Nouveaux Mystères et aventures

Chapitre 5

 

Pendant les quelques jours qui suivirentl’entrevue où miss Warrender m’avait avoué la haine que luiinspirait le secrétaire, tout alla bien à Dunkelthwaite.

J’eus plusieurs longues conversations avecelle dans des promenades que nous faisions à l’aventure dans lesbois, avec les deux bambins, mais je ne réussis point à la faires’expliquer nettement sur l’accès de violence qu’elle avait eu dansla bibliothèque, et elle ne me dit pas un mot qui pût jeter quelquelumière sur le problème qui m’intéressait si vivement.

Toutes les fois que je faisais une remarquequi pouvait conduire dans cette direction, elle me répondait avecune réserve extrême, ou bien elle s’apercevait tout à coup qu’iln’était que temps pour les enfants de retourner dans leur chambre,de sorte que j’en vins à désespérer d’apprendre d’elle-même quoique ce fût.

Pendant ce temps, je ne me livrai à mes étudesque d’une manière irrégulière, par boutades.

De temps à autre, l’oncle Jérémie, de son pastraînant, entrait chez moi, un rouleau de manuscrits à la main,pour me lire des extraits de son grand poème épique.

Lorsque j’éprouvais le besoin d’une société,j’allais faire un tour dans le laboratoire de John, de même qu’ilvenait me trouver chez moi, quand la solitude lui pesait.

Parfois, je variais la monotonie de mes étudesen prenant mes livres et m’installant à l’aise dans les massifs oùje passais le jour à travailler.

Quant à Copperthorne, je l’évitais autant quepossible, et de son côté il n’avait nullement l’air empressé decultiver ma connaissance.

Un jour, dans la seconde semaine de juin, Johnvint me trouver un télégramme à la main et l’air extrêmementennuyé.

– En voilà, une affaire !s’écria-t-il. Le papa m’enjoint de partir séance tenante pour merendre à Londres. Ce doit être pour quelque histoire de légalité.Il a toujours menacé de mettre ordre à ses affaires, et maintenantil lui a pris une crise d’énergie et il veut en finir.

– Vous ne serez pas longtemps absent, jesuppose ? dis-le.

– Une semaine ou deux peut-être. C’estune chose bien désagréable. Cela tombe juste au moment où jecomptais réussir à décomposer cet alcaloïde.

– Vous le retrouverez tel quelquand vous reviendrez, dis-je en riant. Il n’y a personne ici quise mêle de le décomposer en votre absence.

– Ce qui m’ennuie le plus, c’est de vouslaisser ici, reprit-il. Il me semble que c’est mal remplir lesdevoirs de l’hospitalité que de faire venir un camarade dans ceséjour solitaire et de s’en aller brusquement en le plantantlà.

– Ne vous tourmentez pas à mon sujetrépondis-je. J’ai beaucoup trop de besogne pour me sentir seul. Enoutre, j’ai trouvé ici des attractions sur lesquelles je necomptais pas du tout. Je ne crois pas qu’il y ait dans ma vie sixsemaines qui m’aient paru aussi courtes que les dernières.

– Oh ! elles ont passé si vite quecela ? dit John, en se moquant.

Je suis convaincu qu’il était toujours dansson illusion de me croire amoureux fou de la gouvernante.

Il partit ce même jour par un train du matin,en promettant d’écrire et de nous envoyer son adresse à Londres,car il ne savait pas dans quel hôtel son père descendrait.

Je ne me doutais pas des conséquences quirésulteraient de ce mince détail, je ne me doutais pas non plus dece qui allait arriver avant que je pusse revoir mon ami.

À ce moment-là, son départ ne me faisaitaucune peine.

Il en résultait simplement que nous quatre quirestions nous allions être en contact plus intime et il semblaitque cela dût favoriser la solution du problème auquel je prenais dejour en jour un plus vif intérêt.

À un quart de mille environ de la maison deDunkelthwaite se trouve un petit village formé d’une longue rue,qui porte le même nom, et composé de vingt ou trente cottages auxtoits d’ardoises, et d’une église vêtue de lierre toute voisine del’inévitable cabaret.

L’après-midi du jour même où John nous quitta,miss Warrender et les deux enfants se rendirent au bureau de posteet je m’offris à les accompagner.

Copperthorne n’eût pas demandé mieux qued’empêcher cette excursion ou de venir avec nous, mais,heureusement pour nous, l’oncle Jérémie était en proie aux affresde l’inspiration et ne pouvait se passer des services de sonsecrétaire.

Ce fut, je m’en souviens, une agréablepromenade, car la route était bien ombragée d’arbres où les oiseauxchantaient joyeusement.

Nous fîmes le trajet à loisir, en causant debien des choses, pendant que le bambin et la fillette couraient etcabriolaient devant nous.

Avant d’arriver au bureau de poste, il fautpasser devant le cabaret dont il a été question.

Comme nous parcourions la rue du village, nousnous aperçûmes qu’un petit rassemblement s’était formé devant cettemaison.

Il y avait là dix ou douze garçons enguenilles ou fillettes aux nattes sales, quelques femmes la têtenue, et deux ou trois hommes sortis du comptoir où ilsflânaient.

C’était sans doute le rassemblement le plusnombreux qui ait jamais fait figure dans les annales de cettepaisible localité.

Nous ne pouvions pas voir quelle était lacause de leur curiosité ; mais nos bambins partirent à toutesjambes, et revinrent bientôt, bourrés de renseignements.

– Oh ! miss Warrender, cria Johnniequi accourait tout haletant d’empressement. Il y a là un homme noircomme ceux des histoires que vous nous racontez.

– Un bohémien, je suppose, dis-je.

– Non, non, dit Johnnie d’un ton décisif.Il est plus noir encore que ça, n’est-ce pas, May ?

– Plus noir que ça, redit lafillette.

– Je crois que nous ferions mieux d’allervoir ce que c’est que cette apparition extraordinaire, dis-je.

En parlant, je regardai ma compagne, et je fusfort surpris de la voir toute pâle, avec les yeux pour ainsi direresplendissants d’agitation contenue.

– Est-ce que vous vous trouvez mal ?demandai-je.

– Oh non ! dit-elle avec vivacité,en hâtant le pas. Allons, allons !

Ce fut certainement une chose curieuse quis’offrit à notre vue quand nous eûmes rejoint le petit cercle decampagnards.

J’eus aussitôt présente à la mémoire ladescription du Malais mangeur d’opium que De Quincey vit dans uneferme d’Écosse.

Au centre de ce groupe de simples paysans duYorkshire, se tenait un voyageur oriental de haute taille, au corpsélancé, souple et gracieux ; ses vêtements de toile salis parla poussière des routes et ses pieds bruns sortant de ses grossouliers.

Évidemment, il venait de loin et avait marchélongtemps.

Il tenait à la main un gros bâton, sur lequelil s’appuyait, tout en promenant ses yeux noirs et pensifs dansl’espace, sans avoir l’air de s’inquiéter de la foule quil’entourait.

Son costume pittoresque, avec le turban decouleur qui couvrait sa tête à la teinte basanée, produisait uneffet étrange et discordant en ce milieu prosaïque.

– Pauvre garçon ! me dit missWarrender d’une voix agitée et haletante. Il est fatigué. Il afaim, sans aucun doute, et il ne peut faire comprendre ce qu’il luifaut. Je vais lui parler.

Et, s’approchant de l’Hindou, elle lui adressaquelques mots dans le dialecte de son pays.

Jamais je n’oublierai l’effet que produisirentces quelques syllabes.

Sans prononcer un mot, le voyageur se jeta laface contre terre sur la poussière de la route, et se traînalittéralement aux pieds de ma compagne.

J’avais vu dans des livres de quelle façon lesOrientaux manifestent leur abaissement en présence d’un supérieur,mais je n’aurais jamais pu m’imaginer qu’aucun être humaindescendît jusqu’à une humilité aussi abjecte que l’indiquaitl’attitude de cet homme.

Miss Warrender reprit la parole d’un tontranchant, impérieux.

Aussitôt il se redressa et resta les mainsjointes, les yeux baissés, comme un esclave devant samaîtresse.

Le petit rassemblement qui semblait croire quece brusque prosternement était le prélude de quelque tour depasse-passe ou d’un chef d’œuvre d’acrobatie, avait l’air des’amuser et de s’intéresser à l’incident.

– Consentiriez-vous à emmener les enfantset à mettre les lettres à la poste ? demanda la gouvernante.Je voudrais bien dire un mot à cet homme.

Je fis ce qu’elle me demandait.

Quelques minutes après, quand je revins, ilscausaient encore.

L’Hindou paraissait raconter ses aventures ouexpliquer les motifs de son voyage.

Ses doigts tremblaient ; ses yeuxpétillaient.

Miss Warrender écoutait avec attention,laissant échapper de temps à autre un mouvement brusque ou uneexclamation, et montrant ainsi combien elle était intéressée parles détails que donnait cet homme.

– Je dois vous prier de m’excuser pourvous avoir tenu si longtemps au soleil, dit-elle enfin en setournant vers moi. Il faut que nous rentrions. Autrement nousserons en retard pour le dîner.

Elle prononça ensuite quelques phrases sur unton de commandement et laissa son noir interlocuteur debout dans larue du village.

Puis nous rentrâmes avec les enfants.

– Et bien ! demandai-je, poussé parune curiosité bien naturelle, lorsque nous ne fûmes plus à portéed’être entendus des visiteurs. Qui est-il ?qu’est-il ?

– Il vient des Provinces centrales, prèsdu pays des Mahrattes. C’est un des nôtres. J’ai été réellementbouleversée de rencontrer un compatriote d’une manière aussiinattendue. Je me sens tout agitée.

– Voilà qui a dû vous faire plaisir,remarquai-je.

– Oui, un très grand plaisir, dit-ellevivement.

– Et comment se fait-il qu’il se soitprosterné ainsi ?

– Parce qu’il savait que je suis la filled’Achmet Genghis Khan, dit-elle avec fierté.

– Et quel hasard l’a amené ici ?

– Oh ! c’est une longue histoire,dit-elle négligemment. Il a mené une vie errante. Comme il faitsombre dans cette avenue et comme les grandes branchess’entrecroisent là-haut ! Si l’on s’accroupissait sur l’uned’elles, il serait facile de se laisser tomber sur le dos dequelqu’un qui passerait. On ne saurait jamais que vous êtes là,jusqu’au moment où vous auriez vos doigts serrés autour de la gorgedu passant.

– Quelle horrible pensée !m’écriai-je.

– Les endroits sombres me donnenttoujours de sombres pensées, dit-elle d’un ton léger. À propos,j’ai une faveur à vous demander, M. Lawrence.

– De quoi s’agit-il ?demandai-je.

– Ne dites pas un mot à la maison ausujet de mon pauvre compatriote. On pourrait le prendre pour uncoquin, un vagabond, vous savez, et donner l’ordre de le chasser duvillage.

– Je suis convaincu que M. Thurstonn’aurait jamais cette dureté.

– Non, mais M. Copperthorne en estcapable.

– Je ferai ce que vous voudrez, dis-je,mais les enfants parleront certainement.

– Non, je ne crois pas,répondit-elle.

Je ne sais comment elle s’y prit pour empêcherces petites langues bavardes, mais, en fait, elles se turent sur cepoint, et ce jour-là on ne dit pas un mot de l’étrange visiteurqui, de course en course, était venu jusque dans notre petitvillage.

J’avais quelque soupçon subtil que ce fils desrégions tropicales n’était point arrivé par hasard jusqu’à nous,mais qu’il s’était rendu à Dunkelthwaite pour y remplir une missiondéterminée.

Le lendemain, j’eus la preuve la plusconvaincante possible qu’il était encore dans les environs, car jerencontrai miss Warrender pendant qu’elle descendait par l’allée dujardin avec un panier rempli de croûtes de pain et de morceaux deviande.

Elle avait l’habitude de porter ces restes àquelques vieilles femmes du pays.

Aussi je m’offris à l’accompagner.

– Est-ce chez la vieille Venables ou chezla bonne femme Taylforth que vous allez aujourd’hui ?demandai-je.

– Ni chez l’une ni chez l’autre, dit-elleen souriant. Il faut que je vous dise la vérité, M. Lawrence.Vous avez toujours été un bon ami pour moi et je sais que je puisavoir confiance en vous. Je vais suspendre le panier à cettebranche-ci et il viendra le chercher.

– Il est encore par ici ?remarquai-je.

– Oui, il est encore par ici.

– Vous croyez qu’il ledécouvrira ?

– Oh ! pour cela, vous pouvez vousen rapporter à lui, dit-elle. Vous ne trouverez pas mauvais que jelui donne quelque secours, n’est-ce pas ? Vous en feriez toutautant si vous aviez vécu parmi les Hindous, et que vous voustrouviez brusquement transplanté chez un Anglais. Venez dans laserre, nous jetterons un coup d’œil sur les fleurs.

Nous allâmes ensemble dans la serrechaude.

À notre retour, le panier était resté suspenduà la branche, mais son contenu avait disparu.

Elle le reprit en riant et le rapporta à lamaison.

Il me parut que depuis cette entrevue de laveille avec son compatriote, elle avait l’esprit plus gai, le pasplus libre, plus élastique.

C’était peut-être une illusion, mais il mesembla aussi qu’elle avait l’air moins contrainte qu’à l’ordinaireen présence de Copperthorne, qu’elle supportait ses regards avecmoins de crainte, et était moins sous l’influence de savolonté.

Et maintenant j’en viens à la partie de monrécit où j’ai à dire comment j’arrivai à pénétrer les rotations quiexistaient entre ces deux étranges créatures, comment j’appris laterrible vérité au sujet de miss Warrender, ou de la PrincesseAchmet Genghis ; j’aime mieux la désigner ainsi, car elletenait assurément plus de ce redoutable et fanatique guerrier, quede sa mère, si douce.

Cette révélation fut pour moi un coup violent,dont je n’oublierai jamais l’effet.

Il peut se faire que d’après la manière dontj’ai retracé ce récit, en appuyant sur les faits qui y ont quelqueimportance, et omettant ceux qui n’en ont pas, mes lecteurs aientdéjà deviné le projet qu’elle avait au cœur.

Quant à moi, je déclare solennellement quejusqu’au dernier moment je n’eus pas le plus léger soupçon de lavérité.

J’ignorais tout de la femme, dont je serraisamicalement la main et dont la voix charmait mon oreille.

Cependant, je crois aujourd’hui encore qu’elleétait vraiment bien disposée envers moi et qu’elle ne m’aurait faitaucun mal volontairement.

Voici comment se fit cette révélation.

Je crois avoir déjà dit qu’il se trouvait aumilieu des massifs une sorte d’abri, où j’avais l’habituded’étudier pendant la journée.

Un soir, vers dix heures, comme je rentraischez moi, je me rappelai que j’avais oublié dans cet abri un traitéde gynécologie, et comme je comptais travailler un couple d’heuresavant de me coucher, je me mis en route pour aller le chercher.

L’oncle Jérémie et les domestiques étaientdéjà au lit.

Aussi descendis-je sans faire de bruit, et jetournai doucement la clef dans la serrure de la porte d’entrée.

Une fois dehors, je traversai à grands pas lapelouse, pour gagner les massifs, reprendre mon bien et reveniraussi promptement que possible.

J’avais à peine franchi la petite grille debois, et j’étais à peine entré dans le jardin que j’entendis unbruit de voix.

Je me doutai bien que j’étais tombé sur une deces entrevues nocturnes que j’avais remarquées de ma fenêtre.

Ces voix étaient celles du secrétaire et de lagouvernante, et il était évident pour moi, d’après la directiond’où elles venaient, qu’ils étaient assis dans l’abri, et qu’ilscausaient sans se douter le moins du monde qu’il y eut untiers.

J’ai toujours regardé le fait d’écouter auxportes comme une preuve de bassesse, en quelque circonstance que cefût, et si curieux que je fusse de savoir ce qui se passait entreces deux personnes, j’allais tousser ou indiquer ma présence parquelque autre signal, quand j’entendis quelques mots prononcés parCopperthorne, qui m’arrêtèrent brusquement et mirent toutes mesfacultés en un état de désordre et d’horreur.

– On croira qu’il est mortd’apoplexie.

Tels furent les mots qui m’arrivèrentclairement, distinctement, dans la voix tranchante du secrétaire, àtravers l’air tranquille.

Je restai la respiration suspendue, à écouterde toutes mes oreilles.

Je ne songeais plus du tout à avertir de maprésence.

Quel était le crime que tramaient cesconspirateurs si dissemblables en cette belle nuit d’été ?

J’entendis le son grave et doux de la voix demiss Warrender, mais elle parlait si vite, si bas que je ne pusdistinguer les mots.

Son intonation me permettait de juger qu’elleétait sous l’influence d’une émotion profonde.

Je me rapprochai sur la pointe des pieds, entendant l’oreille pour saisir le plus léger bruit.

La lune n’était pas encore levée et il faisaittrès sombre sous les arbres.

Il y avait fort peu de chances pour que jefusse aperçu.

– Mangé son pain, vraiment ! disaitle secrétaire d’un ton de raillerie. D’ordinaire vous n’êtes pas sibégueule. Vous n’avez pas eu cette idée-là quand il s’agissait dela petite Ethel.

– J’étais folle ! j’étaisfolle ! cria-t-elle d’une voix brisée. J’avais beaucoup priéBouddha et la grande Bowhanee et il me semblait que dans ce paysd’infidèles, ce serait pour moi une grande et glorieuse action, simoi, une femme isolée, j’agissais suivant les enseignements de monnoble père. On n’admet qu’un petit nombre de femmes dans lesmystères de notre foi, et c’est uniquement le hasard qui m’a valucet honneur. Mais une fois que le chemin fut ouvert devant moi, j’ymarchai droit, et sans crainte, et dès ma quatorzième année, legrand gourou Ramdeen Singh déclara que je méritais de m’asseoir surle tapis du Trepounee avec les autres Bhuttotees. Oui, je le jurepar la hache sacrée, j’ai bien souffert en cette occasion, carqu’avait-elle fait, la pauvre petite, pour êtresacrifiée !

– Je m’imagine que votre repentir tientbeaucoup plus à ce que vous avez été surprise par moi qu’au côtémoral de l’affaire, dit Copperthorne, railleur. J’avais déjà conçudes soupçons, mais ce fut seulement en vous voyant surgir lemouchoir à la main que je fus certain d’avoir cet honneur,l’honneur d’être en présence d’une Princesse des Thugs. Une potenceanglaise serait une fin bien prosaïque pour une créature aussiromanesque.

– Et depuis vous vous êtes servi de votredécouverte pour tuer tout ce qu’il y a de vivant en moi, dit-elleavec amertume. Vous avez fait de mon existence un fardeau pourmoi.

– Un fardeau pour vous ! dit-ild’une voix altérée. Vous savez ce que j’éprouve à votre égard. Si,de temps à autre, je vous ai dirigée par la crainte d’unedénonciation, c’est uniquement parce que je vous ai trouvéeinsensible à l’influence plus douce de l’amour.

– L’amour ! s’écria-t-elle avecamertume. Comment aurais-je pu aimer l’homme qui me faisait sanscesse entrevoir la perspective d’une mort infâme ? Mais venonsau fait. Vous me promettez ma liberté sans restriction si je faisseulement pour vous cette chose ?

– Oui, répondit Copperthorne, vouspourrez partir quand vous voudrez dès que la chose sera faite.J’oublierai que je vous ai vue ici dans ces massifs.

– Vous le jurez ?

– Oui, je le jure.

– Je ferais n’importe quoi pour recouvrerma liberté, dit-elle.

– Nous n’aurons jamais autant de chancesde succès, s’écria Copperthorne. Le jeune Thurston est parti, etson ami dort profondément. Il est trop stupide pour se douter dequelque chose. Le testament est fait en ma faveur et, si le vieuxmeurt, il n’est pas un brin d’herbe, pas un grain de sable qui nem’appartienne ici.

– Pourquoi n’agissez-vous pas vous mêmealors ? demanda-t-elle.

– Ce n’est point dans ma manière, dit-il.En outre, je n’ai pas attrapé le tour de main. Ce roomal,c’est ainsi que vous appelez cela, ne laisse aucune trace. C’est cequi en fait l’avantage.

– C’est un acte infâme que d’assassinerson bienfaiteur.

– Mais c’est une grande chose que deservir Rowhanee, la déesse de l’assassinat. Je connais assez votrereligion pour savoir cela. Votre père ne le ferait-il pas, s’ilétait ici ?

– Mon père était le plus grand de tousles Borkas de Jublepore, dit-elle fièrement. Il a fait périr plusd’hommes qu’il n’y a de jours dans l’année.

– J’aurais bien donné mille livres pourne pas le rencontrer, dit Copperthorne en riant. Mais que diraitmaintenant Achmet Genghis Khan, s’il voyait sa fille hésiter enprésence d’une chance, aussi favorable pour servir les dieux ?Jusqu’à ce moment vous avez agi dans la perfection. Il a bien dûsourire en voyant la jeune âme de la petite Ethel voleter jusquedevant ce dieu ou cette goule de chez vous. Peut-être n’est-ce pasle premier sacrifice que vous ayez fait. Parlons un peu de la fillede ce brave négociant allemand. Ah ! je vois à votre figureque j’ai encore raison. Après avoir agi ainsi, vous avez tortd’hésiter maintenant qu’il n’y a plus aucun danger, et que toute latache nous sera rendue facile. En outre, cet acte vous délivrera del’existence que vous menez ici, et qui ne doit pas être des plusagréables, attendu que vous avez continuellement la corde au coupour ainsi dire. Si la chose doit se faire, qu’elle se fasse sur lechamp. Il pourrait refaire son testament d’un instant à l’autre,car il a de l’affection pour le jeune homme et il est aussichangeant qu’une girouette.

Il y eut un long silence, un silence siprofond qu’il me sembla entendre dans l’obscurité les battementsviolents de mon cœur.

– Quand la chose se fera-t-elle ?demanda-t-elle enfin.

– Pourquoi pas demain dans lanuit ?

– Comment parviendrai-je jusqu’àlui ?

– Je laisserai la porte ouverte, ditCopperthorne. Il a le sommeil lourd et je laisserai une veilleuseallumée pour que vous puissiez vous diriger.

– Et ensuite ?

– Ensuite vous rentrerez chez vous. Lematin, on découvrira que notre pauvre vieux maître est mort pendantson sommeil. On découvrira aussi qu’il a laissé tout ce qu’ilpossède en ce monde à son fidèle secrétaire, comme une faiblemarque de reconnaissance pour son dévouement au travail. Alorscomme on n’aura plus besoin des services de miss Warrender, ellesera libre de retourner dans sa chère patrie, où dans tout autrepays qui lui plaira. Elle pourra se sauver, si elle veut, avecM. John Lawrence, étudiant en médecine.

– Vous m’insultez, dit-elle aveccolère.

Puis, après un silence :

– Il faut que nous nous retrouvionsdemain soir avant que j’agisse.

– Pourquoi cela ?

– Parce que j’aurai peut-être besoin dequelques nouvelles instructions.

– Soit, eh bien, ici, à minuit,dit-il.

– Non, pas ici, c’est trop près de lamaison. Retrouvons-nous sous le grand chêne qui est au commencementde l’avenue.

– Où vous voudrez, répondit-il d’un tonbourru, mais rappelez-vous le bien, j’entends ne pas être avec vousau moment où vous ferez la chose.

– Je ne vous le demanderai pas, dit-elleavec dédain. Je crois que nous avons dit ce soir tout ce qu’ilfallait dire.

J’entendis le bruit que fit l’un d’eux en selevant, et, bien qu’ils eussent continué à causer, je ne m’arrêtaipas à en entendre plus long.

Je quittai furtivement ma cachette, pourtraverser la pelouse plongée dans l’obscurité, et je gagnai laporte, que je refermai derrière moi.

Ce fut seulement quand je fus rentré chez moi,quand je me laissai aller dans mon fauteuil, que je me trouvai enétat de remettre quelque ordre dans mes penses bouleversées et desonger au terrible entretien que j’aurais écouté.

Cette nuit-là, pendant de longues heures, jerestai immobile, méditant sur chacune des paroles entendues, etm’efforçant de combiner un plan d’action pour l’avenir.

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