Les Gens de bureau

Chapitre 22

 

On demandait un jour au duc d’Otrante :

– Que faut-il, Monseigneur, pour faire de la bonneadministration.

– De l’exactitude, répondit le ministre de la police, encore del’exactitude, toujours de l’exactitude !

L’exactitude, voilà ce que demandait aussi le ministère del’Équilibre. Malheureusement tous les employés étaientinexacts ; ils sortaient bien le soir à quatre heures précisesou même avant ; mais le matin on ne les voyait jamais venir.Ils arrivaient, qui à dix heures et demie, qui à onze heures, qui àmidi.

Quelques-uns n’arrivaient pas du tout.

En présence d’un tel abus, l’administration prit une mesureradicale. Elle inventa la FEUILLE DE PRÉSENCE.

Cette feuille, qui a fait le désespoir de Caldas et de beaucoupd’autres, sert à constater l’arrivée des employés. C’est une simplefeuille volante, enregistrée et timbrée au secrétariat, surlaquelle un chacun, depuis le sous-chef jusqu’au derniersurnuméraire, doit apposer sa signature. On l’apporte à dix heuresmoins le quart dans les bureaux ; à dix heures sonnant elleest enlevée.

Sont présumés manquants, et manquants par leur faute, ceux quin’ont pas signé. On relève soigneusement leurs noms sur un étatspécial qu’on transmet à la fin du mois à la caisse du serviceintérieur.

Chaque absence emporte une amende de dix francs pour la premièrefois, de quinze francs pour la récidive, et de vingt francs pourtoutes les autres.

Cette mesure prise, l’administration dormit tranquille.

Mais, hélas ! il en est des abus comme de la mauvaiseherbe, qu’on coupe et qui repousse plus vite.

Qu’advint-il ? Les employés de l’Équilibre arrivaient avecune exactitude exemplaire ; ils signaient la feuille deprésence… et ils allaient se promener le reste de la journée.

C’est alors qu’un secrétaire général ingénieux imagina laFEUILLE DE SURPRISE.

Celle-ci vient à l’improviste, à toute heure du jour, maissurtout quand il fait beau ou qu’il y a une revue au Champ-de-Mars.C’est l’épée de Damoclès suspendue sur la tête de tout employé quifile. Le tour du chapeau n’y peut rien.

Il est vrai que le cœur maternel de l’administration semblerépugner à ce guet-apens. On cite les années où l’on a faitcirculer une feuille de surprise, et encore fut-ce sur la demandede chefs sournois et pusillanimes qui ne pouvaient contenir pareux-mêmes leurs subordonnés.

L’homme éminent qui occupe aujourd’hui les fonctions desecrétaire général de l’Équilibre, lorsqu’il a l’intention de fairepasser une feuille de surprise, a toujours soin de l’annoncer laveille.

Aussi se plaint-on fort de sa sévérité.

Mais qui dira les émotions que donne aux employés la feuille dumatin ?

On peut s’en faire une idée en assistant à l’arrivée dupersonnel.

Il faut aller s’installer un matin sous le péristyle duministère de l’Équilibre, situé, comme chacun sait, dans le haut dela Chaussée-d’Antin. Il faut choisir au mois de janvier quelquejour de dégel, lorsqu’il pleut à torrents et qu’on enfoncejusqu’aux genoux dans le macadam.

Attention ! voici que commence le STEEPLE-CHASE À LAFEUILLE DE PRÉSENCE.

Le prix est de dix francs, non à gagner, mais à ne pasperdre.

Il est neuf heures.

Voici d’abord le bataillon des garçons de bureau. Ils sont enbourgeois ; c’est dans l’intérieur seulement qu’ils revêtirontleur livrée marron-clair. Ils arrivent lentement, par petitsgroupes ; leur extérieur trahit l’aisance ; si leurspaletots ne sont pas élégants, ils sont cossus, ce qui vaut mieux.Beaucoup portent la cravate blanche, ce qui leur donne l’air denotaires ; ils ont tous des parapluies. Si quelques lambeauxde leur conversation parviennent jusqu’à vous, vous y distinguerezces mots : primes, reports, fin-courant.

Il est neuf heures et demie.

Un employé débouche de la chaussée. C’est le bon employé qui n’apas de montre. Il arrive une demi-heure trop tôt, dans la crainted’arriver une minute trop tard. Vous croyez peut-être qu’il vaentrer et faire cadeau de son temps à l’administration ? Non,il aime mieux user ses souliers à battre le pavé.

Dix heures moins un quart.

Les employés sérieux commencent à paraître à l’horizon. Ils vontplus ou moins vite, suivant l’âge et en rapport inverse du grade.Un chef de bureau ne fait pas sa lieue à l’heure. Parapluies surtoute la ligne.

Dix heures moins cinq.

L’exactitude ne consiste pas à arriver avant l’heure, mais justeà l’heure.

Voici l’employé exact. Ne pas confondre avec le précédent, quiest l’employé zélé. Ces derniers venus sont sûrs de leur montre. Laveille au soir, ils ont constaté qu’elle marchait toujours d’accordavec l’horloge du ministère. Encore plus de parapluies.

Dix heures moins deux minutes.

Le steeple-chase prend des allures de plus en plus vives etprécipitées. Les parapluies deviennent rares, Au loin, dans toutesles directions, apparaissent les retardataires. Ils vont au pas decourse, l’œil fixé sur l’horloge fatale, les coudes au corps, ilsménagent leur respiration. Ils arriveront.

En voici quatre là-bas qui arriveront peut-être. Ils sont lancésà fond de train, rien ne les arrête, ni le ruisseau grossi ni laflaque de boue.

Ah ! celui-ci n’arrivera pas : il a heurté uncommissionnaire ; il y a eu de la casse ; il perd troissecondes, il est perdu !

Perdu celui là-bas que j’aperçois sur l’omnibus. Il n’y avaitpas de place à l’intérieur, il s’est élancé sur l’étagère. Dixfrancs ou une pleurésie : il n’y avait pas à hésiter.

Il a fait coup double, perdu les dix francs et gagné lapleurésie.

Rapide comme une flèche, crotté jusqu’à l’échine, d’un bond cetautre franchit les dix marches du péristyle, il est sauvé. Merci,mon Dieu ! ! !

Dix heures sonnent.

Tous ces dératés qui fendaient l’air aux quatre points cardinauxs’arrêtent.

Tel le jockey distancé cesse de lutter.

Ils font volte-face et, d’un pas tranquille comme leurconscience, s’acheminent à petites journées vers les cafés duvoisinage.

Longtemps après l’heure encore on en voit poindre dans la brume,qui s’arrêtent aussi, dès qu’ils aperçoivent le cadranofficiel.

L’un, esclave de sa folie, a perdu cinq minutes à suivre – sansespoir – un bas blanc bien tiré.

L’autre a eu une explication le matin avec son épouse.

Ce dernier enfin, les pantalons retroussés jusqu’aux genoux,victime de ses bottines vernies, a triplé son trajet à chercher lespavés luisants où il devait poser le pied.

Tous ces vaincus vont rejoindre leurs confrères aux estaminetsd’alentour.

Caldas n’avait pas de montre, et la pendule de sa chambre garnies’arrêtait quelquefois.

Une nuit que le thermomètre avait marqué dix-sept degrésau-dessous de zéro, elle s’arrêta sur six heures du matin.

Lorsque Romain s’éveilla, il faisait grand jour ; maiscomme l’aiguille restait sur six heures, sa fainéantise en profitapour faire un nouveau somme.

Ce jour-là, il arriva à midi et demi au ministère.

– Nous vous avions cru malade, lui dit Basquin.

– Je me porte comme le Pont-Neuf, répondit-il ; et ilraconta son accident.

– Vous savez que vous avez encouru dix francs d’amende, dit M.Rafflard.

– Comment cela ?

– Vous n’avez pas signé la feuille, reprit Basquin ; mais,rassurez-vous, notre chef, qui est homme du monde, vous auracertainement mis une excuse.

Caldas ouvrit de grands yeux, et Basquin lui analysa les petitsmoyens mis en usage pour se soustraire à la tyrannie de la feuillede présence, la contre-partie des précautions administratives.

– Car, dit Basquin, elle est rusée, l’administration, mais lesemployés sont bien plus rusés encore. Il y a donc deux moyensd’éviter l’amende : il y a le faux en écriture publique, et lacomplaisance de votre supérieur. Si vous nous aviez prévenus hiersoir, j’aurais signé pour vous ce matin.

– Oh ! dit Caldas, c’est grave !

– Cela se fait dans beaucoup de bureaux, mon cher ! Et jesais un chef bien embarrassé aujourd’hui. Il a fait ce métierquinze ans lorsqu’il était commis, que peut-il diremaintenant ?

– Je comprends, fit Romain ; de là vient ce que vousappelez la complaisance supérieure.

– Pas le moins du monde, reprit M. Rafflard ; mais il y ades chefs qui ne craignent pas de pousser la longanimité jusqu’àdéclarer l’absent autorisé ou malade. C’est d’un bien mauvaisexemple, car enfin…

– As-tu fini ? s’écria Basquin, on voit bien que tagastrite t’empêche de dormir et que tu arrives toujours àl’heure.

– M. Ganivet, dit Nourrisson, met toujours une excuse.

– Moi, dit Basquin, je ne m’y fie pas, et quand j’arrive enretard, je vais droit au café ; là j’écris que je suis malade.Caldas en aurait dû faire autant.

– Pourquoi cela ? demanda Romain.

– Parce que de deux choses l’une : ou vous êtes excusé, ou vousne l’êtes pas. Si oui, que faites-vous ici ? Si non, qu’yfaites-vous encore ? prenez-en pour votre argent. La maladie aréponse à tout. Le commissionnaire coûte 50 centimes, bénéfice net: 9 francs 50 centimes.

– Allons, dit Caldas, votre feuille, c’est encore la précautioninutile, et l’administration joue toujours le rôle de Bartholo.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer