Chapitre 30
En effet, le Lion Noir était si loin,et il fallait tant de temps pour y arriver, que, malgré les fortesprésomptions que Dolly trouvait en elle-même de la réalité desderniers événements, dont les effets étaient bien visibles, elle nepouvait pas se débarrasser de l’idée que ce ne pouvait être qu’unrêve qui durait toute la nuit. Elle se défiait de ses yeux et deses oreilles, même quand elle vit, à la fin des fins, la voitures’arrêter au Lion Noir, l’hôte de cette taverne approcherà la lueur éclatante d’une prodigalité de flambeaux, pour les aiderà descendre, et leur souhaiter une cordiale bienvenue.
Ce n’est pas le tout : à la portière dela voiture, l’un d’un côté, l’autre de l’autre, étaient déjàÉdouard Chester et Joe Willet : il fallait qu’ils fussentvenus par derrière dans une autre voiture, procédé si étrange, sibizarre, si inexplicable, que Dolly n’en était que plus disposée àse bercer de l’idée qu’elle dormait de plus en plus profondément.Mais quand M. Willet apparut aussi… le vieux John lui-même…avec sa grosse caboche têtue et son double menton si copieux quel’imagination la plus téméraire, dans ses conceptions les plusextravagantes, n’aurait jamais rêvé un menton avec de si vastesproportions… alors elle reconnut son erreur, et fut bien obligé des’avouer qu’elle était, ma foi ! bien éveillée.
Et Joe, qui n’avait plus qu’un bras !…Joe, ce joli garçon si bien tourné, si bel homme ! Quand Dollyjeta un regard de son côté, et qu’elle pensa au mal qu’il avait dûsouffrir, aux pays lointains où il était allé se perdre, et qu’ellese demanda qui est-ce qui avait été sa garde-malade, souhaitantdans son cœur que cette femme, quelle qu’elle fût, l’eût soignéavec autant de bonté et de ménagement qu’elle l’eût fait elle-même,les larmes montèrent à ses beaux yeux, une par une, petit à petit,si bien qu’elle ne put plus les retenir, et se mit à pleurer devanttout le monde, comme une Madeleine.
« Nous voilà tous maintenant, Dolly, luidit son père avec douceur ; nous ne serons plus séparés ;courage, ma chérie, courage ! »
La femme du serrurier devinait peut-être mieuxque lui la cause du chagrin de sa fille. Mais Mme Vardenn’était plus du tout la même femme ; c’était toujours celaqu’on devait à l’émeute : elle joignit donc aussi sesconsolations à celles de son mari, et adressa à sa fille desreprésentations amicales du même genre.
« Peut-être bien, dit M. Willetsenior, en regardant la compagnie à la ronde, peut-être bienqu’elle a faim. Ça doit être ça, soyez-en sûrs… c’est commemoi. »
Le Lion noir qui, à l’exemple du vieux John,avait prolongé l’attente du souper : au delà de tout délairaisonnable et tolérable, applaudit à cet amendement comme à ladécouverte philosophique la plus profonde et la plus fine à lafois ; et, comme la table était toute servie, on se mit ausouper à l’instant même.
La conversation ne fut pas des plus animées,et il y avait bien quelques convives qui n’avaient pas un grosappétit. Mais le vieux John ne laissa languir ni l’un ni l’autre,et, si quelqu’un eut ce double tort, il fut bien réparé par levieux John, qui ne s’était jamais tant distingué.
Ce n’est pas que M. Willet soutint uneconversation bien suivie ; ce n’est pas par là qu’il brilla ausouper ; il n’avait pas là un seul de seul de ses vieuxcamarades d’enfance à « asticoter » et il n’osait trops’y risquer avec Joe : il avait à son égard quelque vaguepressentiment que ce gaillard-là, au premier mot qui ne luiplairait pas, flanquerait par terre le Lion noir et s’en irait toutdroit en Chine, ou dans quelque autre région lointaine égalementinconnue, pour le restant de ses jours, ou au moins jusqu’à cequ’il se fût débarrassé du bras qui lui restait et de ses deuxjambes, peut-être même d’un œil ou de quelque chose comme çapar-dessus le marché. Le beau de la conversation de M. Willet,c’était une espèce de pantomime dont il animait chaque intervallede silence, et qui faisait dire au Lion noir, son ami intime depuislongues années, qu’il ne l’avait jamais vu comme ça, et qu’ildépassait l’attente et l’admiration de ses amis les plusémerveillés de son esprit.
Le sujet qui occupait toutes les méditationsde M. Willet et qui occasionnait ces démonstrations mimiques,n’était autre que le changement corporel qu’avait subi sonfils ; il n’avait jamais pu prendre sur lui d’y croire et des’en rendre raison. Peu de temps après leur première entrevue, ons’était aperçu qu’il s’en était allé, d’un air égaré, dans un étatde grande perplexité, tout droit à la cuisine, dirigeant son regardsur le feu de l’âtre, comme pour consulter son conseiller ordinaireen matières de doute et dans les cas embarrassants. Seulement,comme il n’y avait pas de chaudron au Lion noir, et que le sienavait été si bien arrangé par les insurgés, qu’il était tout à faithors de service, il sortit encore d’un air égaré, dans uneffroyable gâchis de confusion morale, et dans son incertitude ilavait recours aux moyens les plus étranges pour dissiper sesdoutes : par exemple, d’aller tâter la manche de Joe, commes’il croyait que le bras de son fils était peut-être caché dedans,ou de regarder ses propres bras et ceux de tous les autresassistants, comme pour s’assurer que c’était bien deux, et non pasun, qui étaient le lot ordinaire de chacun, ou de rester assis uneheure de suite dans une méditation profonde, comme s’il essayait dese remettre en mémoire l’image de Joe quand il était plus jeune, etde se rappeler si c’était réellement un bras qu’il avait dans cetemps-là, ou s’il avait bien la paire ; enfin de se donner unefoule d’occupations et d’imaginer une foule de vérifications dumême genre.
Se voyant donc, au souper, entouré de visagesqu’il avait si bien connus dans son vieux temps, M. Willetreprit son sujet avec une nouvelle vigueur : on voyait qu’ilétait décidé à savoir le fin mot aujourd’hui ou jamais. Tantôt,après avoir mangé deux ou trois bouchées, il déposait sa fourchetteet son couteau, pour regarder fixement son fils de toute sa force,surtout du côté mutilé. Puis il promenait ses yeux tout autour dela table, jusqu’à ce qu’il eût rencontré ceux de quelque convive,et alors il remuait la tête avec une grande solennité, se donnaitune petite tape sur l’épaule, clignait de l’œil, pour ainsi dire,car un clin d’œil n’était pas chez lui synonyme d’un mouvementrapide : il y mettait le temps ; il serait plus exact dedire qu’il se mettait à dormir d’un œil pendant une minute ou deux.Puis il donnait encore à sa tête une secousse solennelle, reprenaitson couteau et sa fourchette, et se remettait à manger. Tantôt ilportait à sa bouche un morceau d’un air distrait, et, concentrantsur Joe toutes ses facultés, le regardait, dans un transport destupéfaction, couper sa viande d’une seule main, jusqu’à ce qu’ilfut rappelé à lui par des symptômes d’étouffement qui finissaientpar lui rendre sa connaissance. D’autres fois, il imaginait unefoule de petits détours, comme de lui demander le sel, ou lepoivre, ou le vinaigre, ou la moutarde, tout ce qu’il voyait ducôté mutilé, et observait comment son fils faisait pour lui passerce qu’il lui avait demandé. À force de répéter ces expériences, ilfinit par se donner pleine satisfaction et se convaincre si bien,qu’après un intervalle de silence plus long que tous lesprécédents, il remit sa fourchette et son couteau aux deux côtés deson assiette, but une bonne gorgée au pot d’étain qu’il avait prèsde lui (toujours sans perdre Joe de vue), et se renversant sur ledos de sa chaise avec un gros soupir, dit en regardant les convivesà la ronde :
« C’est coupé.
– Par saint Georges ! dit de soncôté le Lion noir en frappant sa main contre la table, il a trouvéça.
– Oui, monsieur, reprit M. Willet,de l’air d’un bomme qui sentait qu’il avait bien gagné lecompliment qu’on faisait de sa sagacité, et qu’il le méritait. Ondira ce qu’on voudra ; c’est coupé.
– Racontez-lui donc où ça vous estarrivé, dit le Lion noir à Joe.
– À la défense de la Savannah, monpère.
– À la défense de la Savaigne, répétaM. Willet tout bas, en jetant encore un regard autour de latable.
– En Amérique, dans le pays qui est enguerre, dit Joe.
– En Amérique, dans le pays qui est enguerre, répéta M. Willet. On l’a coupé à la défense de laSavaigne en Amérique, dans le pays qui est en guerre. » Aprèsavoir continué de se répéter en lui-même ces paroles à voix basse(notez que c’était bien la cinquantième fois qu’on lui avait déjàdonné auparavant ce renseignement dans les mêmes termes),M. Willet se leva de table, tourna autour de Joe, lui tâta samanche tout du long, depuis le poignet jusqu’au moignon, lui donnaune poignée de main, alluma sa pipe, en tira une bonne bouffée, sedirigea vers la porte, se retourna quand il y fut, se frotta l’œilgauche avec le dos de son index, et dit d’une voixdéfaillante : « Mon fils a eu le bras… coupé… à ladéfense de la… Savaigne… en Amérique… dans le pays qui est enguerre. » Là-dessus, il se retira pour ne plus revenir detoute la nuit.
Au reste, sous un prétexte ou sous un autre,chacun en fit autant à son tour, excepté Dolly qu’on laissa làtoute seule, assise sur sa chaise. Elle était bien soulagée de setrouver seule, pour pleurer tout son content, quand elle entenditau bout du corridor la voix de Joe qui souhaitait bonne nuit àquelqu’un. Elle l’entendit encore marcher dans le corridor etpasser devant la porte ; seulement sa marche trahissaitquelque hésitation. Il revint sur ses pas… comme le cœur de Dollyse mit à battre !… et regarda dans la chambre.
« Bonne nuit !… » Il n’ajoutapas : « Dolly ; » mais c’est égal, elle étaitbien aise qu’il n’eût pas dit non plus : « MademoiselleVarden.
– Bonne nuit ! sanglota Dolly.
– Je suis bien fâché de vous voir encoresi affectée de choses qui sont maintenant passées pour toujours,dit Joe avec bonté. Ne pleurez donc pas. Je n’ai pas le courage devous voir si triste. Voyons ! n’y pensez plus. Vous voilàmaintenant sauvée et heureuse. »
Dolly n’en pleurait que de plus belle.
« Vous avez dû bien souffrir pendant cepeu de jours… et pourtant je ne vous trouve point du tout changée,si ce n’est peut-être en bien. On m’avait dit que vous étiezchangée ; mais moi, je ne vois pas ça. Vous étiez… vous étiezdéjà très jolie, mais vous voilà plus jolie que jamais. C’est vraicomme je vous le dis. Vous ne pouvez pas m’en vouloir de vous fairece compliment ; car enfin, vous le savez bien vous-même, et cen’est pas d’aujourd’hui qu’on vous l’a dit, bien sûr. »
La vérité est que Dolly le savait bien, et quece n’était pas la première fois qu’elle se l’entendait dire ;loin de là. Mais il y avait des années qu’elle avait reconnu que lecarrossier n’était qu’un âne bâté ; et, soit qu’elle eût peurde faire la même découverte chez les autres, ou que, à forced’entendre, elle se fût blasée en général sur les compliments, ilest sûr et certain que, tout en pleurant bien fort, elle se sentaitplus flattée de celui-là, dans ce moment, qu’elle ne l’avait jamaisété de tout autre auparavant.
« Je bénirai votre nom, dit en sanglotantla bonne petite fille du serrurier, tant que je vivrai. Je nel’entendrai jamais sans me sentir briser le cœur. Je ne l’oublieraijamais dans mes prières, soir et matin, jusqu’à la fin de mesjours !
– Vraiment ? fit Joe avecvivacité : est-ce bien vrai ? cela me rend… vous nesauriez croire comme cela me rend heureux et fier de vous entendredire de ces choses-là. »
Dolly sanglotait toujours en tenant sonmouchoir devant ses yeux ; et Joe restait toujours là debout,à la regarder.
« Votre voix, dit-il, me reporte avectant de plaisir à mon bon vieux temps, que, pour le moment, il mesemble comme si cette soirée… je peux bien en parler, n’est-ce pas,maintenant, de cette soirée-là… comme si cette soirée était encorelà, et qu’il ne fût rien arrivé dans l’intervalle. J’ai oubliétoutes les peines que j’ai endurées depuis, et il me semble quec’est hier que j’ai rossé ce pauvre Tom Cobb, et que je suis venuvous voir, mon paquet sur l’épaule, avant de décamper… Vousrappelez-vous ? »
Si elle se rappelait ! mais elle ne ditmot ; elle leva seulement les yeux un petit instant. Ce ne futqu’un coup d’œil, un petit coup d’œil timide et larmoyant, mais quifit garder à Joe le silence… bien longtemps.
« Bah ! finit-il par direrésolument, il fallait que ça arrivât comme c’est arrivé. Je suisdonc allé bien loin me battre tout l’été, et me geler tout l’hiver,depuis ce temps-là. Me voilà revenu, la bourse aussi vide qu’enpartant, et estropié par-dessus le marché. Mais voyez-vous, Dolly,c’est égal ; j’aimerais mieux encore avoir perdu l’autre bras…j’aimerais mieux avoir perdu ma tête… que d’être revenu pour vousvoir morte, et non pas telle que je me figurais toujours vous voir,telle que je n’ai pas cessé d’espérer et de souhaiter vousretrouver. Ainsi, au bout du compte, Dieu soitloué ! »
Ah ! comme la petite coquette d’il y acinq ans était devenue sensible depuis ce temps-là ! Elleavait fini par se trouver un cœur. C’est parce qu’elle n’enconnaissait pas tout le prix, qu’elle avait tant méconnu le prix ducœur de Joe, mais à présent elle ne l’aurait pas donné pour toutl’or du monde.
« N’ai-je pas eu autrefois, dit Joe avecson ton de franchise un peu brusque, l’idée que je pourrais revenirriche et me marier avec vous ? Mais dans ce temps-là j’étaisun enfant, et il y a longtemps que je ne suis plus si bête. Je saisbien que je ne suis qu’un pauvre soldat licencié et mutilé, tropheureux maintenant de traîner son existence comme il pourra.Pourtant, là ! vrai ! même à présent, je ne peux pas direque ça me fera plaisir de vous voir mariée, Dolly ; mais c’estégal, je suis content… Oui, je le suis, et je suis bien aise del’être… en songeant que vous êtes admirée et courtisée, et que vouspouvez, quand vous voudrez, choisir à votre goût un homme pour vousrendre heureuse. C’est une consolation pour moi de savoir que vousparlerez quelquefois de moi à votre mari ; et je ne désespèrepas d’en arriver un jour à l’aimer, à lui donner une bonne poignéede main, à venir vous voir quelquefois, comme un pauvre ami quivous a connue petite fille. Que Dieu vous bénisse ! »
Sa main tremblait ; mais, avec tout ça,il sut bien la contenir, et quitta Dolly.
