qu’il voulait faire marcher sur laConvention pour faire roi le duc d’Orléans, fit feu sur lui quandil la harangua.

Houchard, Custine, sous l’œil de ces farouchescenseurs, allaient payer leurs fautes de leur tête.

Aussi les généraux étaient-ils sourdementmécontents, aigris, hostiles, mais, dans le lointain, ils voyaientse profiler la silhouette sinistre de la guillotine, et cette morthonteuse les épouvantait ; ils obéissaient et faisaient desprodiges en se sentant, comme le disait l’un d’eux, la hache sur lecou.

Kléber, en Vendée, était un des mécontents,quoique républicain sincère.

Kellermann était de ceux qui, tout en servantfidèlement la République, exécrait les représentants en missiontout en faisant des prodiges sous leurs yeux.

Avec un petit nombre de troupes, ditLamartine, Kellermann écrasait partout ces résistances. Le petitcorps d’armée qu’il avait en Savoie se présentait comme une diguemobile, d’une vallée à l’autre, en franchissant les faites, etarrêtait partout le débordement qui descendait sur nous deshauteurs.

Kellermann était de ces races militaireshabiles et intrépides au combat, plus faites pour conduire dessoldats que pour se mêler aux débats des partis : voulant bienêtre chef des armées de la République mais non exécuteur de sessévérités, il craignait dans l’avenir la renommée de destructeur deLyon. Il savait quelle horreur s’attache dans la mémoire des hommesà ceux qui ont mutilé la patrie. Le renom de Mariens du Midi luirépugnait. Il temporisa quelque temps, tenta la voie desnégociations, et, pendant qu’il rassemblait ses troupes, il envoyasommation sur sommation aux Lyonnais. Tout fut inutile. Lyon ne luirépondait que par des conditions qui imposaient à la Convention larétractation du 31 mai, la révocation de toutes les mesures prisesdepuis ce jour, la réintégration des députés girondins, le désaveud’elle-même, l’humiliation de la Montagne. Kellermann, pressé parles représentants du peuple, Gauthier, Nioche et Dubois-Crancé,resserra le blocus encore incomplet de la ville.

C’est le 8 août qu’il prit cette mesure et ilne cachait pas sa mauvaise humeur d’être obligé de pousser lesiège.

Il venait d’expédier des ordres divers lorsqueson aide de camp lui annonça un courrier.

Le général murmura entre ses dents, avec unefureur sourde :

– Encore une lettre de Paris et desordres du Comité. Ces gens-là sont assommants. Quels impertinentsdrôles ! À moi le vrai vainqueur de Valmy, des ordres, desordres de maîtres à valets ! Comme si je ne savais pas mieuxqu’eux ce que j’ai à faire.

Et à son aide de camp :

– Lieutenant, faites entrer cecourrier ; vous resterez là, près de nous.

Le lieutenant sortit et revint bientôt avec lecourrier du Comité de Salut public.

Celui-ci qui ne cessait de faire la navette deParis aux armées, connaissait le général.

– Ah ! fit Kellermann, c’est toicitoyen Deboire. Quelles nouvelles ?

– Mauvaises partout ! Partout latrahison et la défaite, général.

Il tendit un pli, Kellermann l’ouvrit, le lutet frappant du pied, les mains crispées, il s’écria n’étant plusmaître de sa rage :

– Ah ça, on se fout de moi, décidément auComité ! Comment ? j’arrive ici le 8 au soir et l’onm’ordonne de bombarder le 10 ! Est-ce que l’on a idée deça ? Est ce que c’est possible ?

– Oui ! dit une voix.

Et le général s’aperçut avec stupéfactionqu’on avait ouvert sa porte, et celui qui avait dit :« oui » entrait sans se faire annoncer.

– Oui, répéta-t-il. C’est possible. Lyonsera bombardé le 10 août… sous peine de mort…

Et il se croisa les bras devantKellermann.

Ce changement dans le ton et dans les manièresd’un homme aussi réservé que Dubois-Crancé frappait Kellermannd’étonnement.

– Mon cher général, lui dit lereprésentant, ce n’est plus l’envoyé de la Convention qui vousparle, c’est l’ingénieur, le camarade, le patriote soucieux desgloires de la France, et vous en êtes une ! Je ne voulais pasque, pris au dépourvu par un ordre du Comité de Salut publicd’avoir à bombarder Lyon, vous ne puissiez exécuter cet ordre sipressant, si important qu’au cas de non-exécution, il y allait dela tête.

Et d’une voix de plus en plus affectueuse, ilcontinua :

– J’ai donc avisé, depuis que le siège deLyon m’a paru inévitable. Des instructions précises et pressantesont été envoyées aux départements voisins pour que chaque cantonfournit une compagnie de pionniers munis chacun d’un outil, d’ungabion ou d’un sac : la garde nationale étant organiséepartout et exercée depuis 1789, nos pionniers choisis dans lesrangs ont un fusil, savent s’en servir et manœuvrent assezbien : ils ont pour sergents des agents-voyers, des chefs dechantier, pour officiers des ingénieurs civils.

Le défilé commençait et Kellermannmurmura :

– Ils marchent ! Ils marchent !C’est presque une vraie troupe.

– Quant aux canons, je les ai demandés àGrenoble et à Besançon, avec les canonniers. En sorte que nousvoilà prêts à bombarder Lyon, non pas dans la nuit du 10 au 11,mais dans celle du 8 au 9, ce qui nous fait gagner 18 heures surles ordres du Comité de Salut public, ce qui vous lave, mon chergénéral, des soupçons qui planaient sur vous.

Redevenant grave et d’une voixsévère :

– Entre nous, mon cher général, cessoupçons ne sont pas téméraires ; ce que j’ai fait, vousauriez dû le faire. Vous, si prévoyant quand il s’agit desPiémontais, vous ne prenez aucune mesure lorsqu’il s’agit desLyonnais : il faut tout vous souffler et l’on est obligé devous pousser.

– Que diable voulez-vous faire avec cinqmille soldats que j’ai réellement sous la main ?

– Vous allez être soutenu par dix millevolontaires répartis en quatorze bataillons.

– Peuh ! fit Kellermann, desvolontaires…

– Est-ce donc à vous d’en faire fi, vousqui en avez commandé à Valmy ?

– Soit ! On formerait cesvolontaires sous le feu ! mais l’ennemi a vingt-cinq millehommes ; avec les volontaires et ma troupe, cela ne me donneque quinze mille hommes.

– Vous recevrez, d’ici à quelques jours,quarante mille gardes nationaux réquisitionnés et plus tardcinquante mille.

– Des pères de famille. Est-ce avec celaque je donnerai l’assaut à la Croix-Rousse ?

– Oui, mais en appliquant le procédéemployé par les Anglais aux Indes.

– Quel procédé ?

– Les Anglais ont aux Indes une grossearmée de cent mille cipayes, qui ne vaut pas cher et qui n’est mêmepas à comparer à nos gardes nationaux : mais ils ont à côté decette mauvaise armée, vingt mille soldats européens. Ils mettent entête d’une colonne de cinq régiments indigènes, un batailloneuropéen qui entraîne le reste – les Anglais comparent ces cotonnesà un coin de métal destiné à fendre le bois, coin de fer mais garnid’acier au tranchant. Vos gardes nationaux seront le fer, vosvolontaires encore du fer, mais de meilleure qualité, vos soldatsdes Alpes seront l’acier.

– Oui, peut-être en procédant ainsiferons-nous quelque chose ! dit Kellermann.

– Eh oui, s’écria Dubois-Crancé, nousferons quelque chose.

En ce moment les canons défilaient.

– Douze pièces ! fît Kellermann,c’est peu pour bombarder une ville qui possède quarante pièces etqui en fond tous les jours.

– Général, dit Dubois-Crancé avec sagrande science du métier, j’ai étudié la situation : aucunedes pièces de l’ennemi placées à Sainte-Foy, à Fourvière, àOullins, ne pourra atteindre les nôtres, que nous disposerons de cecôte-ci du Rhône, sur le vaste emplacement de Montessuy, qui permetde faire un feu concentrique sur les batteries entassées,resserrées de l’ennemi : vous savez bien, général, que lafaculté de disperser et d’étendre ses batteries, donne àl’assiégeant une supériorité immense ; tous ses coups portent,et, s’il manque le point visé, il tombe sur un autre ; s’il neruine pas telle maison, il incendie telle autre ; s’il nedétruit pas telle embrasure, il fait sauter un magasin à poudre.L’assiégé, au contraire, obligé de répondre à des feux qui leprennent de front et de flanc qui croisent leurs tirs, perd souventses boulets ; s’il manque le but, il n’atteint rien et leprojectile s’enterre en pure perte. De plus, nous pouvons déplacernos batteries et l’ennemi ne peut changer les siennes de place,faute de terrain. Je maintiens donc que sur les quarante piècesennemies, le quart seulement pourra nous répondre efficacement etque nos douze pièces affirmeront, dès cette nuit, leur supériorité.J’ai désigné les emplacements, tout est prêt. Le travail seraenlevé en quelques heures et vous n’avez qu’à signer ces ordrespour que je les fasse exécuter.

Kellermann ne pouvait plus ni reculer nirefuser.

Il signa, mais à contre-cœur. Toutefois, ildit à Dubois-Crancé :

– Convenez avec moi que si l’on diffèred’avis avec un homme comme vous qui sait la guerre, on peut selaisser convaincre par ses raisonnements ; mais qu’il estabsurde d’être mené par un comité où personne n’est soldat et parun ministre comme Garat.

– C’est vrai ! Mais, général,Carnot, un officier du génie comme moi, va remplacer Garat le 14 oule 13 de ce mois et il nous organisera la victoire.

– Tant mieux ! dit Kellermann avecun soupir.

Dubois-Crancé voulait en finir avec leshésitations du général.

– Voyons, lui dit-il, Lyon est-il rebelleou non ?

– Sans doute ! dit Kellermann. Ets’il ne s’agissait que de prendre la ville, quoique cette lutteintestine me pèse, je serais moins chagrin. Mais après l’assaut latuerie dans les rues, puis les massacres en masse, puis lesexécutions après jugement des cours martiales ! Et je seraiforcé d’attacher mon nom à cette répression effroyable ! Voilàce qui m’épouvante.

– Général, dit Dubois-Crancé, jurez-moid’agir vigoureusement désormais, et je vous jure, moi, de vousrenvoyer à votre armée des Alpes, la veille du jour où la villesera sur le point d’être prise. Vous échapperez ainsi à laresponsabilité des vengeances de la Convention.

Le regardant :

– Plus patriote que vous, je fais lesacrifice de mon nom qui arrivera chargé d’exécration devant lapostérité. Mais, bourreau de Lyon, j’aurai terrifié les mauvaiscitoyens, comprimé la révolte, sauvé la France. Peu m’importel’opinion banale de ma génération et de celle qui suivra. Un jourviendra où l’histoire me rendra justice.

Et il sortit, laissant Kellermannsingulièrement rapetissé à ses propres yeux.

Dubois-Crancé emportait l’ordre dubombardement.

Kellermann était resté seul et fortmaussade.

Comme général, comme homme, comme républicain,il était humilié ; il ne se l’avouait pas, se sentait deméchante humeur et s’il eut eû sous la main quelque maladroit surqui passer sa colère, il l’eût fortement rudoyé.

Le défilé terminé, l’aide de camp du généralrevint : mais Mouton n’était pas homme à se laissermalmener ; c’était un mouton plus intraitable qu’un loup.

Aussi le général l’accueillit-il sans trop debrutalité.

Il se contenta de demander d’un airbrusque :

– Eh bien, ce défilé !

– Vous l’avez vu, mon général, ditMouton : à vous d’en juger.

– Mais je vous demande votre avis,lieutenant ?

– Mais je n’ai pas d’avis ! jesurveillais le capitaine Salvat pour lui casser la tête et je n’aipoint regardé autre chose.

– Et vous auriez brûlé la cervelle à cecapitaine ? demanda le général d’un air de reproche.

– Parbleu, fit Mouton. C’étaitl’ordre.

– En sorte que si un de ces représentantsen mission vous commandait de me brûler la cervelle, vous leferiez.

– Sans hésiter… Voyez-vous, mon général,Dumouriez a trahi, Custine a trahi, d’autres trahiront. Je vouscrois incapable de cette infamie : mais enfin si lesreprésentants en mission n’avaient pas démasqué Dumouriez, illivrait son armée à l’ennemi. Mon général, la Convention, c’est laFrance : je suis et je serai toujours du côté de la France. Ceque les représentants ordonneront, je le ferai. S’ils se trompent,la Convention leur donnera un bon pour la guillotine où ilsporteront leur tête à couper. Je vous engage donc, mon général, àvous soumettre franchement, comme moi, à leurs décisions.

– Morbleu, lieutenant, vous ne me direzpas que votre cœur ne saigne pas à l’idée de tuer desFrançais !

– Eh ! général, il saigne, maiscomme c’est son métier de cœur de saigner, je le laissefaire ; ma tête qui pense, fait sa besogne de son côté, etcomme elle commande à mon bras de taper sur les révoltés, jetape.

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