Nouveaux Mystères et aventures

Chapitre 9

 

Cette nuit-là a laissé un long souvenir àl’Écluse de Harvey.

Une brise capricieuse descendait des montagneslointaines, en gémissant et soupirant sur les claims déserts.

Des nuages noirs passaient rapidement sur lalune, jetant leur ombre sur le paysage terrestre et ensuitelaissant reparaître la lueur argentée, froide, claire, sur lapetite vallée, baignant d’une lumière étrange, mystérieuse, lavaste étendue de la Brousse qui se développait des deux côtés.

Une grande solitude semblait reposer sur laface de la Nature.

Les gens se rappelèrent plus tard cetteatmosphère fantastique, magique, qui enveloppait la petiteville.

Il faisait très noir, quand Abe quitta sapetite cabane.

Son associé, le patron Morgan, était encoreabsent, resté dans la brousse, de sorte qu’à part la toujoursvigilante Blinky, il n’y avait pas un être vivant qui pût épier sesallées et venues.

Il éprouvait une douce surprise, en son âmesimple, à songer que les doigts mignons de son ange avaient putracer ces grands hiéroglyphes alignés, mais le nom était au bas,et cela lui suffisait.

Elle le demandait. Peu importaitpourquoi ; et ce rude mineur partait à l’appel de son amour,avec l’héroïsme d’un chevalier errant.

Il gravit tant bien que mal la route montanteet tortueuse qui conduisait à la villa des Azalées.

Un petit massif d’arbrisseaux et de buisson sedressait à environ cinquante yards de l’entrée du jardin.

Abe s’y arrêta un instant pour reprendre saprésence d’esprit.

Il était à peine minuit et il n’avait devantlui que quelques minutes. Il s’assit sous leur voûte sombre et épiala maison blanche qui se dessinait vaguement devant lui.

C’était une maisonnette bien simple aux yeuxd’un prosaïque mortel, mais elle était enveloppée, pour ceux del’amoureux, d’une atmosphère de respect et de vénération.

Le mineur, après cette station à l’ombre desarbres, se dirigea vers la porte du jardin.

Il n’y avait personne.

Évidemment il était venu un peu trop tôt.

À ce moment, la lune brillait de tout sonéclat et l’on voyait les environs aussi clairement qu’en pleinjour. Abe regarda de l’autre côté de la petite villa et vit laroute, qui apparaissait comme une ligne blanche et tortueuse,jusqu’au sommet de la côte.

Si quelqu’un s’était trouvé là pour l’épier,il eût pu voir sa carrure d’athlète se dessiner nettement, encontour précis.

Alors il eut un mouvement brusque, comme s’ilvenait de recevoir une balle, et il chancela, s’appuya à la petiteporte qui se trouvait près de lui.

Il avait vu une chose qui fit pâlir encore safigure tannée par le soleil, et déjà pâlie à la pensée de la jeunefille qui était si près de lui.

À l’endroit même où la route faisait unecourbe, et à moins de deux cents yards de distance, il voyait unemasse noire se mouvant sur la courbe et perdue dans l’ombre de lacolline.

Cela ne dura qu’un moment, mais ce momentsuffit à son coup d’œil exercé de forestier, à sa rapidité deperception, pour se rendre compte de la situation dans tous sesdétails.

C’était une troupe de cavaliers qui sedirigeaient vers la villa, et quels pouvaient être ces cavaliersnocturnes, sinon les gens qui terrifiaient le pays forestier, lesredoutés coureurs de la Brousse.

Abe était, il faut le dire, d’une intelligencelente et se mouvait lourdement dans les circonstancesordinaires.

Mais à l’heure du danger, il était aussiremarquable par son sang-froid et sa résolution que par sapromptitude à agir d’une manière décisive.

Tout en s’avançant à travers le jardin, ilcalcula les chances qu’il avait contre lui.

Selon l’évaluation la plus modérée, il avaitune demi-douzaine d’adversaires, tous gens déterminés à tout et neredoutant rien.

Il s’agissait de savoir s’il pourrait lestenir pendant un instant en échec et les empêcher de pénétrer parforce dans la maison.

Nous avons déjà dit que des sentinellesavaient été postées dans la rue principale de la ville. Abe se ditqu’il arriverait de l’aide moins de dix minutes après le premiercoup de feu.

S’il s’était trouvé dans l’intérieur de lamaison, il aurait été sûr de tenir bon plus longtemps que cela.Mais les coureurs de la Brousse arriveraient sur lui avant qu’ileût pu réveiller les habitants endormis et se faire ouvrir.

