Le Bataillon de la Croix-Rousse

Le calvaire de sœur Adrienne

Dans le monde entier et dans tous les temps,le clergé catholique a eu la même stratégie, la même tactique pourconquérir et conserver une ville.

Il commence d’abord par s’emparer d’unesituation importante et surtout dominante, si c’est possible.

Dans le vieux Paris, la montagneSainte-Geneviève.

Dans Paris nouveau, la colline deMontmartre.

À Marseille, Notre-Dame-de-la-garde.

Le quartier de Fourvière abritait quatre milleprêtres réfractaires à la loi, qui formèrent le noyau de l’arméedes révoltés.

C’est l’abbé Roubiès qui l’avoua lui-même.

Ainsi s’explique la reprise de possessionimmédiate mais momentanée, nous dirons pourquoi, de Fourvière parles prêtres une heure après que Madinier fut maître del’Hôtel-de-Ville.

À vrai dire, jamais le clergé, jamais lepersonnel laïque n’avait évacué le monument.

Aussi, lorsque le bedeau Ravajot, accompagnéde ses Auvergnats, apparut à Fourvière avec sœur Adrienneprisonnière, fut-il accueilli joyeusement par une bande famélique,avide de prouver, en torturant quelqu’un, que l’Église retrouvaitson pouvoir.

– Qui est celle-ci ?

– Une prisonnière.

– Qu’a-t-elle fait ?

– C’est sœur Adrienne.

– Ah ! la coquine !

Et toutes voulaient la battre : centfois, elle faillit être assommée.

Ravajot défendait mal sa prisonnière ou pourdire pire, ne la défendait pas du tout.

Il avait eu si peur, si peur, qu’il en étaitdevenu féroce.

Il excitait lui-même la foule encriant :

– Oui, c’est cette coquine qui a dénoncél’abbé Roubiès à Châlier : c’est une scélérate qui a fui soncouvent et qui a livré sa supérieure aux Jacobins.

Et la multitude tourbillonnante, furieuse,hurlait des injures et des menaces.

Le secours vint à sœur Adrienne du côté oùelle ne l’attendait guère.

Mme Adolphe avait commencé àcrier comme les autres et à brutaliser même la jeune fille.

Mais celle-ci s’était montrée si frêle, sirésignée, elle avait tant pleuré, que Mme Adolphes’était calmée d’abord, puis attendrie.

De temps à autre, elle avait dit à sœurAdrienne :

– Voyons, il ne faut pas pleurer commeça. Je n’aime pas qu’on pleure, moi.

Ou bien encore :

– Et tu l’aimes, ton amoureux ! Jecomprends ça ! Un beau garçon ! Mais tu en auras un autreet ça te consolera.

À un certain moment, elle soutint laprisonnière qui faiblissait.

Le contact de ce corps amaigri qui vacillaitéveilla les sentiments de pitié maternelle qui dormaient dans lecœur de l’Auvergnate.

Elle murmura :

– Ce bedeau ! Il excite lemonde ! Il l’excite trop ! La baronne ne veut pas qu’ontape dessus sa rivale. Elle a dit seulement de lui fairepeur ; la petite a assez peur comme ça, n… de D… !

Et à sœur Adrienne :

– Ne crains rien, ma mignonne ! Onne te touchera pas.

Mais le bedeau pérorait toujours, les femmeset les séminaristes se montrèrent et firent une poussée si violenteque la haie de l’escorte se trouva rompue.

Les mégères mirent leur poing sous le nez desœur Adrienne et elles allaient l’écharper quand retentit un juronauvergnat si formidable que tout le tumulte en fut couvert et commeapaisé.

Puis on entendit un bruit énorme de gifles,suivi de hurlements de douleur. C’était Mme Adolphequi tapait…

En un instant la populace fut dispersée,l’escorte reformée, le bedeau aplati et jeté hors des rangs, laprisonnière sauvée…

Puis prenant le commandement des Auvergnats,Mme Adolphe cria :

– En avant,… arche ! Et labaïonnette dans le ventre de la première qui dira : ouf. Dusilence, n… de D… Du silence ou la mort, fouchtra !…

La foule terrifiée se tut et le cortège défilavers Fourvière sans plus d’encombre.

Évidemment Mme Adolphe avaitdu bon.

C’était une sorte de guenon hystérique, unebrute sauvage, capable des emportements les plus féroces, maissujette à des revirements de pitié et de tendresse, comme toutesles natures primitives.

Le beau et le délicat l’attiraient et lafascinaient.

La corde sympathique ayant vibré en elle enfaveur de sœur Adrienne, Mme Adolphe devint saprotectrice contre la foule.

L’ayant sauvée, elle l’aima.

Mais sa bonne volonté se trouva paralysée.

Le bedeau, furieux d’avoir été battu,apprenant tout à coup que la lutte venait de se terminer par laprise de l’Hôtel de Ville, le bedeau voyantMme Adolphe passer en quelque sorte à l’ennemi,dégringola les pentes de Fourvière et, traversant la Saône, il allatrouver la baronne.

Il lui expliqua ce qui s’était passé et luiarracha sans peine l’ordre adressé au capitaine Pierre d’expulserMme Adolphe et de n’obéir qu’à lui.

Porteur de cet ordre, il remonta les pentesavec l’agilité d’un chat et il entra triomphant dans Fourvière.

Mme Adolphe était précisémenten train de se disputer avec le capitaine.

Celui-ci, de concert avec les sacristains,voulait descendre la prisonnière dans les oubliettes et ilréclamait un in-pace.

L’in-pace était de tradition en pareilcas.

Mais Mme Adolphe s’opposaitabsolument à ce que la prisonnière fût emmurée dans les cryptes dumonument.

– Elle en mourrait ! disait-elle. Labaronne veut qu’elle vive et vous allez la tuer !

L’arrivée du bedeau Ravajot mit fin àl’hésitation du capitaine Pierre ; il se fit lire l’ordreapporté par Ravajot, puis il dit à sa compatriote :

– Madame Adolphe, je vous respecte commema tante naturelle, quoique vous ne me soyez rien du tout, sinonune payse. Mais, fouchtra, je suis payé pour descendre la petitedans l’in-pace et elle y descendra. Foi d’Auvergnat, je vous faisenlever si vous vous y opposez.

Mme Adolphe s’apprêta pour lalutte.

– Gare à vous, ma commère ! dit lecapitaine ; si vous griffez, vous serez fessée.

Elle se lança sur lui, mais il était taillé encolosse et il l’assomma d’un coup de poing.

Elle chancela, battit l’air de ses deux grandsbras et tomba sur les dalles.

– Zou ! fit le capitaine.Enlevez-la ! Je la vénère, mais elle a voulu m’empêcherd’exécuter mon marché ! tant pis pour elle. Un Auvergnat n’aqu’une parole !

Au bedeau, montrant sœur Adrienne penchée surMme Adolphe :

– Qu’est-ce que je dois faire ?

– Attendez ! dit le bedeau. J’airencontré des prêtres insermentés et ils vont venir : nouschanterons la messe des morts, comme de coutume.

Et, fin renard, supposant que maître Pierre« si respectueux » pour Madame Adolphe qu’il ne luidonnait des coups de poing qu’avec force égards, ne permettraitpoint qu’un autre y touchât, le bedeau dit au capitaine :

– Emmenez votre compagnie et laprisonnière dans la sacristie et dans la petite cour. Le cérémonialne vous permet pas de demeurer dans l’église pour l’instant.

Il conduisit lui-même la prisonnière et sonescorte dans l’endroit désigné, avec ordre d’attendre sanssortir.

Puis il revint mûrissant une pensée devengeance contre l’Auvergnate qui l’avait persécuté.

Il trouva Mme Adolphe encoretout étourdie, assise sur un banc et regardant avec des yeuxhébétés la foule et les sacristains qui l’entouraient.

Il y avait là des femmes dont les jouesétaient encore rouges des gifles distribuées parMme Adolphe ; aussi ne manifestaient-ellespoint des dispositions sympathiques pour l’Auvergnate.

Quant aux jeunes polissons qui avaient lamarque des semelles de Mme Adolphe sur leurs fondsde culottes, ils tournaient autour d’elle comme de jeunes renardsprêts à mordre une vieille poule.

