Le Bataillon de la Croix-Rousse

La prise de la maison Nérat

Entre la maison Panthod et la maison Nérat, leduel d’artillerie continua avec acharnement jusqu’au 14septembre.

Ce fut une lutte qui arracha aux deux arméesdes cris d’admiration.

Les redoutes des assiégés soutenaient le feude la maison Nérat ; par leur feu, les batteries desassiégeants appuyaient le feu de la maison Panthod.

Toute l’attention des combattants était portéesur ces deux bicoques.

Le 14 septembre au soir, Dubois-Crancé,voulant en finir avec cette redoute Nérat qu’il appelait le petitvolcan, lança un ordre d’attaque contre cette redoute pour lebataillon de l’Isère.

Il vint lui-même surveiller l’opération avecle général Coustard.

Il était neuf heures du soir, lorsqueDubois-Crancé arriva aux avant-postes.

Le bataillon de l’Isère qui se posait en rivalde celui de la Croix-Rousse, attendait en bataille le moment decharger.

Dubois-Crancé passa les braves volontaires enrevue et leur adressa une allocution laconique.

« Le bataillon de la Croix-Rousse,dit-il, a pris la redoute Panthod et il est dedans.

« Entrez dans la maison Nérat etrestez-y, pour que je vous mette en permanence à l’ordre dujour. »

Pendant que les volontaires répondaient parles cris de : Vive la République, un fusilier sortit desrangs.

« Il était haut comme ma botte, ditCoustard au général Doppet en lui racontant l’affaire. »

– Que veux-tu ? demandaDubois-Crancé à ce tout petit soldat.

– Un tambour ! dit le gamin.

– Pour quoi faire ?

– Pour prendre la redoute !

Quand le bataillon entrera dedans, il n’ytrouvera personne.

– Et c’est toi qui te charges de la faireévacuer ?

– Oui, citoyen. Qu’on me donne la caisseque je réclame, plus les tambours du bataillon, plus dix hommes,pas davantage, et je vous réponds que l’ennemi décampera.

Dubois-Crancé et Coustard se regardaient, maisle commandant du bataillon s’avança.

Dubois-Crancé comprit que Lecomte était dansle secret du petit soldat.

Il fit signe au général et au commandant de lesuivre.

Tous trois tinrent conseil à l’écart.

Le petit soldat attendait, objet de lacuriosité générale.

En revenant vers lui, Dubois-Crancé luidit :

– Et tu es sûr de réussir à conduire tonmonde où tu dis ?

– Oui, citoyen.

– Tu habites Lyon ?

– J’y suis resté commis jusqu’au momentoù l’on a commencé à sa battre ; c’est alors que je suisretourné à Grenoble.

– Ma foi, dit Coustard intervenant, jerisquerais volontiers la chose.

– Risquons donc ! ditDubois-Crancé.

Et à haute voix :

– Dix hommes pour exposer leur peau avecce gamin ?

Tout le bataillon voulait en être.

– Choisis ! dit Lecomte au petitbonhomme.

– Il me faut des hommes forts, capableschacun de porter, outre leurs fusils, des grenades dans un sac.

– Les dix premiers numéros de lacompagnie de grenadiers ! commanda Lecomte.

Dix hommes superbes se présentèrent.

– Bon ! ils sont de taille à porterle poids d’un âne ! dit le gamin en riant. Appelez lestambours maintenant.

Le commandant fit avancer les seize tamboursde son bataillon.

En tête, une sorte de géant, le tambour-major,tout galonné d’or.

C’était un Grenoblois gigantesque, ex-Suissede la cathédrale.

Il avait conservé son ancien costume, n’yfaisant que fort peu de changements.

Il était, sans comparaison, le plus grand, leplus beau, le plus brillant mais le plus bête des tambours-majorsde l’armée.

On disait :

« Bête comme Chaput »

Très brave, du reste, puisque Napoléon ledécorera de sa main pour la prise d’un drapeau à la batailled’Iéna.

– Au lieu d’un sac de grenades, dit lepetit soldat, en regardant le colosse avec admiration, il enportera deux.

Puis à Lecomte :

– Mon commandant, dites-leur bien quej’ai le commandement.

– Je te nomme sous-lieutenantprovisoirement ! dit Coustard à très haute voix, et, si turéussis, tu garderas tes épaulettes.

– C’est comme si je les avais ! ditle gamin.

Puis au commandant :

– C’est entendu ! Vous ne vouslancerez que quand vous entendrez le signal, n’est-ce pas, moncommandant ?

– Va ! dit Lecomte ! et tâched’arriver.

Le gamin se mit en tête de son détachement etpartit d’un air délibéré.

À peine la nuit était-elle devenue tout à faitnoire, que l’on entendit sur la droite de la maison Nérat unedizaine de coups de fusil.

– Morbleu, dit Dubois-Crancé, je croisque le petit bonhomme a surpris un poste et qu’il passe !

Trois minutes plus tard, on entendait un grandbruit de tambours derrière la maison Nérat et des explosions.

– Il est passé, nom de D… s’écriaCoustard ! lancez-vous, Lecomte.

Et le commandant Lecomte entraîna sonbataillon de l’Isère au pas de course sur la maison Nérat.

La redoute était vide.

On n’y trouva que deux blessés.

Le rapport de Coustard le confirme.

Quartier général de la Pape, le 14septembre.

« Lettre du général Coustard.

« Citoyens représentants,

« La prise de la maison Nérat ne nous acoûté pas un seul homme ; nous n’avons eu que deux blessés,pris deux pièces de canon de 4 et deux coffres, fait deuxprisonniers qui sont dangereusement blessés ; l’un d’eux meparaît être une victime que les rebelles ont fait marcher labaïonnette dans les reins. »

Voici ce qui s’était passé.

Conduits par leur guide, les grenadiers et lestambours avaient surpris et fusillé un poste, puis, admirablementdirigés à travers un dédale de haies vives et de murs de jardins,la petite troupe avait tourné la maison Nérat.

Une fois là, cachés au fond d’un chemin creux,les tambours avaient battu la charge, les grenadiers avaient lancéet fait rouler leurs grenades à une centaine de pas en avantd’eux.

La garnison de la redoute et les soutiens, secroyant tournés par une grosse colonne munie d’artillerie, avaientpris la fuite… »

C’était une surprise.

Les plus vieilles troupes n’y résistentpas.

Quand Lecomte fut dans la redoute, ils’inquiéta de ses tambours.

Pas de nouvelles.

Mais c’était là comme à la maisonPanthod : garder était plus difficile que prendre ; cetofficier, s’occupant de la mise en défense, n’eut pas le temps des’occuper de ces tambours qui, ne revenant pas, furent jugésperdus, faits prisonniers ou morts ; Lecomte en fit sondeuil.

Comme Saint-Giles, il subit la grêle deprojectiles qui s’abattit sur lui.

Cela dura trois heures…

Alors l’ennemi, espérant avoir pilé laredoute, cessa d’éclairer le terrain de ses fusées et suspendit sonfeu.

Une colonne de trois bataillons lyonnais donnaau pas de course pour reprendre la redoute.

Tout à coup, sur la gauche de cette colonne,le bruit d’une charge enragée battue par un grand nombre detambours retentit ; des détonations se font entendre.

On dirait le feu de vingt canons.

Le bataillon de l’Isère sort de laredoute.

La colonne, menacée d’être coupée sur sonflanc, fait demi-tour et ne risque pas plus loin une attaque jugéeimpossible.

Les républicains vainqueurs rentrent dans laredoute désormais conquise.

Quelques instants après, le commandant Dulongrevoyait ses tambours et ses grenadiers ramenés par le petitsoldat.

La ruse de celui-ci avait réussi une secondefois.

Se doutant bien que l’ennemi chercherait àreprendre la maison, il s’était glissé de droite à gauche avec sapetite troupe et il avait attendu, bien caché derrière un mur dejardin en pisé.

De là, au moment du retour offensif desLyonnais, il avait fait battre sa charge et lancer les grenadesdont les explosions faisaient croire à l’ennemi qu’il avait ducanon sur ses flancs.

Lecomte renvoya en arrière le gros de sonbataillon et ne garda que la poignée d’hommes indispensable pourgarder la redoute avec lui.

Il subit un bombardement aussi terrible queSaint-Giles en avait essuyé dans la maison Panthod ; moinsheureux que lui, il y périt.

Le rapport de Coustard donne une idée de cefeu meurtrier.

« Depuis sept heures du matin, écrit-il,les rebelles font un feu infernal sur la maison Nérat :bombes, boulets, obus et mitraille y pleuvent comme grêle ainsi quela mousqueterie. Ce feu nous coûte environ vingt hommes, tant tuésque blessés, sur cinquante, dans le nombre desquels est le citoyenLecomte, chef de bataillon. Le feu est aux quatre coins de lamaison Nérat : il nous faudra du huit, du douze et du seizepour nous y faire respecter, et les deux pièces que nous avonsenvoyées à Lymonet nous font bien faute dans ce moment ainsi que lebataillon de la Drôme.

« Je n’ai pu relever mes gardesaujourd’hui et il est de toute nécessité que le bataillon de laDrôme nous rejoigne. J’attends votre réponse pour en faire passerl’ordre à Lymonet. Le général Rivas demande tout, garde tout, etprend tout ce qui passe chez lui ; il finirait par s’adjugertoute l’armée.

« Salut et fraternité.

« Le général de division commandantl’armée devant Lyon,

« Guy Coustard. »

On le voit par cette lettre, le bataillon del’Isère était le digne émule du bataillon de la Croix-Rousse.

Pendant que le commandant Lecomte soutenaitcette lutte contre les obus, opposant aux projectiles des sacs àterre et des gabions, bientôt en relevant lui-même le drapeaurépublicain renversé par un boulet, sept de ses compagnies sur huitétaient revenues au camp où Dubois-Crancé et Coustard lesattendaient.

Le représentant et le général félicitèrent enmasse ce brave bataillon de l’Isère qui fut dès lors mis enpermanence à l’ordre du jour.

Mais Dubois-Crancé demanda à voir lesgrenadiers, les tambours et leur guide.

– Chaque grenadier, dit-il, recevra unsabre et chaque tambour des baguettes d’honneur.

Dubois-Crancé, pour couper court au ridicule,dit à Coustard en lui montrant le petit guide dudétachement :

– Citoyen général, nous devons tenirnotre promesse, faites reconnaître notre petit soldatsous-lieutenant.

Le général ordonna au bataillon de porter lesarmes.

L’armée accourue fit entendre des murmuresd’étonnement et d’admiration.

– Et moi général ? demanda letambour-major à Coustard.

– Que veux-tu ? demanda le généralembarrassé.

Le tambour-major l’était encore plus, lui, ilne put dire ce qu’il désirait.

– Eh bien, lui dit le général, pense àcela et reviens me voir.

Le tambour-major eut beau réfléchir, il netrouva jamais rien…

La République faisait des officiers de 14 ans,comme autrefois les rois. C’était un spectacle inattendu.

Les tambours, voyant le général lever l’épée,battirent un ban, puis le silence se fit.

Coustard demanda au petit héros :

– Ton nom !

– Ernest Saint-Giles ! dit legamin.

– Comment, sacrebleu, c’est toi que l’oncherche depuis si longtemps ? s’écria Coustard.

– Oui, général.

– Tu n’es donc pas de Grenoble, comme ledisait ton commandant.

– Je suis Lyonnais !

Dubois-Crancé intervint.

– Général, dit-il, fais-le toujourssous-lieutenant ; nous verrons après.

Et Coustard, selon le cérémonial, cria aubataillon :

– Sous-officiers, caporaux et soldats,vous reconnaîtrez pour sous-lieutenant Ernest Saint-Giles et vouslui obéirez en conséquence pour le bien du service et le salut dela République.

Les tambours qui avaient ouvert le ban lefermèrent au milieu d’acclamations sans fin.

Un sous-lieutenant prêta ses épaulettes aupetit Saint-Giles et celui-ci, entouré de camarades, courut visiterla maison Panthod.

Le bataillon de la Croix-Rousse fit uneovation au petit sous-lieutenant et Saint-Giles fut bien obligé dedonner l’accolade à son frère.

Celui-ci, lui montrant le cimetière, luidit :

– Ce soir, toutes les autres maisonsseront évacuées, elles sont insoutenables. Il ne restera plus quele cimetière à prendre devant la Croix-Rousse. C’est un grosmorceau à avaler, mais à nous deux, Saint-Giles, nous y arriverons,aidés par nos deux bataillons.

Saint-Giles sourit à cette bravade etdit :

– Eh bien, oui, nous le prendrons.

Et pour la première fois il quitta la maisonPanthod afin d’assister au punch que les sous-lieutenants del’Isère offrirent au héros du jour.

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