Le Bataillon de la Croix-Rousse

Machiavélisme

S’il eût été un fat, M. Suberville auraitpu interpréter, à son avantage, et l’invitation et le sourire de labaronne.

Mais M. Suberville était fort laid :il le savait et ce désavantage était devenu une force ; jamaisM. Suberville n’aurait réussi à s’illusionner, tant sa mincefigure chafouine, couturée de marques de petite vérole, étaittourmentée, désagréable, hideuse même : car la bouche étaittordue et les yeux étaient éraillés.

Le masque cependant avait un air spirituel quine trompait point.

Comment cette laideur aurait-elle pu s’allierà la présomption ?

De là, cette sagesse de M. Suberville nese trompant point aux intentions de la baronne.

Bien mieux, il devina la pensée decelle-ci.

– Je crois, dit-il, que vous songez,madame la baronne, à la façon dont l’abbé Roubiès accueillera votreidée. Et je suppose que notre messager ne pouvant tarder à revenir,votre intention est que nous l’attendions.

La baronne n’avait pas souri, en coquettequ’elle était, sans avoir l’intention d’éprouver son homme.

– Eh ! Eh ! pensa-t-elle,celui-ci est fort !

C’était en effet une intelligence d’une autreenvergure que celle d’Étienne.

– Madame, dit M. Suberville, onfrappe. Voici notre homme.

– Entrez ! dit-elle.

Le messager ayant entendu la voix flûtée dufifre crier « entrez » eut comme un soupçon : ilvoulut lui remettre la lettre de l’abbé Roubiès, qu’ilrapportait.

La baronne lui dit, après avoir regardé le dosdu billet cacheté à la cire :

– Pas d’adresse.

– Non ! on me l’a remise telle que,en me disant : « Pour qui envoie ».

La baronne se mit à rire, regarda le gardenational et dit avec une ironie de gamin :

– Vrai, vous avez une bonne tête deplanton, vous.

Et elle lui rendit la lettre.

Le garde était intelligent, affilié encoreinférieur, du reste, mais très ambitieux et désireux de monter.

C’était un commis aspirant à devenir patron…par la grâce du Saint-Esprit… de Notre-Dame de Fourvière et demonseigneur l’archevêque.

Ils sont pas mal de commis comme celui-là àLyon.

Il ne connaissait pas le secret de labaronne : mais il voyait le fifre si bien avec le lieutenantet parfois si autoritaire avec tout le monde, ce fifre, enfin, luiparaissait si étonnant, qu’il le considérait comme une puissance,comme une toute puissance, même. Donc, du moment où le fifre luitrouvait l’air abruti d’un planton, il jugea qu’il devait se donnercet air-là et il se le donna.

– Voyons, dit la baronne, un peud’intelligence, si c’est possible. Vous n’êtes pas un troupierabruti, vous ! Vous êtes capable d’un raisonnement, jesuppose.

– Raisonnons, fifre, raisonnons, dit legarde, bannissant tout aussitôt l’air niais qu’il avait cru devoirprendre.

– Bon ! dit la baronne, vous avezdéjà l’air moins bête ! Encore un effort et nous arriverons ànous comprendre. Cette lettre est adressée à qui vous a envoyé laporter. Est-ce à moi, qui ne vous ai donné aucun ordre, n’ayantaucun grade, que vous devez la remettre ?

– Ce serait au sergent,M. Suberville, qui m’a commandé de porter la lettre, dit legarde.

– Eh bien alors…

– Mais au-dessus du sergent, il y a lelieutenant ! J’ai pensé…

– Qu’avez-vous pensé…

Le garde s’impatienta un peu etdemanda :

– Voyons, faut-il être bête ou…intelligent.

– Intelligent ! dit la baronne.

– Eh bien, j’ai pensé qu’au-dessus dulieutenant, il y avait un fifre qui semble nous commander tous ici,un fifre qui… que !…

– Bon ! Soyons intelligent, mais…pas trop ! Donnez la lettre.

Le garde la remit en souriant à labaronne.

– M. Suberville, demanda celle-ci,est-ce que vous ne trouvez pas que voilà un jeune homme qui mériteun coup d’épaule ?

– S’il se bat bien, oui ; sinon,non ! dit M. Suberville.

– Et bien, poussez-le s’il se batconvenablement, dit la baronne.

Puis au garde :

– Pour tous ceux qui n’attendent pas lelever du soleil, dit-elle, je suis fifre, rien de plus. Pour lesautres qui devineraient, qu’ils se taisent ! Allez, monsieur,on aura soin de vous !

Le garde sortit enchanté de lui-même et desautres.

La baronne, quand il fut dehors,demanda :

– Quel fond à faire sur cethomme ?

– Dévouement intéressé ! ditM. Suberville. Ça n’ira jamais jusqu’à l’héroïsme mais c’estcapable de remplir un devoir jusqu’au moment où la récompenseprobable cesserait d’être en rapport avec le danger.

– Quelles aptitudes ?

– Excelle dans les détails : sonpatron n’en ferait jamais un associé, mais il songe à l’intéresserun jour pour une branche de son commerce. Il a beaucoup d’entregentet d’habileté de seconde main.

La baronne demanda :

– Son nom.

– Romaney.

– Elle inscrivit ce nom et mit en regardplusieurs notes et un signe.

Ce signe était une croix de Saint-André.

Il signifiait : « À sacrifier, aubesoin, sans scrupule ».

Et son carnet était ainsi bourré de notes, denoms, de signes, tracés d’une écriture microscopique.

La baronne remit son carnet en poche, ouvritla lettre de l’abbé Roubiès et la lut.

– Oh ! oh ! dit-elle, en latendant à M. Suberville. Voyez donc, je vous prie, combien monidée a plu à l’abbé.

– Le père Roubiès est trop intelligentpour ne point avoir compris la portée de votre projet ! ditSuberville.

– Mais, remarquez, je vous prie, qu’ill’a mûri, agrandi, complété.

Suberville, qui lisait, sourit.

– Oh ! oh ! fit-il, voici toutun développement comique, qui porte la marque de l’esprit satiriquedu marquis de Tresmes.

– Je crois à un grand succès, dit labaronne.

– Moi, je suis certain que cette journée,préparée ainsi, ruinera à jamais le prestige des Jacobins.

– Que dites-vous de la mise en scèneimaginée par l’abbé ?

– Merveilleuse !

– Ces Fourches Caudines, cette voûted’acier. Ce sera très beau.

– La voûte d’acier est un emprunt auxfrancs-maçons.

– Emprunter à ses ennemis est d’une bonnetactique !

– Nous aurons peut-être quelquesincidents heureux : si cet épileptique de Châlier allait selivrer à des violences, on en pourrait profiter.

– Oh ! comptez sur le coup d’œil del’abbé et sur l’esprit d’à-propos du marquis pour saisir lesoccasions.

– Mais, la lettre contient unpost-scriptum, dit Suberville.

– C’est le chef-d’œuvre ! dit labaronne. On ne peut pas pousser le machiavélisme plus loin.

– Cette façon de préparer Lyon à croireaux orgies des Carmagnoles est très ingénieuse : c’est eneffet du machiavélisme tout pur : décidément le père Roubièsest étonnant.

– Combien avons-nous de Carmagnoles encave ? se demanda la baronne : une douzaine au moins,sans Sautemouche. Nous pouvons en faire porter six, cette nuitmême, sur différents points de la ville, comme nous le recommandel’abbé.

– Il en restera six et Sautemouche pourla procession des ivrognes : c’est bien peu, dit lesergent.

– Mais, fit la baronne, nous pouvonsfaire boire une dizaine d’Auvergnats, des pays àMme Adolphe. On les transformera en Carmagnoles unefois ivres-morts. Ils feront nombre derrière Sautemouche et sesacolytes.

– Ah ! madame la baronne, quellefertilité d’invention vous avez.

– Vous comprenez que ces Auvergnats, auréveil, se secoueront comme des caniches crottés et s’en iront chezeux sans rien comprendre à ce qui leur sera arrivé. Ils ronflerontcomme des sourds pendant la procession, car on mêlera de l’opium àleur vin. Ils trouveront chacun un écu de six livres dans leurspoches en reprenant leurs sens et ils seront enchantés.

En effet, un Auvergnat qui, par ce temps-ci,se sent en poche un écu sur lequel il ne comptait pas, se garderaitbien de souffler mot dans la crainte que quelqu’un lui réclamât cetargent.

– Maintenant, sergent, procédons parordre.

Et énumérant :

– Primo, je me charge des Auvergnats quicomplèteront le défilé des ivrognes.

« Secundo, vous vous occupez de fairesemer six de nos Carmagnoles ivres sur différentes places de laville, expliquant que ce sont les croque-morts de la guillotine,des gendarmes de l’emprunt forcé, trouvés ivres-morts dans lescaves des gens chez qui ils perquisitionnent.

« Tertio, vous chargez en Romaney,l’homme aux détails, de régler la cérémonie du cortège.

« Quarto, enfin, il faut trouver unSaint-Giles pour peindre les scènes d’orgie en caricatures sur lesbannières.

– Madame, dit Suberville, vous résumez unplan avec autant de clarté que César dans ses Commentaires.

Et, baisant la main de la baronne, il seretira.

Un homme qui fut bien étonné le lendemain decette nuit si mouvementée, ce fut la Ficelle.

Il avait senti qu’il s’endormait chezMme Leroyer, sur une marche de l’escalier de lacave, et il se réveillait au milieu d’une foule hostile, massée,place Bellecour, autour de lui.

La Ficelle devait, à sa petite taille et à saminceur, d’avoir été compris dans les six prétendus ivrognes quel’on avait résolu de transporter du fond de la cave sur lesplaces.

– Prenons celui-ci, il n’est point lourd,s’étaient dit les gardes nationaux chargés de cette besogne.

Et c’est ainsi que, la bouche pâteuse d’uncontrepoison qu’on lui avait fait avaler pour qu’il s’éveillât aumatin. La Ficelle se trouva au milieu de six cents personnes quimanifestaient pour lui une profonde mésestime.

Il entendait vibrer des injures et desmenaces.

On vociférait autour de lui :

– Au Rhône, le gendarme de l’empruntforcé ! À l’eau, le croque-mort de la guillotine !

La Ficelle comprit qu’un grand danger lemenaçait : il eut l’énergie de rassembler ses idées, deretrouver ses forces, et il se leva encore chancelant.

Il comptait se sauver par la langue etadresser au peuple une petite allocution mais sa langue, encoreparalysée, ne voulait point tourner.

Il en résulta qu’il balbutia des sonsinarticulés.

La foule se mit à rire : heureusement,car elle était très montée.

Ce que voyant, la Ficelle se dit qu’on nejette pas à l’eau un bouffon, et, pour sauver sa tête, il fit lagrimace au public, se livra à une mimique qui mit la foule dejoyeuse humeur : il put, dès lors, s’acheminer vers le Clubdes Jacobins, au milieu des huées, mais sans recevoir deshorions.

En chemin, il avait retrouvé toute sa présenced’esprit : arrivé au Club, toujours gardé, il cessa sacomédie, se plaça droit au milieu de ses camarades et cria à lafoule :

– Je n’étais pas ivre ! On m’avaitempoisonné.

Mais une immense clameur couvrit la voix de laFicelle.

Monte-à-Rebours, qui faisait son service, latête bandée, dit à son subordonné :

– Rentre ! Nous attendons Châlier.Tu lui expliqueras ton affaire. Inutile de provoquer cesgens-là !

Et la Ficelle qui ne tenait pas à batailleravec deux ou trois mille individus, disparut dans le Club.

La foule se dispersa peu à peu : mais,sur différents points de Lyon, cette scène se reproduisit et lesesprits se montèrent contre les Jacobins, si bien que l’idée d’unegrande manifestation, idée lancée par les royalistes, prit commeune traînée de poudre.

Tel était le génie machiavélique desmonarchistes, à Lyon, en mai 1793.

Pour se rendre compte de certains faits sepassant aux époques révolutionnaires, il faut avoir soi-mêmetraversé une de ces crises.

À première vue, il semblerait étrange qu’unfifre de la garde nationale girondine s’engageât dans le quartierde la Croix-Rousse, où l’élément jacobin dominait.

Mais il n’y avait pas encore eu decombats : la situation nettement dessinée entre les partis,n’avait pas encore abouti à l’effusion du sang ; on n’étaitpas enfin en état de guerre civile.

Dans ces conditions, les choses se passaiententre individus, comme d’habitude en pareil cas : les hommessans armes et isolés des deux partis allaient, venaient sans êtremolestés, alors même qu’ils portaient l’uniforme qui distinguaitles bataillons bourgeois ou la carmagnole des Jacobins.

Du reste, les bataillons mêmes n’étaient pointtellement homogènes qu’il n’y eût dans chacun d’eux des hommesd’opinions opposées.

L’épuration commençait seulement à sefaire.

La baronne avait parfaitement deviné l’étatdes esprits.

Voilà pourquoi elle s’aventurait à grimperjusqu’à la Croix-Rousse.

Pour quoi faire ?

Question insoluble pour Étienne qui supposa ceque l’on voulait lui faire supposer, c’est-à-dire qu’il s’agissaitde haute politique.

S’il avait entendu la baronne questionner lesgens, une fois arrivée à la Croix-Rousse, il eût compris qu’ils’agissait d’une affaire de cœur.

La baronne demandait aux passants et auxboutiquiers :

– Savez-vous, citoyens, où demeure lecitoyen Saint-Giles ?

Saint-Giles était populaire : tout lemonde savait son nom : mais il n’était pas riche, et il selogeait comme les petits rentiers de Lyon.

Il en résultait que la maison qu’il habitaitn’était point somptueuse, peu de personnes la connaissaient.

La baronne eut donc à questionner beaucoup demonde.

Elle put se convaincre que Saint-Giles étaitl’idole de la Croix-Rousse : la population se montraittrès-émue, très-secouée par la nouvelle des blessures ducaricaturiste.

Comme toujours, l’esprit de parti dénaturaitles faits.

– Oui, mon amour de fifre, disait unevieille ouvrière à la baronne, ils l’ont assassiné pour se vengerde lui, parce qu’il les crayonnait.

Une jeune fille désolée répondait :

– Je l’ai vu, moi, citoyen, je l’ai vucinq fois, oui, cinq fois ! Un si beau garçon, si franc, etqui riait si bien ! Il va mourir !

Elle avait, la petite ouvrière, une larmeprête à éclore et qui ne demandait qu’à perler sur les cils :mais elle la retenait et rougissait sous le sourire moqueur dufifre, qui lui dit :

– Eh mais, tu étais amoureuse,citoyenne.

Elle ne dit pas non et soupira fort.

La baronne, en ayant trouvé par dizaines dansces sentiments, conclut qu’une enquête bien menée aurait prouvé quetoutes les fillettes de la Croix-Rousse étaient folles deSaint-Giles.

Les hommes ne parlaient que de le venger.

– Celui qui a fait le coup, c’est unbedeau, disait un charbonnier, un ancien bedeau qui commandait à defaux mariniers. Il y avait un curé réfractaire dans la bande.

– Canailles ! ils voulaient le noyerdans la Saône ! disait un ouvrier.

– C’est la garde nationale qui l’a sauvé,faisait remarquer un autre ; mais elle ne croyait pas avoiraffaire à lui, sans quoi elle l’aurait laissé massacrer.

– La preuve, disait le charbonnier, qu’onn’a pas arrêté le bedeau, auteur du crime.

Et les commentaires se suivaient, brillants defantaisie, étincelants de contradictions, n’ayant pas le senscommun et prouvant que le peuple lyonnais, le plus calme et lemieux doué de toute la France sous le rapport de la logique, étaittout aussi capable qu’un autre de déraisonner en politique.

Enfin, la baronne trouva un libraire, crieurdu journal de Saint-Giles, qui lui donna l’adresse du jeunehomme.

Elle y courut.

La reconnaissance la portait et lui donnaitdes ailes.

Saint-Giles habitait une de ces maisons quibordent l’escarpement de la montagne, du côté du Rhône.

Du petit atelier qu’il avait fait disposer,l’artiste jouissait d’une vue splendide.

À ses pieds, le fleuve, au loin lesmontagnes ; sur sa tête, le ciel bleu. Il pouvait rêver à sonaise.

Et il rêvait souvent.

C’était une de ces natures qui sont douées dela double puissance du rire et des larmes.

Il avait ses heures de mélancolie, cecaricaturiste qui saisissait si bien les ridicules : commeMolière, il était capable d’aimer tendrement et de souffrircruellement.

Jamais il ne s’était bien guéri de la blessureque lui avait laissée au cœur la mort de son père qu’iladorait.

Seul protecteur, seul gagne-pain de sa mère etdes petits orphelins, il avait senti peser sur lui le poids deslourdes responsabilités.

Les premières années avaient été difficiles etles privations avaient préservé Saint-Giles des débauchesprécoces : la misère avait trempé son caractère ; son âmes’était épurée par le sacrifice.

C’est ainsi que se forment les grandsartistes.

Saint-Giles avait le droit d’aspirer à unegloire plus sérieuse que celle qu’il avait acquise.

L’atelier de Saint-Giles était au quatrièmeétage.

Il avait voulu y être transporté ; pourmieux dire, il y était monté, car la plaie débridée, il avait pumarcher facilement.

Le docteur avait dit vrai : les blessuresn’offraient aucune gravité et le jeune homme pouvait espérer desortir après quelques jours de repos.

Seulement, le docteur, prévoyant lesimportuns, avait recommandé à la mère du blessé d’interdire à quique ce fût, même aux intimes, l’accès de son atelier.

Il en était résulté que Saint-Giles s’étaitendormi et qu’il s’était mis à rêver sous l’agitation d’une légèrefièvre.

Il se revoyait sur le quai de la Saône,défendant une jeune femme : mais au lieu que ce fût une petiteouvrière, c’était une grande dame d’une beauté très provocante.

Et, en rêve, Saint-Giles en devenait trèsamoureux.

À peine avait-il entrevu la baronne ; àpeine avait-il pu distinguer ses traits ; cependant, il serappelait très bien son costume de petite ouvrière.

Aussi quand il s’éveilla en sursaut, ce quiarrive souvent dans les sommeils fiévreux, se moqua-t-il de sonrêve.

– Ce que c’est que d’avoir del’imagination, se disait-il, voilà que j’ai sauvé une princessecomme dans les romans. Et moi, démocrate, ça me flatte… en songe.Au fond, nous sommes tous des aristocrates. Le citoyen David,peintre ordinaire de la république, a dit que les artistes neferaient jamais de bons sans-culottes : il a raison.

Et il se rendormit en murmurant :

– Est-ce bête ? Uneprincesse !

Mais il refit bientôt le même rêve, compliquéd’incidents enchevêtrés les uns dans les autres et aboutissant à uncauchemar désagréable.

Quand il en sortit, Saint-Giles ouvrant lesyeux, se dit :

– Je me lève ! Assez deprincesses ! C’est idiot vraiment.

Il ne se doutait pas lui-même que lapénétration supérieure de l’artiste lui révélait le secret de labaronne, dans les veines de laquelle coulait une goutte de sang deFrance, Henri IV étant son ancêtre de la main gauche.

Pendant qu’il dormait encore, la baronnefrappait à la porte de l’appartement occupé par la famille :un petit garçon vint lui ouvrir.

– Maman ! cria-t-il, c’est unsoldat !

– Non, madame, dit la baronne en saluantmilitairement madame Saint-Giles. Ce n’est qu’un enfant detroupe.

La baronne fit quelques pas et se sentitcharmée par la vue de cet intérieur simple, modeste, maisriant.

Une propreté exquise, des rideaux blancs, desenfants roses vêtus comme des enfants du peuple, mais n’ayant nitaches, ni trous, nets comme des cristaux rincés à l’eauclaire.

Les filles un peu coquettes, quelques rubans,un fichu de soie, un brin de dentelle.

Tout cela à croquer.

La baronne avait envie d’embrasser tout cepetit monde.

C’était un élan de reconnaissance ardente pourle frère, élan qui se reportait sur la famille et auquel aidait lasympathie dont il eût été difficile de se défendre pour la mère etses enfants.

Mme Saint-Giles était le typede cette belle race de matrones lyonnaises, souche féconde etpuissante d’une des plus robustes races de France.

La baronne fut étonnée de se trouver en faced’une plébéienne, au front de laquelle il lui sembla voir brillerune auréole, l’auréole de la chasteté d’une mère de famille qui, lepère de ses enfants mort, lui garde l’éternelle fidélité.

Mme Saint-Giles portait encorele deuil de son mari et voulait le porter jusqu’à la mort.

Mais dans la gravité des regrets, rien quisentit la prose.

Elle ne parlait de son mari que pour honorersa mémoire, sans se plaindre, sans jamais chercher lacommisération, la pitié pour elle-même.

Si l’on cherchait à lui adresser un complimentde condoléances, elle reportait au mort l’intérêt qu’on luitémoignait.

– Oh moi, disait-elle, j’ai mon fils ettous ses enfants qui seront des hommes. Si le père pouvait lesvoir.

La baronne qui ne connaissait de labourgeoisie que les fournisseurs de Paris et de Versailles, labaronne qui n’avait vu de près le peuple que sous forme de laquaiset de vassaux, la baronne qui ignorait l’ouvrier et surtoutl’ouvrière fut surprise et touchée.

Le sentiment de son infériorité morales’imposait déjà à elle et lui pesait.

Il fallut parler.

Elle se sentait intimidée, elle qui ne l’étaitjamais.

Mme Saint-Giles trouva trèsnaturel l’embarras de ce tout jeune soldat et luidemanda :

– Que voulez-vous, mon ami ?

– Madame, dit la baronne, je désireraisparler au citoyen Saint-Giles.

– Mon enfant, c’est impossible. Lemédecin a défendu de laisser pénétrer jusqu’à lui, qui que ce fût.Je n’ai même pas consenti à recevoir les membres du comité qu’onvoulait envoyer près de lui en délégation.

La baronne qui avait repris tout son aplombs’écria :

– Oh tant mieux ! le docteur seracontent de savoir que les ordres qu’il a donnés sont si bienexécutés. Mais, pour moi, il y a exception. Je viens de sa part, età moins que le citoyen Saint-Giles ne dorme, je dois lui dire,entre hommes, quelque chose de très-important, que le docteur aoublié de lui recommander.

– Bien, dit simplementMme Saint-Giles, nature trop droite, poursoupçonner le mensonge.

Et à l’aîné de ses fils, elle dit :

– Ernest, monte à l’atelier, retire teschaussures et vois si ton frère dort.

L’enfant se hâta d’obéir.

En s’en allant, il jeta un regard sympathiqueau petit soldat qui lui sourit.

Ernest se sentit tout de suite de la sympathiepour le fifre : car, expert déjà en choses militaires, augalon du col, il avait reconnu l’emploi.

Ce galon, la baronne s’était empressée de lefaire coudre, pour être bien et dûment fifre de la compagnie.

Ernest parti, la baronne posa quelquesquestions à Mme Saint-Giles.

– Madame, fit-elle, j’espère que ledocteur, en me disant que votre fils guérirait vite, ne s’est pastrompé ? Le blessé va-t-il bien ?

– Je crois que ce ne sera rien, ditMme Saint-Giles. Franchement, il serait malheureuxqu’il mourût pour une émigrée, mieux vaudrait mourir pour lapatrie !

– Mais, citoyens, ce n’est pas uneémigrée qu’il a défendue ! dit la baronne qui avait toutintérêt à ne pas avouer la vérité.

Et comme le bedeau l’avait fait prévenir parSuberville de la fable qu’il avait imaginée, la jeune femme larépéta mot pour mot à Mme Saint-Giles.

– Mais alors, s’écria celle-ci étonnée,le comité central se trompe.

– Absolument. La petite baronne, commenous l’appelons, est ma cousine germaine.

– J’aime mieux que mon fils ait défenduune ouvrière qu’une vraie baronne, ditMme Saint-Giles. Une ouvrière est utile au pays etelle travaille ; une baronne, ce n’est bon à rien.

Mme de Quercy tressaillitsous cette rude apostrophe lancée sans la viser mais qu’ellerecevait en pleine poitrine.

Le petit Ernest redescendit.

– Mon frère dort, dit-il.

– Alors, si je ne vous gêne pas,citoyenne, dit la baronne, j’attendrai son réveil, car ce que j’aià lui dire importe pour qu’il ne fasse pas d’imprudence.

– Vous allez boire un verre de notre vinen espérant qu’il se lève, ditMme Saint-Giles : nous avons encore près decent bouteilles de notre clos.

– Ah vous avez un clos ?

– Oui dit-elle.

Et elle fit signe à son fils d’aller à lacave.

Ernest fila comme un trait ; il comptaittrinquer avec le petit soldat.

– Oui, repritMme Saint-Giles, avec une fierté qui parut d’abordsingulière à la baronne, nous avons un clos ! Nous avons mêmeune petite maison dans le clos et depuis peu nous avons même acquisun verger, un potager et des terres. C’est mon Giles qui a gagnétout cela. Il est vrai que nous avons payé en assignats.

– Ce sont donc des biensd’émigrés !

– Oui ! Et il est bien juste que desFrançais qui trahissent la France, qui attaquent leur pays, il estbien juste, n’est-ce pas, que ces gens-là perdent leurs terres.

– Je suis sûre, dit la baronne en riant,qu’ils ne sont pas de votre avis.

– Mais, cependant, c’est juste ! Nosfils se feraient tuer pour défendre la terre de France, et, eux,les émigrés, reviendraient posséder cette terre chaude encore dusang de nos enfants ! Non, ce n’est pas possible.

La baronne pensa :

– Eh mais, voilà un argument auquel ilest difficile de répondre.

Puis, tout haut, imprimant un autre ton à laconversation :

– Mes compliments, citoyenne ! vousvoilà grosse propriétaire.

– Oh non ! juste de quoi vivre, etéconomiser sur les bonnes années, afin d’avoir quelque argent pourfaire face aux mauvais jours. Mon fils n’aurait pas consenti àattendre un mois de plus pour nous faire plus riches.

– Attendre ?

– Oui, attendre pour s’enrôler.

– Comment ! fils de veuve, exemptépar les lois et les décrets, il veut partir à lafrontière ?

– Mais je pense bien que si vous étiezassez fort pour porter un sac et pour faire étape, vous neresteriez pas dans la garde nationale.

– Non ! Mais moi, je ne suis pasfils de veuve.

– Mais la veuve, mon petit citoyen, n’aplus besoin de soutien : nous avons tant et tant économisé quece pauvre Lucien (c’était le prénom de Saint-Giles) va pouvoirpartir.

– Ma foi ! dit étourdiment labaronne, à votre place, moi, je lui aurais fait croire que le magotn’était pas suffisant.

– Moi… mentir… à Lucien… s’écria MadameSaint-Giles, oh ! jamais !

Et elle reprit avec véhémence :

– Et non seulement je ne veux pas mentir,mais je ne veux pas voler un homme à la patrie et tricher lâchementles autre mères ! On laisse leur fils aux veuves, mais la loi,pour être juste, devrait excepter les veuves riches ; et,puisque Lucien nous a mis au-dessus du besoin, moi aussi j’ai hâted’en finir avec toutes les formalités, je vais enfin réaliser –c’est l’affaire d’un mois – la somme nécessaire en écus, pour quetout ce petit monde-là vive.

S’exaltant, sans un geste, mais la têtesuperbe et le front haut, elle dit :

– Si dans un mois mon enfant oubliait departir, je le prendrais par la main et j’irais l’enrôlermoi-même.

Elle reprit :

– Vois-tu, petit, quand les autres mèresme regardent et semblent dire : « Elle est heureuse,celle-là », je suis honteuse. J’ai pourtant ma conscience pourmoi ; on ne laisse pas mourir de faim cinq enfants. Et je puisjurer que seule j’aurais mis le fusil aux mains de Lucien.

Avec élan :

– Mais n’importe, je fais des jalouses etcela me pèse. Quand il sera parti, je le pleurerai mais j’auraifait mon devoir et il fera le sien, j’en suis sûre. Il ne faut pasqu’une mère méprise son fils, il ne faut pas qu’un fils méprise samère. Je ne comprends pas comment l’on peut vivre sans s’estimersoi-même et sans le respect des autres. Si le mépris public tombaitsur moi à bon droit, j’irais sur le pont Morand et je meprécipiterais dans le Rhône.

La baronne n’avait jamais entendu exprimer depareils sentiments : elle ne les avait jamais éprouvés.

– Est-ce que décidément, sedemanda-t-elle, le peuple ce serait quelqu’un. Monsieur de Gœtheavait donc raison à Valmy, en disant au roi de Prusse qu’une èrenouvelle se levait sur le monde.

Et dans sa mauvaise humeur, elle posa cettequestion cruelle :

– Si on le tuait ?

– Depuis vingt siècles, réponditMme Saint-Giles, les Français meurent pour lestyrans, il est temps qu’ils meurent pour la liberté.

Et montrant son fils Ernest :

– Tenez, celui-ci aura votre âge à peuprès dans deux ans, mais il sera plus fort que vous. Eh bien, si laguerre n’est pas finie, il partira. Si son frère est tué, il leremplacera. Si les rois font à la République une guerre decinquante ans comme ils nous en menacent, pendant cinquante ans lesmères s’arracheront les enfants des entrailles pour les jeter à latête des rois. Il le faut. J’ai souffert d’une insulte qu’un noblea faite à mon mari et dont il n’a jamais pu obtenir raison. Il fautque nos enfants soient les égaux des plus grands seigneurs et, sousla loi, les plus hauts doivent être au niveau des humbles. Tout lesang qu’il faudra pour atteindre ce but, on le verserastoïquement.

En ce moment, contraste étrange, l’ombre d’unpolichinelle dansa devant la fenêtre.

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