Aussi y eut-il un long cri de joie quand lebedeau Ravajot, montrant l’Auvergnate, s’écria :

– Allons, mes enfants, la fessée à cettevieille frénétique : pour protéger comme elle l’a fait sœurAdrienne, il faut qu’elle soit protestante ou jacobine.

Des cris de joie retentirent et les femmes,toutes ensemble, se ruèrent sur cette malheureuseMme Adolphe qui, la tête encore endolorie du coupreçu, ne pouvait rassembler ses idées.

En un clin d’œil, elle fut battue, tannée sousles coups de petits bancs qu’on lui administra, mise presque à nuet fouettée avec la fureur que mettent les mégères dans cescruelles exécutions.

Puis, quand elle fut demi-morte, le bedeau,monté sur le banc, contempla son ennemie vaincue que cent mainsclouaient sur le banc d’exécution, et il cria :

– Au baquet, maintenant !

– Quel baquet ? demandèrent lesfemmes.

– Venez ! dit-il.Apportez-la !

Il les conduisit au réservoir qui, sur cettehauteur, recevait les eaux pluviales et formait citerne pour lesbesoins de l’Église.

– Allez ! fit-il. Baptisez-la !Elle en a besoin !

La pauvre Mme Adolphe n’étaitplus qu’une loque, une plaie : elle se débattait en vain,ayant perdu beaucoup de ses forces.

On la jeta dans la citerne, qui avait plus detrois mètres de creux : elle y disparut…

Nul doute qu’elle ne s’y fût noyée si lecapitaine Pierre, qui la vénérait comme sa tante naturelle, prévenuenfin de ce qui se passait par un enfant de chœur auvergnat, ne fûtaccouru.

Sans le patriotisme de clocher de ce petit ratd’église, fils d’un porteur d’eau de Fourvière et qui ne voulut paslaisser noyer une compatriote, c’en était fait deMme Adolphe.

Après avoir dispersé la foule, le capitainearriva juste à temps pour repêcher, par un lambeau de jupes, cellequ’il aimait et châtiait au besoin avec tant de déférence ; illui sauva littéralement la vie.

Le bedeau, à demi-satisfait de sa vengeance,regretta pourtant cette intervention qui empêchaitMme Adolphe de périr immédiatement au fond duréservoir ; mais il se consola en pensant qu’elle en« crèverait » peut-être d’une fluxion de poitrineprobable.

Il disparut à la vue du capitaine Pierre.

Celui-ci fit porterMme Adolphe chez la mère de l’enfant de chœurauvergnat ; il recommanda qu’on la mît au lit et que l’onpansât ses plaies.

Ce soin pieux rempli, il revint à sonposte.

Mais déjà des prêtres nombreux étaientaccourus.

Déjà un organiste s’était trouvé, ou plutôtretrouvé, qui faisait retentir les voûtes des notes funèbres duDies Irae.

Déjà la messe des morts était commencée.

La prisonnière, recouverte d’un suaire, avaitété traînée au milieu du chœur et forcée de se mettre à genoux.Autour d’elle, sa supérieure et les autres sœurs envoyées parRoubiès et en costume religieux faisaient mine de prier pourelle ; l’abbé Roubiès les avait, en toute hâte, expédiées àFourvière.

Un archidiacre, flanqué de deux prêtres,officiait avec pompe, protégeant l’agonie de la malheureusefille.

Près d’elle, on avait apporté le cercueiltraditionnel tendu de noir.

Elle allait y être couchée vivante.

Sœur Adrienne tombée, selon l’expression de laBible, dans l’abîme du désespoir, n’avait plus ni force, nivolonté.

Elle était anéantie.

Il est probable qu’une de ses crises l’avaitsaisie et qu’elle était anesthésiée.

Lorsque l’un des prêtres présents à cetteinfâme cérémonie en rendit compte à l’abbé Roubiès, il lui déclaraque la victime n’avait pas prononcé une parole, pas fait unmouvement depuis la mise au cercueil.

Quand les ouvriers eurent terminé leurbesogne, quand le cercueil fut placé dans la niche destinée à lerecevoir, les prêtres chantèrent une dernière antienne, tirée du DeProfondis, puis ils se retirèrent en silence, laissant l’ombretomber sur leur victime à mesure qu’ils s’éloignaient avec leurscierges fumeux.

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