Il devait se résigner à faire de sonmieux.

En tout cas, il prouverait à Carrie que s’ilne savait pas lui parler, il était du moins capable de mourir pourelle.

Cette idée fit passer en lui une vraie flammede plaisir, pendant qu’il rampait dans l’ombre de la maison.

Il arma son révolver : l’expérience luiavait appris l’avantage d’être le premier à tirer.

La route par laquelle arrivaient les coureursde la Brousse aboutissait à une porte de bois donnant sur le hautdu petit jardin de l’essayeur.

Cette porte était flanquée à gauche et àdroite d’une haute haie d’acacia, et s’ouvrait sur une courte alléebordée également d’une muraille infranchissable d’arbustesépineux.

Abe connaissait parfaitement la dispositiondes lieux.

À son avis, un homme résolu pouvait barrer lepassage pendant quelques minutes, jusqu’au moment où lesassaillants se feraient jour par quelque autre endroit et leprendraient par derrière.

En tout cas, c’était sa chance la plusfavorable.

Il passa devant la porte de la façade, maiss’abstint de donner l’alarme.

Sinclair était un homme assez avancé en âge etne pouvait lui être bien utile dans un combat désespéré comme celuiauquel il s’attendait, et l’apparition de lumières dans la maisonavertirait les brigands de la résistance qu’on se préparait à leurfaire.

Ah ! que n’avait-il auprès de lui sonassocié, le patron, Chicago Bill, n’importe lequel des vaillantshommes qui auraient accouru à son appel et se seraient rangés à sescôtés en une pareille lutte !

Il fit demi-tour dans l’étroite allée.

Voici la porte de bois qu’il connaissait trèsbien, et là-haut, perché sur la traverse, un homme, dans uneattitude languissante, balançait ses jambes, et épiait sur la routequi s’étendait devant lui ; c’était master John Morgan,celui-là même qu’Abe appelait du plus profond de son cœur.

Le temps manquait pour de longuesexplications.

En quelques mots hâtifs, le patron dit qu’enrevenant de sa petite excursion, il avait croisé les coureurs de laBrousse partis à cheval pour leur expédition ténébreuse.

Il avait surpris des propos qui lui avaientfait connaître le but.

En courant à toutes jambes, et grâce à saconnaissance du pays, il était parvenu à les devancer.

– Pas le temps de donner l’alarme,expliqua-t-il, tout haletant de son récent effort, il faut lesarrêter nous-mêmes. Pas venu pour faire le galant… venu pour votrejeune fille… N’arriveront que par-dessus nos corps, « LesOs ».

Et après ces quelques mots jetés d’une voixentrecoupée, ces deux amis si étrangement assortis se donnèrent unepoignée de main, échangèrent un regard de profonde affectionpendant que la brise parfumée des bois leur apportait le bruit despas des chevaux.

Il y avait six brigands en tout.

L’un d’eux, qui paraissait être le chef,marchait en avant.

Les autres venaient derrière, formant ungroupe.

Arrivés devant la maison, ils mirent leurschevaux à l’attache à un petit arbre, après quelques mots dits àvoix basse par leur capitaine, et, s’avancèrent avec assurance versla porte.

Le patron Morgan et Abe étaient accroupis dansl’ombre de la haie, tout au bout de l’allée.

Ils étaient invisibles pour les bandits, quiévidemment s’attendaient à ne rencontrer qu’une faible résistancedans cette maison isolée.

Comme l’homme de tête, qui s’était avancé, setournait à moitié pour donner un ordre à ses camarades, les deuxamis reconnurent le profil dur et la grosse moustache de Fergusonle Noir, le prétendant refusé par miss Carrie Sinclair.

L’honnête Abe jura mentalement que celui-là dumoins n’arriverait pas vivant jusqu’à la porte.

Le bandit s’avança jusqu’à cette porte et mitla main sur le loquet.

Il sursauta en entendant une voix de stentorcrier : « Arrière » du milieu des buissons.

En guerre, comme en amour, le mineur étaithomme peu bavard.

– On ne passe pas par ici, expliqua uneautre voix au timbre d’une tristesse et d’une douceur infinie,ainsi qu’elle l’était toujours quand son possesseur avait le diabledans le corps.

Le coureur de la Brousse reconnut cettevoix : il se rappelait l’allocution prononcée d’une voix molleet languissante qu’il avait entendue dans la salle de billard desArmes de Buckhurst, allocution qui s’était terminée comme suit.

Le doux orateur s’était adossé à la porte,avait sorti un révolver et avait demandé à voir le filou qui auraitl’audace de se frayer un passage.

– C’est ce maudit imbécile de Durton, etson ami à la face blanche, dit-il.

Ces deux noms étaient fort connus à laronde.

Mais les coureurs de la Brousse étaient deshommes téméraires et décidés à tout.

Ils avancèrent en masse jusqu’à la porte.

– Débarrassez le passage, dit leur chefd’un ton farouche, à demi-voix, vous ne pouvez sauver lademoiselle. Allez-vous en sans une balle dans la peau, puisqu’onvous en laisse la chance.

Les associés répondirent par leur rire.

– Alors au diable ! avancez.

La porte s’ouvrit largement et la troupe tiraune salve tout en poussant et fit un effort énergique pour pénétrerdans l’allée sablée.

Les revolvers firent un bruit joyeux dans lesilence de la nuit entre les buissons, à l’autre bout.

Il était malaisé de tirer avec justesse dansles ténèbres.

Le second homme fit un bond convulsif en l’airet tomba la face en avant, les bras étendus. Il se torditaffreusement au clair de lune.

Le troisième fut touché à la jambe ets’arrêta.

Les autres en firent autant, par espritd’imitation.

Après tout, la demoiselle n’était pas pour euxet ils mettaient peu d’entrain à la besogne.

Leur capitaine s’élança furieusement en avant,comme un courageux bandit qu’il était, mais il fut accueilli par uncoup formidable que lui porta Abe, avec la crosse de son pistolet,coup lancé avec une telle violence qu’il recula en chancelant parmises compagnons, le sang ruisselant de sa mâchoire brisée, mis horsd’état de lancer un juron au moment même où il en sentait le besoinle plus urgent.

– Ne partez pas encore, dit la voixpartant des ténèbres.

Mais ils n’avaient nullement l’intention departir tout de suite.

Quelques minutes devaient s’écouler, ils lesavaient, avant qu’ils eussent sur eux les gens de l’Écluse deHarvey.

Ils avaient encore le temps d’enfoncer laporte s’ils pouvaient venir à bout des défenseurs.

Ce que redoutait Abe se réalisa.

Ferguson le Noir connaissait la maison aussibien que lui.

Il courut de toute sa vitesse le long de lahaie. Les cinq hommes s’y frayaient passage à grand bruit partoutoù il paraissait y avoir une ouverture.

Les deux amis échangèrent un regard.

Leur flanc était tourné. Ils restèrent là,pareils à des gens qui connaissent le sort qui les attend et necraignent pas de l’affronter.

Il y eut une mêlée furieuse de corps noirs auclair de lune, pendant qu’éclatait un cri sonore d’encouragementlancé par des voix connues.

Les farceurs de l’Écluse de Harvey setrouvaient en présence d’une situation bien plus extraordinaire quela mystification à laquelle ils venaient assister.

Les associés virent près d’eux des figuresamies, Shamees, Struggles, Mac Coy.

Il y eut une reprise désespérée, un corps àcorps décisif, un nuage de fumée d’où partaient des coups de feu,des jurons farouches et, quand il se dissipa, on vit une ombrenoire s’enfuir toute seule pour sauver sa vie, en franchissantl’ouverture de la haie.

C’était le seul des coureurs de la Brousse quifût resté debout.

Mais les vainqueurs ne jetèrent aucun cri detriomphe.

Un silence étrange régna parmi eux, suivi d’unmurmure compatissant, car en travers du seuil qu’il avait défendusi vaillamment, gisait le pauvre Abe, l’homme au cœur loyal etsimple.

Il respirait péniblement, car une balle luiavait traversé les poumons.

On le porta dans la maison, avec tous lesménagements dont étaient capables ces rudes mineurs.

Il y avait là, j’en suis sûr, des hommes quiauraient voulu avoir reçu sa blessure, s’ils avaient pu ainsigagner l’amour de cette jeune fille vêtue de blanc qui se penchaitsur le lit taché de sang, et lui disait à demi-voix des paroles sidouces et si tendres.

Cette voix parut le ranimer.

Il ouvrit ses yeux bleus, au regard de rêve,et les promena autour de lui : ils se portèrent sur cettefigure.

– Perdu la partie, murmura-t-il, pardon,Carrie, morib…

Et, avec un sourire languissant, il se laissaaller sur l’oreiller.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer