Nouveaux Mystères et aventures

Chapitre 3

 

Il y avait chez les habitants de l’Écluse deHarvey un rude sentiment d’individualité, grâce auquel chacunsupportait à lui seul le poids de ses mésaventures et sympathisaitfort peu avec celles de son prochain.

Ce qui prédominait chez les deux hommes,c’était uniquement la curiosité pendant qu’ils regardaient leslanternes se balancer, s’agiter à mesure qu’elles se rapprochaientsur les détours de la route.

– S’il n’arrive pas à se rendre maîtred’eux avant qu’ils atteignent le gué, c’est un homme flambé,remarqua Abe Durton, avec résignation.

Une accalmie soudaine se fit dans le morneruissellement de la pluie.

Elle ne dura qu’un moment, mais en cemoment-là, le vent apporta un long cri qui fit tressaillir les deuxhommes, qui leur fit échanger un regard puis les lança à toutesjambes sur la pente raide qui descendait vers la route.

– Une femme, par le ciel ! fit Abe,d’une voix haletante, en franchissant d’un bond, dans sa hâtetéméraire, la fosse d’une mine.

Morgan était le plus léger et le plus agiledes deux.

Il eut bientôt devancé son athlétiquecompagnon.

Une minute plus tard, il était debout,haletant, la tête nue, dans la vase qui couvrait la route molle etdétrempée, pendant que son associé descendait encore à grand-peinela pente très raide.

La voiture était presque sur lui à cemoment.

Il distinguait aisément, à la lumière deslanternes, le cheval australien au corps efflanqué, qui, terrifiépar l’orage et le bruit qu’il faisait lui-même, se dirigeait à uneallure folle vers le gué.

L’homme, qui conduisait vit sans doute devantlui la figure pâle et résolue de celui qui était debout sur laroute, car il hurla quelques mots d’avertissement et fit un effortsuprême pour retenir la bête.

Il y eut un cri, un juron, un bruit decraquement, et Abe, accourant en bas, vit un cheval emporté audernier degré de fureur, qui se dressait avec rage, soulevant uncorps svelte suspendu à la bride.

Le Patron, avec cette rapide intuition quiavait fait de lui, en son temps, le meilleur joueur de cricket,avait saisi la bride juste au-dessous du mors et s’y étaitcramponné avec une muette concentration de force.

Une fois, il fut projeté sur le sol par unchoc violent et sourd, pendant que le cheval portait brusquement latête en avant, avec un renâclement de triomphe, mais ce futseulement pour s’apercevoir que l’homme, étendu à terre sous sessabots de devant, maintenait son étreinte impitoyable.

– Tenez-le, « Les Os », dit-ilà un homme de haute taille qui se précipitait sur la route, etsaisissait l’autre bride.

– Très bien, mon vieux, je letiens !

Et le cheval, effrayé à la vue d’un nouvelassaillant, ne bougea plus, et resta tout frissonnantd’épouvante.

– Levez-vous, Patron, il n’y a plus dedanger à présent.

Mais le pauvre patron restait étendu,gémissant, dans la boue.

– Je ne peux pas, « Les Os »,dit-il, avec une certaine vibration dans la voix, comme celle de lasouffrance. Il y a quelque chose qui ne va pas, mon vieux, mais nefaites pas de bruit. Ce n’est que le contrecoup. Donnez-moi un coupde main.

Abe se pencha tendrement sur son compagnongisant.

Il put voir qu’il était très pâle et respiraitdifficilement.

– Du courage, Patron, murmura-t-il.Hallo ! mes étoiles !

Les deux dernières exclamations jaillirent dela poitrine du brave mineur comme si elles en étaient chassées parune force irrésistible, et tel fut son ébahissement qu’il recula dedeux pas.

Là, de l’autre côté de l’homme à terre, à demienveloppée de ténèbres, se dressait une forme qui, pour l’âmesimple d’Abe, apparut comme la plus belle vision qui se fût jamaismontrée sur terre.

Pour des yeux, qui n’ont été accoutumés à sereposer sur rien de plus captivant que les figures rougeaudes etles barbes en broussailles des mineurs de l’Écluse, il semblait quecette créature si blanche, si délicate ne put être qu’une passagèrevenue de quelque monde plus beau.

Abe la contempla avec un respect pleind’admiration, au point d’en oublier un moment son ami qui gisaitcontusionné sur le sol.

– Oh ! papa, dit l’apparition d’unevoix fort émue, il est blessé, le gentleman est blessé.

Et avec un geste rapide de sympathie féminine,elle se pencha sur le corps gisant du patron Morgan.

– Tiens, mais c’est Abe Durton et sonassocié, dit le conducteur du buggy, en s’avançant, ce qui fitreconnaître la figure grisonnante de M. Joshua Sinclair,l’essayeur des mines. Je ne sais comment vous remercier, les gars.Cet infernal animal a pris le mors aux dents, et j’ai vu le momentoù il me fallait jeter Carrie par-dessus bord et risquer ensuite lamême chance.

– Cela va bien, reprit-il en voyantMorgan se remettre debout tout chancelant. Pas trop de mal,j’espère ?

– Maintenant, je suis en état de remonterjusqu’à la cabane, dit le jeune homme en s’appuyant à l’épaule deson associé. Comment ferez-vous pour conduire miss Sinclair chezelle ?

– Oh ! nous pouvons faire le trajetà pied, dit la jeune personne, qui secoua les dernières traces desa peur avec toute l’élasticité de son âge.

– Nous pouvons remonter en voiture etsuivre la route en contournant la rive de manière à écarter lepassage à gué, dit son père. Le cheval a l’air tout à fait calmé àprésent, et vous n’avez plus rien à en craindre, Carrie. J’espèreque nous vous verrons tous les deux à la maison. Ni elle, ni moi,nous ne pourrons oublier l’événement de cette nuit.

Miss Carrie ne dit rien, mais elle trouvamoyen de jeter un petit coup d’œil timide, plein de reconnaissancesous ses longs cils, un de ces coups d’œil qui eussent rendul’honnête Abe capable d’arrêter une locomotive.

Puis on cria joyeusement bonne nuit. Le fouetclaqua et le buggy disparut à grand bruit dans l’obscurité.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer