Le Bataillon de la Croix-Rousse

Némésis

Le 9 août, vers le soir, madame Saint-Giles seprésentait chez Dubois-Crancé ; elle était accompagnée d’uneautre femme, la citoyenne Rameau, mariée à un négociantlyonnais.

Elles apportaient toutes deux desrenseignements précieux sur l’état de Lyon.

Rameau, qui était un esprit très pénétrant, unrépublicain ardent, mais que des infirmités cruelles retenaient surson lit, Rameau avait expliqué aux deux femmes le pourquoi del’obstination des Lyonnais.

Elles furent reçues par Dubois-Crancé et sonsecrétaire.

Elles avertirent le représentant des menées deRoubiès.

Elles lui apportaient des numéros del’Officiel que nous avons cités, des pamphlets, des mots d’ordrecirculant sous le manteau.

Enfin, elles révélaient à Dubois-Crancé qu’unesorte de pétition ou de déclaration circulait et pour laquelle onrécoltait des signatures.

Ces signatures étaient données de confiance,sur des feuilles blanches portant ce simple titre :

Réponse des corps constitués de la ville de Lyon, approuvée parles signatures.

Chaque feuille était numérotée, mais ceux quisignaient ignoraient le texte de la réponse et les meneurs endisaient ce que bon leur semblait selon qu’ils s’adressaient à unrépublicain ou à un royaliste.

Dubois-Crancé prit note de cesrenseignements.

Mais il remarqua que Madame Rameau lui faisaitun signe d’intelligence, comme si elle avait eu quelque chose departiculier à lui dire.

Il s’agissait donc d’éloigner madameSaint-Giles.

– Citoyenne, lui dit-il, toute l’arméevient d’acclamer ton fils, qui a battu les muscadins trèsbrillamment. Je vais te faire conduire près de lui. Tu ne veux paslui dire que tu résides à Lyon ; rien ne t’oblige à le luirévéler. Tu lui apportes tout simplement des nouvelles deVillefranche et de sa famille.

– J’y vais, dit simplement madameSaint-Giles.

Et elle suivit un guide qu’on lui donna.

Dubois-Crancé resta en présence de madameRameau, curieux de savoir ce que celle-ci voulait lui révéler.

Mme Rameau, heureuse d’avoirété comprise, dit à Dubois-Crancé qui lui montrait son secrétairedu regard :

– Oh ! je puis parler devant touthonnête homme.

Le secrétaire qui s’apprêtait à s’éloignerdemeura.

– Citoyen, ditMme Rameau, mon mari et moi, nous savons que lacitoyenne Saint-Giles a conçu un projet terrible.

– Je le connais ! ditDubois-Crancé.

– Alors tu as compris que la citoyenneSaint-Giles périrait en l’exécutant.

– Je le crains ! ditDubois-Crancé.

– Mais connais-tu le motif qui la pousseà chercher la mort.

– Non !

– Elle se croit déshonorée.

– Elle ?

– Oui, elle, la plus honnête femme deLyon, et pour tout homme, pour toute femme de mauvaise foi, cedéshonneur est prouvé.

Dubois-Crancé restait profondémentsurpris.

– Oui, reprit Mme Rameau,les royalistes pourront plus tard jeter à la figure de la citoyenneSaint-Giles, l’injure de « prostituée ».

Et Mme Rameau racontal’incarcération si perfidement ourdie deMme Saint-Giles, dans la prison où l’on enfermaitles femmes de mauvaise vie.

– Le plus odieux, ajoutaMme Rameau, c’est que, quand elle est sortie decette prison, le geôlier lui a dit brutalement : « Etmaintenant nous te tenons. Si tu bouges, si tu fais tarépublicaine, nous te rappellerons que tu es une femme de rien,« la boue des rues ». Et Mme Saint-Gilesveut mourir pour épargner à ses enfants la honte qu’elle subiraitsous cet affront.

– C’est une bien triste histoire que vousme racontez là, madame ! dit Dubois-Crancé redevenantgentilhomme.

– Aussi, mon mari, connaissant votregrande autorité morale, vous prie-t-il, citoyen représentant, depromettre à cette honnête femme une réhabilitation solennelle.

Dubois-Crancé réfléchit pendant quelquesinstants, puis il dit à Mme Rameau :

– Cette réhabilitation,Mme Saint-Giles l’aura de son vivant, sous la formed’un hommage que les armées ne rendaient autrefois qu’aux reines etaux princesses du sang.

Il remercia Mme Rameau et luifit donner par une vivandière l’hospitalité de la nuit dans unedépendance du château de la Pape.

Puis il se rendit lui-même à la batterie quidevait, le lendemain 10 août, ouvrir le bombardement en tirant lepremier coup de canon.

De là, il expédia divers ordres.

Le lendemain, à l’aube, tout l’état-major del’armée était réuni à Montessuy autour de la batterie de troispièces de 10 qui envoya à Lyon la réponse de Kellermann à soninvitation.

Près des canons de Montessuy, Kellermann, levainqueur de Valmy, représentant le génie militaire de laRévolution ; Dubois-Crancé représentant son géniepolitique.

Partout, sur le vaste circuit du blocus,l’armée sous les armes.

Jamais Lyon ne vit se dérouler devant ses mursspectacle plus imposant.

Lorsque les gerbes d’or du soleil de thermidorjaillirent au-dessus des crêtes, versant sur les pentes destorrents de lumière, la fanfare de la diane éclata, puis toutes lesmusiques jouèrent à l’unisson la Marseillaise.

Pendant que l’hymne sacré montait vers leciel, un cortège d’officiers s’avançait vers la batterie, escortantune femme voilée de noir, vêtue de deuil, à laquelle Saint-Gilesdonnait le bras.

Elle entra dans la batterie et fut reçue parDubois-Crancé qui la présenta à une députation de toute l’arméeconvoquée la nuit même :

– Citoyenne, dit Dubois-Crancé, lesgénéraux ici présents et l’état-major de cette armée connaissentles injures que tu as subies pour la cause républicaine. Ta vertuest pure, ton honneur est sans tache, ta réputation brille comme lesoleil qui vient de chasser la nuit.

« L’armée des Alpes devant Lyon veut terendre un solennel hommage.

« Autrefois, quand une reine ou uneprincesse assistait à un siège, on lui faisait l’insigne honneur demettre le feu à la pièce qui ouvrait le bombardement.

« Nous allons foudroyer Lyon et tuouvriras le feu sur la ville rebelle : le feu purifie tout etil effacera la tache dont s’est souillée la ville en laissantcommettre la lâcheté dont tu as souffert.

« Tu seras la Némésis, déesse des justesvengeances ».

Puis, s’adressant à l’armée, il donna unsignal.

Les tambours battirent et les trompettessonnèrent aux champs, la plus grande marque d’honneur.

Toute la troupe présenta les armes.

Alors Dubois-Crancé s’écria :

– Soldats,

« Je vous présente la plus honnête femmeet la plus grande citoyenne qui ait jamais honoré laRépublique. »

Puis, au milieu des applaudissements,Dubois-Crancé prit une mèche fumante des mains d’un artilleur et laremit à Mme Saint-Giles en lui montrant la lumièred’un canon chargé.

Elle mit le feu à la pièce d’une main sûre etla détonation retentit portée à une distance énorme par les eaux duRhône.

– C’est le canon de mesfunérailles ! dit Mme Saint-Giles enembrassant son fils.

Et, au milieu des hourras de l’armée, elledisparut, emportée par une voiture qui l’attendait.

Le lendemain, Lyon apprenait cette nouvelleextraordinaire que Dubois-Crancé, l’homme inflexible, le patrioteaustère, avait fait tirer par sa maîtresse le premier coup de canondu 10 août.

Et Lyon s’indignait.

Et Lyon se soulevait de colère, commentant cetrait avec une sombre fureur.

Aussi, lorsque Dubois-Crancé fit envoyer le 11août sa troisième sommation, toutes les autorités du départementréunies envoyaient-elles une réponse catégorique qui repoussaittoute transaction.

Et Roubiès triomphant put, après avoir dictéce bulletin à son secrétaire, lui dire :

– Vous voyez, cher enfant, comment onmène le monde, par la façon dont on mène une ville. Toutes lesautorités constituées, parmi lesquelles nombre de membres sontencore des Girondins, ont signé le refus de traiter.

– C’est le bombardement du 10 août quinous vaut ça ! dit le petit abbé.

– Et aussi cette fable heureuse de lamaîtresse de Dubois-Crancé tirant sur la ville le premier coup decanon !

– Mais, sait-on, maintenant, qui étaitcette femme en deuil qui a mis le feu à la pièce ?

– Non ! dit Roubiès. J’ai ordonnéles recherches les plus actives sans résultat. Cette femme étaitvoilée. Les abords de la batterie étaient soigneusement gardés etsurveillés. Nos espions n’ont vu la scène que de loin.

– Je voudrais bien savoir qui était cetteNémésis ?

– Mon ami, nous devons souhaiter que cesecret ne soit point connu.

– Pourquoi donc ?

– Pour la légende, toujours. Si la véritése faisait jour, notre pieuse calomnie contre Dubois-Crancé neserait plus soutenable.

Puis, Roubiès demanda :

– Et notre pétition en blanc ?combien de signatures ?

– Onze mille.

– Mon enfant, il faut activer cela :les Lyonnais, en lisant l’en-tête des listes, vont croire qu’ils’agit de notre réponse d’aujourd’hui faite par les autoritésconstituées. Que l’on présente la chose sous ce jour.

Et il donna des instructions détaillées en cesens.

Puis il dit, après les avoir faitexpédier :

– Est-il possible que l’on trouve desmilliers d’imbéciles signant sans savoir ce qu’ilssignent !

Comme il avait raison, ce prêtre, de comptersur la bêtise du peuple.

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